Wiam Berhouma est professeure d’anglais mandatée à la commission antiraciste de Sud éducation, fait partie de la commission de sud éducation 93 et est maire adjointe déléguée à la culture de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis). Militante antiraciste depuis une dizaine d’années, elle a participé à la rédaction de l’ouvrage Entrer en pédagogie antiraciste. D’une lutte syndicale à des outils pour l’émancipation (Shed Publishing, 2023).
Isabelle Cambourakis est libraire dans les Cévennes. Chargée de la collection « Sorcières » aux éditions Cambourakis, elle mène des recherches sur les liens entre luttes écologistes et féministes. Proche du mouvement écologiste Les Soulèvements de la Terre, elle a participé à la rédaction d’On ne dissout pas un soulèvement. 40 voix pour Les Soulèvements de la Terre (Seuil, 2023).
Sarah Fernandez est franco-chilienne. En 2013, elle a fondé l’Association d’autodéfense et de ressources pour le choix et l’autonomie des femmes (Arcaf), active à Paris et à Marseille, au sein de laquelle elle enseigne l’autodéfense à des femmes, adultes et adolescentes. Elle est également investie dans le milieu de l’auto-édition et de la radio associative.
Au cours de l’année 2023, le gouvernement et une partie des grands médias n’ont cessé de souligner la violence des mouvements sociaux. Partagez-vous leur constat ?
ISABELLE CAMBOURAKIS Il y a toujours un enjeu important autour de la définition de la violence politique.
Aujourd’hui, les pratiques manifestantes sont disqualifiées, systématiquement dépeintes comme violentes, tandis que les violences policières et étatiques sont fortement niées. On entend beaucoup parler de « radicalisation militante », mais on a surtout l’impression que c’est l’État qui se radicalise, en criminalisant à tout-va et en brutalisant les personnes qui se mobilisent, notamment dans les quartiers populaires. En 2023, on a assisté au déploiement d’unités policières spéciales telles que la Brav‑M et le Raid (1), à une profusion de grenades lancées sur la manifestation de Sainte-Soline, à la dissolution de collectifs, à des arrestations massives et des mises sur écoute généralisées… Il y a une confusion totale entre ce qui est de la violence et ce qui n’en est pas. Dernièrement, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a par exemple déclaré que la violence contre les biens était équivalente à la violence contre les personnes.
WIAM BERHOUMA Lors des révoltes qui ont fait suite à la mort de Nahel Merzouk (lire chronologie plus bas), on était totalement dans cette dynamique. Personne ne se réjouit des voitures ou des magasins brûlés, mais la réponse est proportionnelle à la violence que l’État nous impose. On parle quand même de la perte d’une vie humaine. Nelson Mandela disait à juste titre que « c’est l’oppresseur et non l’opprimé qui détermine la forme de lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autres choix que de répondre par la violence. » On a presque assisté au meurtre de Nahel Merzouk, en direct, on a eu accès aux images, et malgré cela, les procédés habituels ont été utilisés par le pouvoir, qui a diffusé une version mensongère des policiers visant à criminaliser la personne tuée. Ça aussi, ça participe de la violence. Le gouvernement a un discours raciste, totalement décomplexé, à travers lequel il assume de réprimer des révoltes dans le sang : la violence du verbe accompagne la violence du geste.
SARAH FERNANDEZ En ce moment, c’est tellement l’horreur à tous les niveaux que j’ai peur de l’impact que cela peut avoir dans des sphères plus intimes, à l’encontre des femmes et des enfants. Plus l’ambiance sociale est violente, plus les repères sont brouillés, et plus les violences sont banalisées. On pourrait comparer ce comportement de l’État à des situations de violence intime : il arrive que l’agresseur augmente peu à peu le niveau de violence, de façon à faire accepter à la victime des choses de plus en plus inacceptables. Et souvent, après avoir été violent, il se justifie en inversant la responsabilité : « C’est ta faute, tu m’as énervé, tu n’as pas fait ce que je t’avais demandé. » C’est intéressant de voir que cette logique se retrouve exactement dans des discours policiers et étatiques. Si on sent que notre intégrité physique ou sexuelle est menacée, on a le droit de frapper, de se défendre avec son corps. C’est de la légitime défense. Il est nécessaire de déconstruire cet interdit : ce n’est pas interdit de recourir à la violence quand elle est un moyen de se défendre ; se défendre, ce n’est pas agresser.
