Les invincibles — Alice Diop et Christiane Taubira

C’est Alice Diop qui a eu l’idée de cette rencontre : la cinéaste de 42 ans rêvait de dialoguer avec l’ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira, âgée de 69 ans. De loin, les deux femmes nour­ris­saient une admi­ra­tion et une affection réci­proques. Femmes noires dans une société où le racisme s’exprime sans fard, elles ont en partage l’expérience de la violence subie et l’art d’y résister. Grâce à la lit­té­ra­ture, au cinéma, à l’amitié, ainsi qu’à une réflexion puissante et sensible sur les legs de l’Histoire, elles ouvrent d’autres ima­gi­naires émancipateurs.
Publié le 12 novembre 2021

Christiane Taubira, qu’est ce que le travail d’Alice Diop vous inspire ?

CHRISTIANE TAUBIRA Ce que je ressens lorsque je regarde ses images, lorsque je l’entends, lorsque je lis ce qu’elle déclare, c’est de l’admiration et de la gratitude. Alice symbolise cette géné­ra­tion qui ouvre son chemin : elle pose ses questions, bouscule les choses.

Je l’aime d’affection parce que c’est une belle jeune femme, parce qu’elle assume d’exister dans l’espace public. Elle ne courbe pas l’échine, elle ne s’étonne pas d’être reconnue, d’être admirée. Et ça, c’est une assurance qui est abso­lu­ment for­mi­dable.ALICE DIOP Merci, ça me touche beaucoup.

En 2001, la loi Taubira reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité. Alice Diop, qu’est-ce que la figure de Christiane Taubira, alors députée et rap­por­teuse de la loi à l’Assemblée nationale, a repré­sen­té pour la jeune adulte que vous étiez ?

ALICE DIOP Je crois qu’il n’y a pas une seule femme noire française qui ne vous considère pas comme son héroïne, Christiane Taubira. Moi, vous êtes mon héroïne ! Je vous ai toujours consi­dé­rée comme une mère, même si on ne s’était jamais rencontrées.

Cette légi­ti­mi­té dont vous parlez, il m’a fallu des années d’analyse pour l’acquérir, pour arriver à conso­li­der à l’intérieur de moi-même une force et une déter­mi­na­tion me per­met­tant de supporter les violences, les attaques que l’on subit lorsque l’on naît femme noire dans cette société-là. J’ai grandi dans un quartier populaire, mon père était ouvrier, ma mère femme de ménage. J’étais très jeune quand ils sont morts. Toute mon éducation intel­lec­tuelle et politique, je suis d’abord allée la chercher du côté des Amériques, nourrie par la pensée de James Baldwin, de Maya Angelou, portée par la puissance de Nina Simone. Il y a eu aussi des figures d’intellectuels tels que Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor. Mais vous, Christiane, vous incarniez la figure d’une femme noire qui parlait depuis les Antilles et également à partir de la métropole, donc de nos réalités de femmes noires fran­çaises. C’était la première fois que ça arrivait. Vous nous avez ouvert une voie, un chemin. Je vous le dis : toutes mes sœurs, toutes mes amies ont l’impression de vous devoir quelque chose.

CHRISTIANE TAUBIRA Merci Alice, merci pour ce cadeau.

Vous avez toutes les deux perdu vos parents, notamment vos mères, très jeunes. Comment vous êtes-vous construites malgré cette absence ?

ALICE DIOP Moi, plus que de sim­ple­ment éprouver l’absence, la douleur de la mort, je crois que j’ai eu envie de réparer leur vie. Mes parents m’ont donné une force extra­or­di­naire, et en même temps, d’une certaine façon, je porte la culpa­bi­li­té d’être en vie sur le dos de ce qu’ils y ont laissé. Car ils sont morts de la France. Ils ont eu une vie d’ouvriers immigrés avec tout ce que cela implique : mon père, ouvrier dans l’automobile, est mort très jeune d’une maladie chronique pro­fes­sion­nelle, il avait les poumons com­plè­te­ment abîmés par les vapeurs toxiques qu’il a inhalées toute sa vie. Ma mère aussi est morte d’avoir mené une vie extrê­me­ment dure. Mais c’est la dureté de leur vie qui m’a permis d’être la femme que je suis. C’est un héritage dou­lou­reux à porter, une dette énorme.

