« Les lotissements favorisent peu la sociabilité féminine » 

Quitter les grands ensembles pour devenir pro­prié­taire d’une maison indi­vi­duelle est devenu un symbole de réussite sociale. Mais ce « rêve » isole les femmes, les prive de leurs réseaux d’entraide et du soutien ins­ti­tu­tion­nel. Entretien avec la socio­logue Anne Lambert. 
Publié le 26 juillet 2023
Des garages de la série « Typologies » du photographe Bruno Fontana.
Des garages de la série « Typologies » du pho­to­graphe Bruno Fontana.

Anne Lambert est socio­logue, autrice de « Tous pro­prié­taires ! L’envers du décor pavillon­naire » (2015, Seuil) et cher­cheuse à l’Institut national d’études démo­gra­phiques. De 2008 à 2012, elle a enquêté auprès d’une qua­ran­taine de familles d’un nouveau lotis­se­ment, qu’elle renomme « les Blessays », à 35 kilo­mètres de Lyon, dans le nord de l’Isère. Toutes les familles sont composées de couples hété­ro­sexuels (à l’exception d’une famille mono­pa­ren­tale) appar­te­nant à la classe ouvrière ou à la petite classe moyenne, qui se sont endettés pour acquérir un pavillon.

La moitié habitait aupa­ra­vant en cité HLM, d’autres étaient loca­taires du parc privé, quelques ménages seulement étaient déjà pro­prié­taires, mais presque tous vivaient en immeuble collectif.

Le travail de cette socio­logue ques­tionne le mythe de la maison indi­vi­duelle péri­ur­baine. Car si le pavillon vend du rêve sur le papier – fantasme de modernité, de confort, d’une vie centrée sur la famille nucléaire –, les dés­illu­sions sont nom­breuses : endet­te­ment, éloi­gne­ment des services publics, isolement, perte d’autonomie et d’emploi des femmes. Des dif­fi­cul­tés aux­quelles se greffent des barrières sociales et raciales, des « micro-ségrégations » qui freinent la mise en place de formes de solidarité.

Comment, selon ce que vous avez pu observer dans votre enquête, les femmes vivent-elles le démé­na­ge­ment depuis un immeuble vers le pavillon périurbain ?

Jamais, dans les discours des femmes que j’ai ren­con­trées, je n’ai retrouvé ce rêve d’une maison à soi, en rase campagne. Quand j’ai commencé à enquêter aux Blessays en 2008, les pavillons n’étaient même pas sortis de terre, c’était encore des dalles de béton et des champs en travaux. J’ai tout de suite été très frappée par une forme d’apathie, de tristesse, voire de souf­france, qui sai­sis­sait une partie des employées et des ouvrières que j’ai ren­con­trées. On attend d’elles qu’elles prennent en charge la déco­ra­tion inté­rieure avec enthou­siasme, qu’elles donnent vie à ces maisons. Mais ces tâches maté­rielles les dépriment, d’autant qu’elles doivent composer avec des res­sources finan­cières limitées. Revendre un canapé sur Leboncoin pour en acheter un autre ne procure pas le même plaisir que faire les magasins entre copines.

Ces femmes tra­versent aussi une phase de déprime liée à leur nouveau mode de vie : déposer les enfants à l’école en voiture, rentrer vite au lotis­se­ment, qui est vide toute la journée… Le démé­na­ge­ment en pavillon repré­sente un coût matériel et affectif énorme pour celles qui s’éloignent à marche forcée de leur ancien quartier, de leurs réseaux de socia­bi­li­té. Celles qui vivaient en HLM béné­fi­ciaient par exemple d’une pluralité d’aides infor­melles à proximité. Elles n’étaient pas seules à gérer le quotidien. Il y avait toujours des voisines, des cousines, des sœurs qui pouvaient aller chercher les enfants à la sortie de l’école à leur place ou les garder quand ils étaient malades. Elles béné­fi­ciaient aussi d’un soutien affectif, lors de soirées à Lyon entre amies, parfois sans enfants, sans mec. On pourrait parler de sororité. Une distance de 20 kilo­mètres, ce n’est pas énorme sur le papier, mais la hausse du coût de l’essence et de la vie en général rend difficile son fran­chis­se­ment. Assignées à domicile, elles ne s’autorisent à se plaindre que dans un cercle très restreint. Au moment de l’emménagement, certaines pleu­raient tous les jours au téléphone avec leur mère.

