Mères célibataires, envers et contre tous·tes

En France, une famille sur quatre est mono­pa­ren­tale. Dans 84% des cas, ce sont les mères céli­ba­taires qui assument seules la res­pon­sa­bi­li­té d’élever les enfants. Comment ces mères dites céli­ba­taires parviennent-elles  malgré tout à faire famille ?
Publié le 8 août 2022
Mères célibataires : envers et contre tous La Déferlante 7
Alexa Brunet

« Aujourd’hui, je sors », annonce Florence Roux¹. Élancée, elle a mis du vernis à ongles rouge vif et porte un T‑shirt sombre dis­crè­te­ment pailleté.

Une voisine l’a invitée à une soirée paella. Vingt euros la par­ti­ci­pa­tion. Célibataire et mère de cinq enfants, âgés de 19 à 35 ans, qu’elle a élevés seule pendant quinze ans, elle a lon­gue­ment hésité, plutôt habituée à rester chez elle. 

Florence a 56 ans, elle vit au Puy-en-Velay (Haute-Loire) et alterne chantiers d’insertion, travail en centres d’appels et revenu de soli­da­ri­té active (RSA). Elle touche actuel­le­ment le RSA majoré. Cette allo­ca­tion est versée à la mère ou au père qui assume seul·e la charge d’un·e enfant ou de plusieurs. En avril 2022, un «parent isolé² » avec un·e seul·e enfant touche un montant maximum de 985,39 euros. Pour un père ou une mère avec quatre enfants, ce sont 1 724,41 euros maximum, selon les barèmes appliqués par la CAF. « 

C’est dis­cri­mi­na­toire d’avoir d’aussi petits revenus, explique Florence. Normalement, quand on voit d’autres familles, on discute des projets qu’on a. Mais nous, on n’a pas de projets, on vit au jour le jour. On est toujours en train de compter. » La vie de famille s’en ressent: elle n’a pas emmené ses enfants en vacances depuis plusieurs années, souffre de ne pas encore avoir payé l’enterrement de sa mère, décédée il y a sept mois, se rappelle son fils revenu de l’école primaire en pleurs parce qu’un camarade de classe lui avait dit: « Tu ne vas pas à la cantine parce que tu es trop pauvre. »

Florence Roux raconte les « rapports sociaux qui se délitent », les invi­ta­tions qu’elle a dû refuser faute de pouvoir apporter un bouquet de fleurs. Sa santé pâtit aussi de cette « vie de privation et d’humiliation » : elle souffre de régu­lières crises d’angoisse. « Je rentre dans ma coquille quand je ressens un danger », dit-elle en se comparant à une tortue.

Les mères, grandes perdantes des séparations

On compte en France environ deux millions de familles mono­pa­ren­ta­les³ , soit une famille sur quatre. L’Institut national de la sta­tis­tique et des études éco­no­miques (Insee) considère comme « famille mono­pa­ren­tale » un parent qui vit seul avec ses enfants. Dans 82 % des cas, il s’agit de la mère. Les condi­tions de vie des familles mono­pa­ren­tales sont bien moins favo­rables que la moyenne. Selon l’Insee, le divorce conduit à une perte de niveau de vie de 20 % en moyenne pour les femmes, contre 3 % pour les hommes⁴. Un seul revenu est souvent insuf­fi­sant pour assurer un niveau de vie confor­table : en 2019, 27,5 % des familles mono­pa­ren­tales étaient « pauvres en condi­tions de vie », contre 11,1 % des ménages et 17,5 % des personnes seules⁵. Pour l’Insee, « cela signifie qu’elles cumulent plusieurs dif­fi­cul­tés parmi les suivantes : insuf­fi­sance des res­sources, res­tric­tions de consom­ma­tion, retards de paiement, dif­fi­cul­tés de logement ».