Cette culpa­bi­li­té, j’essaie de la trans­for­mer dans mes films en une absolue nécessité de dire la vie de ces personnes invi­si­bi­li­sées, pour qu’elles ne soient pas mortes pour rien. C’est presque une obsession qu’ils soient nommés, vus, reconnus, que ce qu’ils ont sacrifié pour leurs enfants soit célébrés, d’un point de vue intime aussi bien que collectif. Et je crois que c’est ce qui a toujours nourri mon désir de faire des films : inscrire la trace de tous ces gens, de toutes ces vies qui ont disparu à bas bruit.

CHRISTIANE TAUBIRA Oui, je pense, comme Alice, que lorsqu’on perd ses parents tôt, on éprouve très vite une obli­ga­tion de loyauté et un devoir de liberté. J’ai grandi à Cayenne, en Guyane, dans une famille mono­pa­ren­tale : avec ma maman et mes onze frères et sœurs. Pendant toute notre enfance et notre ado­les­cence, nous avons supporté un regard social extrê­me­ment sévère. Le souvenir que j’ai gardé de ma maman, c’est celui d’une femme qui ne plie pas face à une société qui la méprise. Elle a commencé comme fille de salle puis est devenue aide-soignante et infir­mière. Ce n’est qu’après sa mort que j’ai réalisé la force de cette femme, son ambition per­son­nelle et celle qu’elle nour­ris­sait pour sa pro­gé­ni­ture. Avant ça, je n’étais pas consciente du modèle que j’avais sous les yeux car j’étais d’une imper­ti­nence crasse, en conflit permanent avec elle. Pendant de très nom­breuses années, ce sentiment de loyauté était mêlé au remords. À chaque fois que je pensais à elle, je pleurais des océans de larmes parce que je me disais je ne lui avais pas dit que je l’aimais.

Comment tient-on ensemble cette loyauté et l’obligation d’être libre ?

CHRISTIANE TAUBIRA Le meilleur hommage qu’on puisse rendre à nos mamans, c’est de nous épanouir, d’éblouir le monde, d’«  », comme disait Victor Hugo. J’ajoute : d’être invin­cible. Moi, j’ai décidé il y a plusieurs années que j’étais invincible.


« C’est ce qui a toujours nourri mon désir de faire des films : inscrire la trace de tous ces gens, de toutes ces vies qui ont disparu à bas bruit. »

Alice Diop


ALICE DIOP Mais nous sommes toujours entravées par des méca­nismes d’invisibilisation qui sont encore très forts en France. Mon film Nous a été primé deux fois cette année au festival de Berlin. Il a reçu, entre autres, le prix du meilleur film docu­men­taire toutes sections confon­dues, et je n’ai pu que constater à quel point cela a été très peu relayé, aussi bien dans la presse française que par les ins­ti­tu­tions qui pro­meuvent le cinéma. Ce constat en dit long.

Quand vous étiez ministre, comment avez-vous trouvé la force suf­fi­sante pour résister face aux tom­be­reaux de haine raciste et sexiste que vous subissiez ? Comment fait-on pour tenir ?

CHRISTIANE TAUBIRA Être invin­cible, ça n’est pas être insen­sible. Je ne passe pas à côté de la détresse, de la souf­france sans éprouver l’obligation de faire quelque chose. Face à l’extrême violence de la silen­cia­tion, de l’occultation, la seule réponse, c’est effec­ti­ve­ment d’exister, notamment en nous rendant visibles mutuel­le­ment. Il faut que nous nous fassions les unes et les autres les porte-voix de nos travaux, de nos créations. Dans votre travail Alice, je vois une intuition et un courage extra­or­di­naires : vous trans­for­mez ce qui vous ques­tionne en nour­ri­ture d’artiste. Alors quel est le couillon qui pourra jamais vous abattre, vous affaiblir ? Il n’existe pas. Son arrière-grand-mère n’est pas née. Quand il va arriver, vous ne serez plus là !