Cette accusation de violence, vous en avez fait les frais, Wiam Berhouma, avec vos collègues de Sud éducation 93, à la suite de l’organisation de formations syndicales sur le racisme systémique…
WIAM BERHOUMA Lorsqu’il était ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer a porté plainte contre notre syndicat à deux reprises (2). La première fois, en 2017, il a été applaudi à l’Assemblée nationale lorsqu’il demandait notre dissolution – rares sont les personnalités politiques qui s’y sont opposées, et nous avons subi un déferlement de haine qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Tout ça parce que l’on mettait en lumière un angle mort : le racisme institutionnel à l’école. De manière générale, les moyens que nous avons à disposition pour lutter sont extrêmement fragilisés : aujourd’hui, aller manifester, c’est-à-dire simplement exprimer son opinion, c’est risquer d’être réprimé·e, éborgné·e par la police. Les mouvements antiracistes, en particulier, sont très vite disqualifiés, définis comme « violents ». On le voit encore avec le soutien à la Palestine à la suite des bombardements de la bande de Gaza à partir d’octobre 2023 : un rassemblement pacifique, c’est déjà inacceptable pour le gouvernement, les médias et une partie de la population. On l’observe aussi quand on regarde la façon dont le gouvernement retire aux enfants racisés leur qualité d’enfant, en les violentant ou en les punissant sévèrement s’ils parlent pendant une minute de silence. Ou encore, avec les Hijabeuses, qui luttent pour le droit à porter un couvre-chef quand elles jouent au foot : quand elles ont décidé de faire un match devant l’Assemblée, c’était une action totalement non violente et pourtant la préfecture l’a interdite. Le fait que des personnes qu’on ne veut pas voir – des femmes musulmanes, des personnes non blanches – luttent, aient une voix, ne restent pas à la place qu’on leur assigne, pour le gouvernement, c’est déjà de la violence.
Dans ce contexte, quelles stratégies faut-il adopter dans les luttes ?
WIAM BERHOUMA Il nous faut adopter une forme de radicalité, proportionnée bien entendu, à la fois parce qu’on voit bien que les marches ne suffisent pas, mais aussi parce qu’il faut sortir de cette injonction permanente à condamner les jeunes qui brûlent des voitures. Un de mes collègues, conseiller municipal à Noisy-le-Sec, Timothée Gautierot, a quand même été placé en garde à vue pour avoir déclaré que les révoltes étaient une réponse légitime aux violences policières (3). À un moment, il faut se défaire de ces faux débats sur la violence politique, qui ouvrent la porte à beaucoup de mesures liberticides et occultent les vrais problèmes. Si nos modes d’action sont perçus comme violents par l’oppresseur, tant pis.
ISABELLE CAMBOURAKIS Dans le mouvement écolo, si le choix a été fait, entre autres par Les Soulèvements de la Terre, d’adopter des pratiques plus frontales de « désarmement » des infrastructures, c’est parce que les marches, les luttes très juridiques, la visibilité pourtant plus forte du mouvement n’avaient abouti absolument à rien. Les mouvements sociaux doivent en permanence s’adapter au contexte politique et aux urgences, trouver des brèches pour faire avancer les choses.
SARAH FERNANDEZ Quoi que l’on fasse, ça sera toujours trop violent, trop extrémiste, trop woke, trop non mixte… Nous n’avons pas le pouvoir sur le discours, et par définition, aucune forme de rébellion contre l’ordre établi ne sera jamais bien vue par celui-ci. Mais l’une des stratégies que l’on pourrait partager, c’est celle de nommer systématiquement ce qui est en train de se passer, qui est en train d’agresser qui, et de le faire à différents niveaux pour remettre les choses à leur place, dans leur contexte. En 2019, quatre artistes chiliennes du collectif Las Tesis ont fait une chorégraphie dans la rue en chantant : « C’est pas ma faute, c’est pas là où j’étais ni comment j’étais habillée, parce que le violeur, c’est toi », pour dénoncer la culpabilité qu’on fait porter aux victimes, la dimension systémique des violences sexuelles et la complicité de la justice, de la police et de l’État. Avec cette action, qui est devenue virale, elles ont réussi à mobiliser des milliers de personnes dans le monde entier !