La maison indi­vi­duelle est-elle davantage un rêve d’homme ?

Dans un couple, les deux par­te­naires veulent en général améliorer leurs condi­tions de logement, pour avoir une pièce de plus, pour que les enfants puissent être sco­la­ri­sés dans une meilleure école. Néanmoins, au moment de la concré­ti­sa­tion du projet, la maison indi­vi­duelle n’est pas spé­cia­le­ment valorisée par les femmes. Parfois, elles n’y pensent même pas au départ. Leur idée, c’est plutôt de regarder à proximité pour trouver un meilleur appar­te­ment dans le parc locatif privé, ou même de demander un relo­ge­ment aux bailleurs sociaux pour passer de « la tour A qui est très sale » à une autre, « plus propre ». Il n’y a pas de rejet massif du parc social, mais une lassitude face à la dégra­da­tion du bâti, au mauvais entretien des ascen­seurs, aux nuisances du quotidien. Ce type d’habitat n’est pas vécu comme un repous­soir dès lors qu’il est entretenu, les femmes ont même une très forte conscience que cela les protège des aléas de la vie et du marché immobilier.

Pour les hommes, c’est différent. D’abord, la maison les assoit dans le rôle du « bon père de famille », capable de gagner des revenus stables, de gérer un budget et d’offrir à sa femme et à ses enfants des condi­tions de logement optimales. Ensuite, la maison est source de fierté per­son­nelle, symbole de réa­li­sa­tion de soi. Elle permet aux conjoints de faire valoir leurs com­pé­tences tech­niques et leur ingé­nio­si­té quand ils fabriquent un bassin pour les tortues, une balan­çoire pour les enfants, un four à pizza. Une partie des pavillons sont par ailleurs livrés en auto-finition : pour éco­no­mi­ser sur le montant total de la maison et avoir des crédits moins élevés, les accédants modestes s’occupent eux-mêmes de la peinture ou de la pose du carrelage.


« Le démé­na­ge­ment en pavillon repré­sente un coût matériel et affectif énorme pour celles qui s’éloignent à marche forcée de leur ancien quartier, de leurs réseaux de sociabilité. »

ANNE LAMBERT


C’est aussi l’occasion pour les hommes de déve­lop­per des réseaux de sociabilité…

Au moment de la construc­tion, un entre-soi masculin se développe, notamment pour des raisons de forte pression maté­rielle et finan­cière : quand ils ne peuvent pas s’en occuper eux-mêmes, ils sol­li­citent d’autres hommes de leur entourage pour faire au black un peu de ter­ras­se­ment, par exemple. Par ailleurs, le samedi et le dimanche, les hommes s’affairent dehors, en tenue de bricolage et cela leur offre l’occasion d’échanger des biens et des services : ils empruntent une machine à un voisin, demandent de l’aide à un cousin… Ainsi, dès le début des travaux, la socia­bi­li­té masculine est tournée vers l’extérieur tandis que celle des femmes est d’emblée plus limitée et centrée vers l’intérieur du foyer. On ne les voit quasiment pas sur les chantiers !

Que pensez-vous des poli­tiques publiques qui vantent l’accession à la propriété ?

C’est un discours inco­hé­rent. D’un côté, on encourage les couples et les familles à devenir pro­prié­taires en déve­lop­pant des aides qui nour­rissent l’extension pavillon­naire péri­ur­baine et qui favo­risent toute une économie autour des construc­teurs bas de gamme – lesquels sont spon­so­ri­sés par les banques, qui suggèrent à leurs clients d’acheter des terrains à construire ou des maisons neuves. Et de l’autre côté, on assiste à une politique dite de « ratio­na­li­sa­tion » des dépenses publiques depuis le milieu des années 2000, qui consiste à regrouper les tribunaux d’instance, les mater­ni­tés, les hôpitaux, à supprimer les petites gares, etc.