ALICE DIOP La sororité, c’est vraiment très important pour moi. Ce n’est pas un discours, ce sont des actes. Partager des moments d’intimité avec des femmes comme Maboula Soumahoro, Rokhaya Diallo, Bintou Dembélé, Eva Doumbia (1), ça me nourrit, me console, me répare. On a besoin d’être ensemble. C’est ce qui nous permet de retourner au front, chacune dans nos dif­fé­rentes disciplines.

On a justement le sentiment que de plus en plus de femmes noires sont visibles dans le débat public. Est-ce l’indice d’un changement ?

ALICE DIOP Elles ne sont toujours pas assez nom­breuses à mon goût. Pendant très longtemps, il y a eu une véritable fabrique de l’effacement. Lorsque Maïmouna Doucouré (2) et moi-même avons reçu le césar du meilleur court-métrage, tout le monde disait : « C’est la première fois que des femmes noires reçoivent un tel prix. » Sauf que trente ans avant, il y avait eu Euzhan Palcy (3). Mais qui s’en souvient encore ? La trans­mis­sion ne s’est pas faite. Il y a deux ans, quand j’ai rencontré Euzhan Palcy, elle m’a parlé de la réa­li­sa­trice afro-américaine Kathleen Collins et de son film Losing Ground (4), qui avait changé sa vie en lui donnant envie de faire du cinéma. Moi je n’avais jamais entendu parler de Kathleen Collins, qui est pourtant l’une des figures majeures du cinéma noir américain… Pour en revenir à la France, tous les deux ans, il y a une nouvelle per­son­na­li­té issue de la diversité dont on célèbre le talent, mais qui efface ce qui s’est passé avant. Ça ne sert à rien d’être une figure d’exception si ça invi­si­bi­lise toutes les autres qui attendent à la porte et qu’on ne laisse pas entrer, ou toutes celles que l’on a laissé entrer un moment avant de les recon­duire tran­quille­ment vers la sortie. Plus nous serons nom­breuses, ins­tal­lées dura­ble­ment, moins on pourra faire de nous des cautions.

Les afro-féministes évoquent de plus en plus souvent le sujet de la santé mentale des femmes noires, exposées au racisme, au sexisme et à l’injonction à se montrer fortes. Les blessures poli­tiques sont-elles aussi des blessures intimes ?

ALICE DIOP C’est certain qu’il y a un coût émo­tion­nel et physique au racisme. Après avoir subi la violence raciste et sexiste sur son lieu de travail pendant des années, ma meilleure amie, une grande reporter brillante, finaliste du prix Albert-Londres, a décom­pen­sé et fait un très grave AVC alors qu’elle arrivait au tournant de la qua­ran­taine. Elle n’a pas perdu la vie mais elle a perdu sa vie. C’est elle qui a payé le prix de la violence dont elle était victime. J’ai autour de moi beaucoup d’exemples simi­laires, des femmes noires confron­tées sans cesse à la dif­fi­cul­té de se faire une place là où il n’était pas prévu qu’elles soient, et qui finissent par contrac­ter de graves maladies ou tra­versent des épisodes dépressifs.


« Face à l’extrême violence de la silen­cia­tion, de l’occultation, la seule réponse, c’est effec­ti­ve­ment d’exister, notamment en nous rendant visibles mutuellement. »

Christiane Taubira


CHRISTIANE TAUBIRA La violence raciste, ce n’est pas global ni informe, ça touche, ça atteint, c’est une expé­rience individuelle.