« La Commune de Paris ou la prise de la Bastille sont des référentiels pour beaucoup de personnes, et pourtant, quand les quartiers populaires se soulèvent, presque tout le monde condamne. »
Wiam Berhouma
WIAM BERHOUMA Dans l’histoire de France, quels acquis ont été obtenus sans violence ? La Commune de Paris ou la prise de la Bastille sont des référentiels pour beaucoup de personnes, et, pourtant, quand les quartiers populaires se soulèvent – sans tuer personne, rappelons-le –, presque tout le monde condamne. On manque de radicalité dans nos positions alors qu’on est dans des voies sans issue : on a demandé des récépissés de contrôle d’identité, on a demandé l’arrêt de l’utilisation de tel ou tel dispositif de maintien de l’ordre, on a équipé les policiers de caméras… et malgré cela, les violences policières et les contrôles au faciès sont toujours aussi massifs, les procédés toujours aussi racistes. Il existe une pratique que je trouve très intéressante : c’est le cop-watching ou policing the police, qui a été mis en place par les Black Panthers aux États-Unis dans les années 1960. Des patrouilles armées étaient organisées pour surveiller l’action de la police vis-à-vis des personnes noires, pour empêcher des crimes policiers et désamorcer des situations violentes. Comme elles étaient armées, cela rétablissait un rapport de force et les dominants ne pouvaient pas agir comme bon leur semblait. C’est un exemple d’actions dites violentes qui permettent en réalité d’éviter des morts. Parce que, aujourd’hui, on en est quand même à se demander comment se protéger de la police pour ne pas mourir.
Est-ce que des mouvements qui prônaient la non-violence ont déjà gagné des batailles sociales et politiques ?
ISABELLE CAMBOURAKIS Tout dépend de ce que l’on entend par « gagner ». Je suis très inspirée par le Camp de femmes pour la paix de Greenham Common, un mouvement écoféministe, non mixte, non violent et antimilitariste des années 1980 en Angleterre (4). Ses militantes ont réussi à occuper une base militaire pour y empêcher l’installation de missiles nucléaires pendant dix-neuf ans à partir de 1981, sous le gouvernement de Margaret Thatcher. Sur le papier, elles n’ont pas gagné. Les missiles ont fini par quitter la base avec la fin de la guerre froide. Mais il faut voir ce que cette occupation a produit. Lors d’une action, elles ont été jusqu’à 40 000 à entourer la base militaire ! Leur mobilisation a donné lieu à des rencontres improbables et a créé des liens intergénérationnels entre des femmes de différents horizons qui, sans la non-violence, ne se seraient pas mobilisées à cette échelle. Dans le mouvement féministe, à partir de la fin des années 1970, la prise de conscience de la dimension systémique des violences patriarcales et sexuelles amène une volonté d’utiliser la non-violence comme outil de dépatriarcalisation des vies. À Greenham Common, ce choix ouvre la porte à une grande créativité dans les actions directes, pour remplacer les pratiques de confrontation traditionnelles. Cette créativité, c’est d’abord le choix d’agir en non-mixité. Elles inventent des pratiques d’occupation, y compris artistiques et utopiques, dans l’idée de créer un lieu d’émancipation qui puisse être un contre-modèle à la société militariste, patriarcale et capitaliste.
WIAM BERHOUMA Pour la lutte antiraciste, la question de la non-violence devient vite une impasse, tant le racisme d’État est enraciné. La marche des Algérien·nes du 17 octobre 1961 à Paris était une marche pacifique, non violente, elle a pourtant donné lieu à une répression sanglante, un véritable massacre, avec plus d’une centaine de personnes tuées par balles ou jetées dans la Seine. Encore aujourd’hui, je me demande à quel point l’injonction à la non-violence peut servir le discours du gouvernement. Ça lui permet de dire : « On a autorisé cette manifestation, regardez à quel point on permet la libre expression des revendications militantes », tout en rejetant une série d’autres actions, considérées comme trop radicales.