Ces deux mou­ve­ments sont contra­dic­toires. On ne peut pas à la fois pousser les gens hors des villes et res­treindre l’offre de service public de proximité, l’accès à l’emploi ou l’accompagnement social. Une chose est sûre, cela vient renforcer la charge domes­tique qui pèse sur les femmes. Certaines avaient l’habitude de vivre dans d’anciennes muni­ci­pa­li­tés com­mu­nistes très fami­lia­listes de l’Est lyonnais. Elles découvrent des communes péri­ur­baines sous-dotées en équi­pe­ments col­lec­tifs, dont les poli­tiques sociales redis­tri­bu­tives ne font pas partie des tra­di­tions. Quand les services de garde des enfants sont inexis­tants, quand l’absence de trans­ports col­lec­tifs oblige à prendre la voiture pour toutes les activités sportives, quand les cantines scolaires ou les centres aérés sont très chers, même par rapport aux grandes villes, c’est autant de tâches que doivent assurer les mères, qui se mettent par exemple à s’occuper du déjeuner en semaine. Surtout qu’elles sont parfois amenées à aban­don­ner leur emploi : quand il faut arbitrer lequel des deux, dans le couple, conti­nue­ra de se rendre à son travail en dépit des distances à parcourir, les écarts de salaire ne plaident pas en leur faveur. Généralement elles n’ont pas les moyens de démis­sion­ner, mais elles arrêtent de tra­vailler à l’extérieur à l’occasion d’un congé maternité, puis parental.

Pourquoi est-ce si compliqué, dans le pavillon­naire, de recons­truire un système d’entraide entre femmes ?

Il y a une com­pé­ti­tion sociale entre voisins qui est favorisée par le dis­po­si­tif urba­nis­tique : à la dif­fé­rence des immeubles verticaux qui pré­servent l’intimité de leurs occupants, ces lotis­se­ments sont plats et construits souvent en boucles, si bien que l’on voit tout ce qui se passe dans les maisons. On sait qui est invité, quel est le contenu du caddie, et cela permet aux familles de se comparer les unes aux autres, en par­ti­cu­lier au moment de l’installation. Il y a celles qui partent tra­vailler en jeans et baskets à l’usine et celles, plus apprêtées, qui se rendent au bureau. La mise à distance des plus modestes va très vite. Si vous ne plantez pas de gazon, si vous n’installez pas de portail au bout de quelques mois, c’est que vous n’avez pas d’argent. Les courses que vous faites en disent également long sur votre niveau de vie.

Sur ces hié­rar­chies sociales se greffent des enjeux de raci­sa­tion. Les ménages blancs modestes, qui ne s’attendent pas du tout à se retrouver avec des familles d’origine africaine, luttent contre un sentiment de déclas­se­ment d’autant plus prégnant qu’ils se sont souvent endettés sur de longues années pour pouvoir acheter la maison. Une partie de la popu­la­tion du lotis­se­ment des Blessays s’était ainsi liguée contre une dame ivoi­rienne de peur qu’elle ternisse l’image du lotis­se­ment. Elle était stig­ma­ti­sée en tant que personne noire, mais aussi parce que, étant infir­mière, elle était obligée de laisser ses enfants souvent seuls le soir à la maison. Rapidement, l’idée a circulé dans le voisinage qu’ils étaient livrés à eux-mêmes, et la moralité de cette femme a été mise en doute. Elle en souffrait beaucoup.

La dif­fi­cul­té à nouer des liens est aussi associée à une peur de donner prise aux com­mé­rages, qui incitent à la pudeur et au repli sur l’intérieur de la maison. D’autant que les lotis­se­ments manquent d’espaces semi-publics ou publics pour se retrouver entre femmes. Pas de petits cafés, peu d’associations pour se faire des amies, ni même un banc pour discuter autour de l’école, construite loin du centre ancien du village. Il en résulte une assi­gna­tion au rôle de maîtresse de maison très mal vécu alors que tout le discours politique et le marketing immo­bi­lier les enjoignent à être heureuses ainsi. •

 

Marion Rousset

Entretien réalisé par Marion Rousset, jour­na­liste indé­pen­dante, col­la­bo­ra­trice régulière de Télérama, Causette, Témoignage chrétien et Le Monde. Elle est membre du collectif Les Incorrigibles.

 

Habiter : brisons les murs

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°11 Habiter, parue en août 2023. Consultez le sommaire.

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