Alice Diop, dans Mariannes noires, un docu­men­taire réalisé en 2016 par Mame Fatou-Niang et Kaytie Nielsen, vous racontez comment la pré­si­dence Sarkozy vous a concrè­te­ment affectée. Vous dites : « Ma langue m’a fuie. »

ALICE DIOP Ça a commencé avec le discours de Grenoble [Nicolas Sarkozy y annonce, en 2010, vouloir déchoir de leur natio­na­li­té les personnes d’origine étrangère qui s’en seraient pris à un fonc­tion­naire de police]. C’était comme si le président de la République actait qu’il y avait deux caté­go­ries de Français·es et qu’il rendait offi­ciel­le­ment précaire notre appar­te­nance à cette citoyen­ne­té. Mais ce que je retiens surtout de cette période, c’est l’état de violence politique per­ma­nente que nous subis­sions, avec des prises de paroles indignes qui déjà rompaient des digues – qui ne se sont par ailleurs jamais refermées depuis. Effectivement pendant des mois, je n’arrivais plus à nommer cor­rec­te­ment les choses. J’étais comme sidérée par la facilité avec laquelle un fascisme ordinaire et feutré se répandait dans nos vies, cor­rom­pait le langage. J’ai découvert à cette même époque le livre LTI, la langue du iiie Reich (5), du phi­lo­logue juif allemand Victor Klemperer : il y analyse par­fai­te­ment ce que je res­sen­tais, moi, à l’intérieur de mon corps, quand j’allumais la radio. Cette trans­for­ma­tion de la langue, cette bana­li­sa­tion d’un discours qui s’autorisait de plus en plus à rendre accep­table une pensée raciste, il fallait en prendre acte. J’avais un carnet où je notais chaque jour toutes les intoxi­ca­tions morales, psy­cho­lo­giques, phi­lo­so­phiques qui me tombaient dessus à longueur de journée. Je passais mon temps à disséquer les propos de Claude Guéant, Brice Hortefeux, Éric Besson et de bien d’autres hommes poli­tiques. J’avais besoin de les consigner. Un discours raciste se banalise quand on n’a plus même le temps de le penser.


La France change, elle se complète, elle s’élargit de la présence de descendant·es d’immigré·es qui portent avec elles
ou eux d’autres récits, d’autres mémoires.

Alice Diop


CHRISTIANE TAUBIRA Si nous sommes dans cette situation de désar­me­ment, c’est parce qu’il y a eu des renon­ce­ments poli­tiques, qui sont passés notamment par la séman­tique. On n’ose pas défendre les droits humains parce qu’on va être traité·es de « droits-de‑l’hommiste ». Mais si on s’engage en politique, c’est parce qu’on croit à certaines valeurs, l’égalité, les libertés, la soli­da­ri­té, l’hospitalité. Celles et ceux qui défen­daient ces idéaux-là ont capitulé, elles et ils se sont mis sur la défensive en disant : « Nous, nous sommes des gens sérieux, capables d’assurer la sécurité, de mettre des budgets en équilibre, de réduire les taux de déficit… »

ALICE DIOP Aujourd’hui, j’ai arrêté de m’intéresser de trop près à la parole politique, je ne peux plus tolérer une telle atteinte à ma sen­si­bi­li­té. Zemmour, je n’ai jamais entendu le son de sa voix, et je ne suis pas prête à l’entendre. La violence qu’il propage entre dans nos corps, traverse nos psychés, elle nous rend extrê­me­ment vul­né­rables. Il faut s’en protéger parce que ça pue, ça blesse, ça rend fou.

Christiane Taubira, comment la violence de l’exploitation escla­va­giste travaille-t-elle encore les sociétés qui en sont l’héritière ?

CHRISTIANE TAUBIRA Cette violence, qui était à la fois physique, légis­la­tive, avec le Code noir, et sym­bo­lique – « vous êtes des mar­chan­dises, des meubles » – est inscrite dans notre mémoire. Mais nous trans­por­tons aussi un héritage extra­or­di­naire. Car avec l’esclavage va le mar­ron­nage : toutes les ruses inventées pour échapper à l’emprise du maître. De l’esclavage vient aussi une créa­ti­vi­té qui n’a jamais été étranglée, et qui trans­pa­raît dans le jazz, le blues et toutes ces musiques des Amériques et des Caraïbes… Je porte en moi à la fois la mémoire d’un écra­se­ment et celle d’une résis­tance. Ce qui a abouti à ma naissance, à ma présence, à mon existence témoigne de la capacité à dépasser des siècles d’anéantissement. Nous n’avons pas été vaincu·es.