ISABELLE CAMBOURAKIS Certaines militantes de Greenham ont quand même fait de la prison et ont été tabassées par la police, mais il y avait une forme de respect parce que c’étaient des femmes et parce qu’elles avaient utilisé la non-violence. Aujourd’hui, c’est difficile de voir comment la non-violence peut être un outil efficace. En France, les actions, y compris symboliques, des mouvements écolos non violents comme Dernière Rénovation ne sont pas comprises et sont réprimées. Médiatiquement, elles ne sont pas mieux reçues que les actions de sabotage ou de démantèlement de Sainte-Soline – au moins dans ce cas, il y a eu un mouvement d’adhésion et de soutien massif à gauche (5). Quand, sur le modèle des Faucheurs volontaires, les militant·es des Soulèvements de la Terre se sont ensuite attaqué·es à des exploitations de maraîchage industriel dans la région nantaise, on a assisté à une levée de boucliers de personnes horrifiées par le fait que l’on touche à des plantes.
Dans la lutte féministe contre les violences sexistes et sexuelles, il y a un courant important qui réclame des peines plus lourdes ou encore des moyens étendus pour la justice et la police. N’est-ce pas une impasse que de faire appel à des institutions judiciaires et policières répressives ? Y a‑t-il une réflexion autour d’autres solutions ?
ISABELLE CAMBOURAKIS Le mouvement féministe en France n’est pas monolithique sur cette question, et ne l’a jamais été. Quand la question de la judiciarisation du viol est apparue dans les années 1970, il y a eu de grands débats. Une partie du mouvement ne demandait ni plus de police ni la prison systématique pour les agresseurs. La critique du système pénitentiaire était fortement présente dans les milieux militants, même si on n’a pas eu de mouvement abolitionniste pénal (6) important, à la différence des États-Unis. À cette époque aussi, l’autodéfense a émergé comme une réponse efficace aux violences. Françoise d’Eaubonne soulignait par exemple la nécessité d’une prise en charge collective et radicale des violences sexuelles et sexistes et faisait souvent référence aux Dolle Mina, un groupe féministe néerlandais qui poussait les harceleurs et les violeurs dans les canaux d’Amsterdam. Aujourd’hui, le courant abolitionniste pénal et policier se diffuse de plus en plus en France, en particulier grâce aux réflexions sur la justice transformatrice (7). De toute façon, au vu de l’état de la police et de la justice, il faut bien trouver d’autres cheminements.
WIAM BERHOUMA Je ne sais même plus à quoi sert la police aujourd’hui, si ce n’est à maintenir le système et les intérêts des dominant·es. On voit bien qu’elle est davantage synonyme de répression que de protection aux yeux d’une majorité de personnes, notamment dans les quartiers populaires. On devrait l’abolir et réfléchir collectivement à quelque chose qui permette vraiment de servir et de protéger les populations.
« Au Chili, l’idée d’une justice féministe avec des approches anti-punitives et communautaires se développe, et c’est passionnant. »
Sarah Fernandez
SARAH FERNANDEZ Effectivement… En tant que formatrice d’autodéfense, je me demande à quel point la peur de la police décourage une bonne partie des femmes à aller porter plainte en cas de violences sexuelles. Mais aussi parce qu’il y a plein d’endroits où elle n’est pas présente – les quartiers populaires, les zones périurbaines ou la campagne –, parce qu’il n’y a plus de fonctionnaires, ou tout simplement parce qu’on se dit que la police ne va pas se déplacer pour une agression. Au Chili aussi, l’idée d’une justice féministe avec des approches anti-punitives et communautaires se développe, et c’est passionnant. Mais en se focalisant beaucoup sur la punition des agresseurs, on éclipse la question des victimes. On oublie de leur redonner du pouvoir, de leur donner accès à leurs droits et à des ressources pour se défendre, pour rompre leur isolement. Y compris des ressources matérielles, car il y a beaucoup de femmes qui ne peuvent pas s’échapper d’une situation violente, simplement parce qu’elles ne peuvent pas lâcher un boulot ou un appartement. Nombreuses sont d’ailleurs celles qui se retrouvent en grande précarité de logement par suite d’une séparation. Les violences sexistes et sexuelles ne sont pas anodines, elles ont un impact fort sur notre vie professionnelle, familiale, sociale. Pendant la mobilisation contre la réforme des retraites, on a parlé des femmes qui voient leur carrière hachée à cause des grossesses, des enfants, des temps partiels, mais il y a aussi la question des violences, qui font qu’une partie d’entre elles quittent un emploi ou arrêtent leurs études.