ALICE DIOP Ce puissant héritage de résis­tance dont vous parlez, c’est une parole conso­lante pour des jeunes de vingt ans. « Je suis invin­cible », ça se nourrit de la conscience de cette histoire, dont le récit nous a fait défaut pendant des années, et qu’il est néces­saire de partager col­lec­ti­ve­ment. Quand je vous entends parler ainsi, c’est comme si ça me nettoyait.

CHRISTIANE TAUBIRA Mais c’est aussi une mémoire inscrite dans les corps. Dans les sociétés au passé escla­va­giste, les Noir·es sont davantage exposé·es à certaines patho­lo­gies. Pendant des siècles on a été contraint·es à un régime ali­men­taire lié à notre condition sociale : abats, salaisons, légumes à demi cuits, parce que c’était dans la braise qu’on pouvait cuire les légumes et les racines… Les personnes asservies à cette époque-là ont construit une gas­tro­no­mie qui per­met­tait à la fois la survie et le plaisir. Les fra­gi­li­tés du corps se sont trans­mises. L’hypertension arté­rielle dans nos sociétés a une histoire. Alors un couillon va arriver, expliquer que sa pré­va­lence chez les Noir·es est la preuve de leur infé­rio­ri­té. Mais le fait est que nous sommes encore là, avec de l’intelligence, de la joie de vivre. Et je dirais aussi avec le droit d’être crétin·e, le droit d’être méchant·e, le droit d’être mesquin·e. On a ces droits-là.


« Ils peuvent hurler, ceux qui sont morts de trouille et qui craignent le “grand rem­pla­ce­ment” : s’ils doivent être remplacés, ils seront remplacés »

Christiane Taubira


Qu’en est-il du droit d’être tendre ? Vous avez évoqué plusieurs fois la pudeur affective qui carac­té­risent les sociétés noires. Une pudeur que déplore le jeune homme noir qui ouvre le film d’Alice Diop Vers la tendresse.

CHRISTIANE TAUBIRA Nous portons la mémoire col­lec­tive de la rupture, de la sépa­ra­tion arbi­traire, puisque le maître avait le droit de vendre les enfants, la femme, l’homme chacun·e de leur côté. Plusieurs géné­ra­tions ont inté­rio­ri­sé cette sommation de ne pas montrer de la tendresse. Mais comme dit James Baldwin : « Si nous ne nous étions pas aimés, aucun d’entre nous n’aurait survécu (6). » Oui, nous avons survécu à des siècles d’oppression, de mar­chan­di­sa­tion, d’exclusion, d’humiliation parce que nous nous sommes aimé·es. Et tant pis pour les imbéciles qui vont rire de cela. Nous allons continuer à nous aimer !

Parmi ces dyna­miques qui courent sur le temps long, il y a aussi la créo­li­sa­tion, un concept théorisé par l’écrivain Édouard Glissant et que vous reprenez volon­tiers à votre compte, Christiane Taubira.

CHRISTIANE TAUBIRA La créo­li­sa­tion, c’est sim­ple­ment une résul­tante de l’histoire du monde. Glissant raconte comment l’Europe, pour se décul­pa­bi­li­ser des mésa­ven­tures colo­niales, a fait l’apologie du métissage en pré­sen­tant ça comme un grand progrès phi­lo­so­phique. Un Blanc et une Noire qui se ren­contrent, ça fait des beaux enfants, c’est joli, le métissage ! Mais la créo­li­sa­tion, c’est beaucoup plus puissant. Ce sont des vagues qui tra­vaillent en pro­fon­deur la société, le temps, l’histoire, les indi­vi­dua­li­tés, et pro­duisent des choses com­plè­te­ment impré­vi­sibles. Je ne vois pas par quel mystère la France échap­pe­rait à la créo­li­sa­tion du monde. Ils peuvent hurler, ceux qui sont morts de trouille et qui craignent le « grand rem­pla­ce­ment » : s’ils doivent être remplacés, ils seront remplacés. Ces capons n’ont ni l’intelligence ni la sen­si­bi­li­té pour com­prendre le monde dans lequel ils vivent.

ALICE DIOP Nous est justement une réponse à cette espèce de fureur autour d’un soi-disant « grand rem­pla­ce­ment ». Effectivement la France change, elle se complète, elle s’élargit de la présence de descendant·es d’immigré·es qui portent avec elles et eux d’autres récits, d’autres mémoires.
C’est quoi, être français·e ? : voilà la question que pose le film en creux. Comment faire un « nous » et avec qui le faire ? Je pose mon regard aussi bien sur des gens qui pleurent la mort de Louis xvi tous les ans, que sur un ouvrier sans papiers qui vit depuis 25 ans en France ou encore sur ma sœur, infir­mière libérale qui s’occupe des petits Blancs déclassés que personne ne voit : ils ont beau voter tous Front national, ils la regardent comme le messie parce que c’est la seule personne qui prend soin d’eux… La France, c’est l’addition de toutes ces histoires, de toutes ces mémoires-là.

L’une et l’autre, après avoir investi le réel – par l’action politique ou via le docu­men­taire –, vous vous tournez depuis peu vers la fiction. Est-ce que ce passage à la fiction est signi­fi­ca­tif pour vous ?

CHRISTIANE TAUBIRA J’ai des enga­ge­ments poli­tiques et je suis présente sur la scène publique. J’aime les débats, donc tout natu­rel­le­ment je m’exprime d’abord pour expliquer et persuader. C’est pour ça que j’ai écrit surtout des essais. Mais je suis très attachée à la nécessité d’ouvrir du champ pour l’imaginaire. Je suis pas­sion­née par la lit­té­ra­ture, je lis toutes les nuits. La fiction, pour moi, c’est un espace dans lequel je peux dire dif­fé­rem­ment les mêmes choses, avec peut-être plus de douceur, plus de fantaisie. Dans le combat politique, au contraire, il faut constam­ment être fort·e, convaincre très vite.

ALICE DIOP C’est justement pour cela que vous êtes une per­son­na­li­té unique dans le champ politique français. Ce qui m’a toujours gal­va­ni­sée, c’est le soin et le souci que vous accordez à la forme. Vous donnez toujours une forme à la puissance de pensée qui s’exprime dans vos discours. J’ai été émue aux larmes durant le discours que vous avez prononcé à l’Assemblée nationale lors du vote de la loi sur le mariage pour tous en 2013. Ce jour-là, vous avez parlé haut, avec du style, de l’esthétisme, de la sen­si­bi­li­té. C’est tout cela qui fait que ce discours, ce moment, fut his­to­rique pour nous. C’est un discours qui fera date. Vous nous manquez, et on vous attend ! On vous espère !

CHRISTIANE TAUBIRA [rire]

ALICE DIOP Même si je comprends aussi qu’il y ait une lassitude à retourner dans une telle arène.

Nous vivons une période d’intensification des mobi­li­sa­tions fémi­nistes et anti­ra­cistes. Quelles sont les voix et figures qui vous aident à mieux com­prendre cette période ?