ISABELLE CAMBOURAKIS Aujourd’hui, dans cette société extrêmement violente, il y a un vrai besoin de s’organiser autour de pratiques qui font du bien et créent de la solidarité. De plus en plus d’outils autour du soin, de la réparation, de l’aide mutuelle ou de la santé communautaire se diffusent, notamment dans les milieux militants antiracistes états-uniens, ou à travers des travaux comme ceux d’Adrienne Maree Brown ou Dean Spade (8).
Des dispositifs légaux qui criminalisent les mouvements sociaux
Dans La Démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente (Seuil, 2022), la juriste Stéphanie Hennette-Vauchez rappelle que, entre les attentats de novembre 2015 et la fin de l’année 2021, la France a passé plus de la moitié du temps sous état d’urgence, terroriste ou sanitaire : 44 mois sur 75, durant lesquels le gouvernement a disposé de pouvoirs exorbitants, ayant un impact important sur les libertés et l’état de droit. La juriste a ainsi recensé « plus de dix mille mesures attentatoires aux libertés – perquisitions administratives, assignations à résidence, contrôles d’identité, interdictions de manifester » entre 2015 et 2017. Deux ans plus tard, l’État imposait un confinement avec attestations de sortie et un couvre-feu de huit mois, tout en légiférant par voie d’ordonnances dans une large variété de domaines.
Les gouvernements successifs ont fait entrer dans le droit commun toute une série de mesures propres à l’état d’urgence et pas moins de huit lois antiterroristes ont été votées, ainsi qu’une loi « anti-casseurs » en 2019, et une loi sur la sécurité globale en 2020. Pour Sophie Hennette-Vauchez, « l’État de droit n’a pas réussi à domestiquer l’état d’urgence : il s’est au contraire adapté à la logique de restriction des droits et libertés contenue dans l’état d’urgence ». Ces mesures entravent aujourd’hui la liberté de manifester, d’informer, de s’opposer à des réformes et contribuent à la criminalisation croissante des personnes qui se mobilisent. Régulièrement, des associations, des collectifs ou des syndicats font l’objet de polémiques, et leur existence est menacée, quand ils ne sont pas directement dissous (comme le Collectif contre l’islamophobie en France, en décembre 2020, ou Les Soulèvements de la Terre, en juin 2023 – dissolution annulée par le Conseil d’État en novembre 2023). Enfin, « l’usage excessif de la force » à l’encontre des manifestant·es alarme institutions et ONG internationales, qui soulignent que la radicalité de certains mouvements ne justifie pas une répression aussi violente.
SARAH FERNANDEZ En effet, l’une des conséquences des violences, qu’elles soient d’État ou intimes, c’est la destruction des liens sociaux et l’isolement des victimes. Quand, à un niveau étatique, on force à l’exil, on emprisonne, on tue, ou bien à un niveau plus individuel, quand des femmes, des personnes racisées, des personnes LGBT+ désertent des espaces politiques parce qu’elles n’ont pas envie d’y croiser un agresseur ou parce qu’elles n’en peuvent plus des discriminations quotidiennes, cela participe de cet isolement. Tout en sachant que beaucoup arrivent dans le militantisme avec des vécus importants de violence déjà subie. Pour que les espaces de luttes puissent être accessibles et ne laissent personne sur le côté, il est nécessaire de se demander comment on est impacté·es par les violences et de travailler sur les agressions sexistes, racistes, validistes, LGBTphobes au sein de ces milieux. Il y a de plus en plus de réflexions sur les pratiques de soin au sens large, c’est-à-dire la façon dont on se retrouve, dont on s’écoute, dont on valorise les compétences nécessaires pour monter un jardin collectif, s’occuper des gens, ou créer des structures internet féministes autogérées, par exemple. Ces espaces de lien social qui se créent ici et là m’inspirent beaucoup.