ALICE DIOP Il y a beaucoup de voix nouvelles. J’étais assez déprimée après le premier confi­ne­ment, et j’ai été lit­té­ra­le­ment énergisée en assistant à la première mani­fes­ta­tion du collectif Adama en juin 2021 devant le Palais de justice (7). J’ai vu passer devant moi la jeunesse de France : des jeunes noirs et arabes, des Blancs qui, à l’unisson, clamaient leur soif de justice, et reven­di­quaient d’une même voix l’égalité. Je me suis dit ce jour-là qu’enfin il se passait quelque chose. Il y a quatre ou cinq ans, dans les mani­fes­ta­tions du collectif Adama, on était juste quelques centaines, comme si cette demande de justice et de vérité que réclamait le collectif n’était que l’affaire d’une famille, d’une com­mu­nau­té, alors même que les violences poli­cières doivent nous inter­ro­ger sur la nature de la société dans laquelle nous voulons vivre. Je pourrais aussi citer tout ce qui s’est passé dans le sillage de #MeToo. Les propos d’Adèle Haenel sur Mediapart ont été pour moi un choc, une révé­la­tion, c’était puissant, audacieux, courageux, émi­nem­ment politique… Des prises de parole comme celles-ci me trans­forment de l’intérieur, m’incitent à bouger, à continuer.

CHRISTIANE TAUBIRA Parmi les figures qui m’aident, je pense à Toni Morrison : à travers sa lit­té­ra­ture on voit bien comment on peut traverser toutes les adver­si­tés. Et quand on les a tra­ver­sées, on est plein·es de cica­trices, de plaies qui suppurent, mais bon, voilà, on marche. Et puis il y a Simone Weil, cette phi­lo­sophe française de la Seconde Guerre mondiale, dont les écrits nous enseignent qu’on traverse tout à condition de ne pas écraser les autres, de ne pas être égoïstes ou haineux. C’est un très bel enseignement.

Et quelles sont les luttes qui vous inspirent ?

CHRISTIANE TAUBIRA J’adhère volon­tiers à ce que dit Alice sur cette mani­fes­ta­tion du collectif Adama. J’ajoute qu’elle a révélé l’analphabétisme d’une classe politique incapable de lire les symboles. Cette mani­fes­ta­tion s’est tenue devant le Palais de justice. C’est-à-dire que cette jeunesse-là qui se mobilise, le fait devant l’institution suprême, la colonne ver­té­brale de la démo­cra­tie de la République : la justice. Après ça, la parole politique aurait dû être : « Oui, nous avons conscience que la justice n’est pas infaillible mais nous savons que ce symbole nous est précieux, et que ce qui nous lie, indé­pen­dam­ment de nos tra­jec­toires, de nos appa­rences, de nos croyances, de nos goûts, de nos envies, c’est de croire la justice possible dans notre société. » Mais non, on nous fait la loi sur le sépa­ra­tisme ! Et peu de temps après des per­son­na­li­tés poli­tiques se pré­ci­pitent à la mani­fes­ta­tion d’un syndicat policier devant l’Assemblée nationale. Mais je reste optimiste, parce que cette mani­fes­ta­tion dit une jeunesse active, généreuse, exigeante. Et puis, il y a des indi­vi­dua­li­tés, comme vous Alice. Continuez votre travail. Osez, osez ! Vous existez en tant que femme, vous posez votre regard de femme et vous l’assumez. Vous ne cherchez pas des béquilles, des tuteurs ou des hommes qui vous donnent une existence. C’est ça, le féminisme, c’est exister en tant que citoyenne, en tant qu’individu. J’existe, voilà, j’existe. Je choisis ma voie, je choisis ce que j’aime, j’élève ma voix. •

Entretien réalisé à la Cité Audacieuse à Paris le 25 septembre 2021 par Lucie Geffroy et Emmanuelle Josse, coré­dac­trices en chef de La Déferlante.

1. Maboula Soumahoro est maîtresse de confé­rences en langues et lit­té­ra­tures anglaises et anglo­saxonnes ; Rokhaya Diallo, autrice et militante anti­ra­ciste et féministe ; Bintou Dembélé, cho­ré­graphe et Eva Doumbia metteuse en scène et autrice.

2. Alice Diop a reçu le césar du meilleur court-métrage en 2017 pour Vers la tendresse, ex aequo avec Maïmouna Doucouré pour Maman(s).