Violences sexistes et sexuelles, racisme systémique, inaction climatique…, les raisons de la colère sont nombreuses. Observez-vous, autour de vous, des velléités d’illégalisme, de violence physique, de sabotage ?
ISABELLE CAMBOURAKIS L’été dernier, au Larzac, j’ai participé à deux tables rondes sur le choix entre violence et non-violence, dont une sur la place des femmes dans différents types d’actions. La question de la violence est une sorte de serpent de mer dans le mouvement écolo, mais en ce moment, il y a une politisation de la violence des femmes, avec un désir de déconstruire l’essentialisation d’une non-violence « féminine », de ne plus être assignées aux espaces de soin et à la base arrière, de s’emparer de modes d’action frontaux, tout en discutant le virilisme qui imprègne certaines actions. Dans les mouvements antispécistes par exemple, où les actions directes choisies peuvent être assez radicales, il y a beaucoup de femmes. On le voit ailleurs : le black bloc est bien plus mixte qu’il ne l’était à une certaine époque (9). Mais en même temps, il y a une politisation du soin, et notamment une critique de ce que coûte le choix de la confrontation dans un contexte si répressif que des camarades se retrouvent en prison ou gravement blessé·es.
« En ce moment, on observe une politisation de la violence des femmes, avec un désir de déconstruire l’essentialisation d’une non-violence “féminine”, de ne plus être assignées aux espaces de soin et à la base arrière. »
Isabelle Cambourakis
SARAH FERNANDEZ Je n’ai pas la sensation que les femmes qui viennent en stage d’autodéfense sont plus énervées qu’avant. Depuis #MeToo et la libération de la parole et de l’écoute sur l’inceste, il est beaucoup moins rare aujourd’hui d’entendre des participantes raconter des vécus de violence caractérisée lors du premier tour de présentation. Dans les stages, on ne donne pas de règles, on informe au sujet de la loi sur la légitime défense, sur ses conséquences. Ensuite, chacune fait ses choix. Mais j’observe que les femmes n’ont généralement pas envie d’utiliser la violence. Bien sûr, il peut y avoir des moments d’effusion où on fait des blagues du genre « le premier qui me saoule, ça va mal se passer pour lui » ou « maintenant, on va défoncer tout le monde ». Mais l’irascibilité extrême est souvent la conséquence de la violence subie. À partir du moment où on trouve un espace de confiance, de sécurité, on est souvent moins énervé·e mais aussi plus disponible pour s’organiser de manière constructive, pour soi et pour se défendre peut-être à une plus grande échelle. D’autant que certains combats demandent du temps, comme se séparer d’un partenaire violent, par exemple. Le stage d’autodéfense est un espace où l’on peut laisser jaillir, libérer des formes d’énergie et de colère considérées comme quelque chose de violent et d’un peu fou. À la fin, c’est plutôt moi qui suis en colère parce que je suis aux premières loges de ce que les violences font aux femmes. Voir les conséquences que ça a sur elles, sur leur corps, leur manque d’assurance, leur sentiment d’illégitimité…, ça m’affecte forcément.
WIAM BERHOUMA Face au racisme systémique, il y a des volontés de s’organiser et de résister dès le plus jeune âge. Sur la question de l’orientation scolaire par exemple, un élève qui fait appel de ce qui a été choisi pour lui, ça embête les personnels de l’éducation, mais en fait, c’est une forme de résistance à une machine qui oriente mécaniquement des êtres humains pour répondre à des besoins capitalistes et combler des vides dans le secteur de l’emploi. En tant qu’enseignante, je trouve que les pédagogies alternatives de bell hooks ou Freinet sont de bons moyens de lutte contre la violence systémique dans l’éducation. Parce qu’il y a celles et ceux qui meurent des mains de la police, mais il y a aussi les victimes indirectes liées à un système qui fait croire à la méritocratie, à l’égalité des chances, au fait que, si on n’y arrive pas, c’est notre faute. Dès le plus jeune âge, cet écrasement tue les gens à petit feu, nuit à leur santé mentale et peut conduire à des suicides, on le voit en particulier en Seine-Saint-Denis ou dans les ex-colonies départementalisées. Si on prend le cas des violences policières, il y a de fortes envies de répondre de manière beaucoup plus violente, et la colère est totalement légitime. Bien sûr que, individuellement, personne ne souhaite la violence, et souvent, les personnes qui luttent de manière plus « violente » sont les premières à y perdre. En tant que prof·es, c’est difficile de composer parce qu’on a envie d’éviter aux jeunes de se mettre en danger, de les protéger, qu’on ne veut pas les voir mourir des mains de la police… mais que peut-on leur dire quand ils et elles nous répondent que subir toutes ces injustices ce n’est pas non plus une vie ? •
Une intensification de la répression policière
Automne-hiver 2018–2019
Le mouvement des Gilets jaunes suscite une importante répression policière et judiciaire. Selon Amnesty International : 2 500 blessé·es côté manifestant·es, dont 24 ont été éborgné·es et 5 ont eu la main arrachée. En décembre 2018, Zineb Redouane, 80 ans, est tuée à Marseille par une grenade lacrymogène tombée dans son appartement.