3. Née en 1958 en Martinique, la réa­li­sa­trice reçoit en 1984 le césar de la meilleure première œuvre pour Rue Cases-Nègres, qui raconte l’ascension sociale d’un petit garçon dans la classe ouvrière mar­ti­ni­quaise des années 1930.

4. Née en 1942, morte à 46 ans d’un cancer du sein, Kathleen Collins fut militante des droits civiques et autrice. Losing Ground (1982) raconte le parcours de Sara, pro­fes­seure de phi­lo­so­phie qui cherche à échapper à l’aliénation conjugale.

Alice Diop et Christiane Taubira en 8 dates

1952 : Naissance de Christiane Taubira à Cayenne en Guyane.

1979 : Naissance d’Alice Diop à Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis.

1999 : Députée de Guyane depuis 1993, Christiane Taubira dépose une pro­po­si­tion de loi pour la recon­nais­sance de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, qui sera fina­le­ment adoptée le 10 mai 2021.

2007 : Alice Diop signe son troisième film, le docu­men­taire Les Sénégalaises et la Sénégauloise. Se rendant au Sénégal dont ses parents sont ori­gi­naires, elle filme trois femmes de sa famille dans leur vie quotidienne.

2014 : Garde des Sceaux du gou­ver­ne­ment Ayrault, Christiane Taubira fait adopter par le Parlement la loi sur le mariage pour tous.

2016 : Christiane Taubira remet sa démission à François Hollande, refusant notamment de défendre la déchéance de natio­na­li­té pour les ter­ro­ristes bina­tio­naux que le président veut faire inscrire dans la Constitution.

2017 : Vers la tendresse, sixième film d’Alice Diop, reçoit le césar du meilleur court-métrage.

2021 : Alice Diop reçoit le prix du meilleur docu­men­taire pour Nous à la Berlinale et Christiane Taubina publie un recueil de nouvelles : Ces morceaux de vie… comme carreaux cassés

Filmer et écrire des vies au pluriel

Dans Nous, Alice Diop voyage le long de la ligne B du RER, qui relie le nord et le sud de l’Île-de-France, en montrant l’hétérogénéité des habitant·es de ce ter­ri­toire resserré. Dans la basilique de Saint-Denis, on commémore la mort de Louis xvi, tandis que dans un petit appar­te­ment de Drancy, un vieux monsieur évoque sa première année de veuvage. Jamais sur­plom­bante, la caméra d’Alice Diop cherche à tisser un « nous » éga­li­taire en entre­mê­lant sans les hié­rar­chi­ser des voix venues de toute la société française, et parfois, d’une autre époque. La cinéaste insère ainsi des archives per­son­nelles où appa­raissent ses parents, immigré·es sénégalais·es aujourd’hui décédé·es. Après ce docu­men­taire deux fois primé lors du festival du cinéma de Berlin, Alice Diop a entamé à l’été 2021 le tournage de son premier film de fiction : Saint-Omer qui suit une écrivaine noire, enceinte de son premier enfant et amenée à assister au procès d’une mère infanticide.

Après les romans Nuit d’épine et Grand Balan (Plon, 2019 et 2020), Christiane Taubira vient de signer un recueil de nouvelles : Ces morceaux de vie comme carreaux cassés (Robert Laffont). Dans une prose lyrique et pleine de réfé­rences lit­té­raires et musicales, l’autrice y égrène des moments de bas­cu­le­ment exis­ten­tiel. Lasse de se battre avec son compagnon, Maya décide de fuir ; Léna, en pleine dépres­sion échappe de peu à l’hôpital ; Myrtille, qui vit dans la rue, s’entiche d’un poète ; Claire, Cécile et Céline se remé­morent avec douleur une histoire familiale tragique. À travers le récit de ces destins, quels que soient le lieu ou l’époque, Christiane Taubira dénoncent les affres de notre histoire : les violences sexuelles, poli­cières, l’esclavage, le mépris de classe, la solitude… et, ce faisant, peint le portrait d’êtres humains en quête de libération.

 

S’aimer : pour une libération des sentiments

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