Janvier-avril 2023
Mobilisation massive contre la réforme des retraites, avec des journées de grève comptant jusqu’à plus de 3 millions de manifestant·es. De nombreuses actions de blocage (routes, raffineries, coupures d’électricité, etc.) sont organisées, réprimées à coups de matraque et de gaz lacrymogène par la police. Plus de 400 syndicalistes de la CGT seront ensuite poursuivi·es en justice.
25 mars 2023
Manifestation écologiste de 30 000 personnes contre un projet de mégabassines à Sainte-Soline. La brigade de répression de l’action violente motorisée (Brav‑M) est déployée, plus de 5 000 grenades sont tirées en l’espace de deux heures, 200 personnes sont blessées, dont 40 grièvement.
27 juin-juillet 2023
Mort de Nahel Merzouk, 17 ans, tué par un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre (Hauts-de-Seine). S’ensuivent deux semaines de révoltes urbaines très sévèrement réprimées : plusieurs personnes ont été gravement blessées, et, à Marseille, Mohamed Bendriss a été atteint par deux tirs de LBD. Près de 3 500 personnes, mineures pour moitié, sont interpellées et écopent de très lourdes peines au regard des faits.
Entretien réalisé en visioconférence le 13 octobre 2023 par Mathilde Blézat, journaliste indépendante, autrice de Pour l’autodéfense féministe (La Dernière Lettre, 2022). Article édité par Diane Milelli.
(1) Brav‑M : brigade de répression de l’action violente motorisée. Raid : unité d’élite de la Police nationale, acronyme de Recherche, assistance, intervention, dissuasion.
(2) En novembre 2017, Jean-Michel Blanquer porte plainte pour « diffamation » contre Sud éducation 93 pour avoir utilisé le terme de « racisme d’État ». En avril 2018, il saisit le procureur de la République au motif que le syndicat aurait fait preuve de « discrimination » en organisant des ateliers non mixtes. Deux plaintes classées sans suite.
(3) Le 9 juillet, l’élu publiait sur Instagram la vidéo d’une interpellation violente, assortie du commentaire : « Pas d’appel au calme. La France mérite plus d’émeutes. »
(4) Lire à ce sujet l’article de Sophie Boutboul dans le no4 de La Déferlante, décembre 2021.
(5) La tribune « Nous sommes les Soulèvements de la Terre » publiée le 30 mars 2023 en réaction à l’annonce de dissolution du mouvement par le ministre de l’Intérieur a été signée par plus de 7 5 000 personnes.
(6) Ce courant politique vise l’abolition de la prison et du système pénal.
(7) Les concepts de justice « transformatrice », « transformative » ou « restaurative », font référence à des pratiques consistant à écouter les victimes, les agresseurs et les personnes témoins, et à trouver des outils pour réparer les liens et comprendre le contexte dans lequel l’agression a eu lieu.
(8) Adrienne Maree Brown est une écrivaine et militante féministe noire états-unienne, proche de Black Lives Matter et du mouvement abolitionniste pénal. Dean Spade, avocat et activiste trans, milite pour les droits des personnes trans.
(9) Lire l’article d’Elsa Gambin, « T’as jamais vu une femme qui se bat ? », La Déferlante no3, septembre 2021.