Dans la grande majorité, ce sont les mères qui se retrouvent à devoir assumer seules l’essentiel, voire la totalité, de l’éducation des enfants. Pourquoi ? Sibylle Gollac, socio­logue, étudie depuis vingt ans les arran­ge­ments éco­no­miques qui ont lieu dans les familles, notamment au moment des sépa­ra­tions conju­gales. « La demande de fixer la résidence prin­ci­pale des enfants chez la mère n’est pas le résultat de décisions de juges qui auraient un a priori favorable aux mères. La plupart du temps, c’est le résultat d’un consensus entre les parents », explique-t-elle⁶. Un consensus qui résulte de « l’organisation du travail dans la vie de couple ». Avant la sépa­ra­tion, l’essentiel de l’organisation familiale repose déjà sur les mères dans la majorité des couples. Des courses ali­men­taires à la prise de rendez-vous médicaux, le travail domes­tique est pris en charge aux deux tiers par les femmes.

Dans 97 % des dossiers de sépa­ra­tion, c’est le père qui doit payer la contri­bu­tion à l’entretien et à l’éducation des enfants. En théorie, le montant de la pension ali­men­taire doit être décidé en fonction des res­sources du père, de celles de la mère et des besoins des enfants. Mais, dans les faits, « les montants fixés dépendent avant tout du revenu du père débiteur. […] Un facteur est nota­ble­ment absent des critères retenus par le tribunal : les res­sources et condi­tions de vie des mères chargées des enfants » observent Sibylle Gollac et sa collègue Céline Bessière dans Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inéga­li­tés (La Découverte, 2020). Or, ces mères sont en moyenne, par rapport aux pères, plus souvent au chômage, tra­vaillent davantage à temps partiel et/ou sont moins bien rému­né­rées. Appauvries, elles ont besoin que soit fixé rapi­de­ment le montant d’une pension ali­men­taire. Mais 20 % à 40 % de celles-ci, pourtant prévues par la justice française ne sont pas payées. Un état de fait contre lequel le collectif Abandon de famille – Tolérance zéro se bat depuis 2013. À partir du 1er janvier 2023, la Caisse d’allocations fami­liales (CAF) devrait prélever le montant des pensions non payées sur le compte bancaire du mauvais payeur (puisqu’il s’agit du père dans la plupart des cas) pour le verser sur celui de la cré­di­trice. Cette mesure repré­sente un progrès ; c’est en effet les mères qui se retrouvent sys­té­ma­ti­que­ment à devoir faire les démarches admi­nis­tra­tives pour obtenir les aides aux­quelles elles ont droit.

Des représentations et des injonctions contradictoires

Lorsque les mères céli­ba­taires tra­vaillent, on leur reproche parfois de ne pas assez s’occuper de leurs enfants. Lorsqu’elles ne tra­vaillent pas, c’est le fait qu’elles ne soient pas autonomes finan­ciè­re­ment qui inquiète. Les condi­tions d’attribution du RSA majoré en sont une illus­tra­tion. Les parents isolés qui en béné­fi­cient (des femmes à 96 %, dont la moitié a moins de 30 ans) doivent signer un « contrat d’engagement réci­proque » dans lequel elles s’engagent à « recher­cher acti­ve­ment un emploi ». Une phrase revient souvent dans la bouche des assis­tantes sociales auquel ont eu affaire les mères isolées avec les­quelles je me suis entre­te­nue : « Il faut tra­vailler, madame. » La priorité de la personne béné­fi­ciaire doit être la recherche d’emploi. Mais cette recherche n’est pas toujours évidente. « Quand mon fils était petit, j’avais choisi mon travail en fonction des horaires scolaires, raconte Sylvie Lacroix, 49 ans, qui vit à Vorey-sur-Arzon (Haute-Loire) et élève seule son fils depuis qu’il est né, il y a quinze ans. Pendant cinq ans, j’ai été “emploi de vie scolaire⁷ ” dans une école. J’aimais beaucoup ce que je faisais, mais ça n’existe pas comme “vrai travail” : j’étais payée entre 650 et 850 euros par mois. Ça a été très compliqué pendant des années. Par la suite, j’ai fait une formation d’accompagnante éducative et sociale. Lors de mon premier stage, on m’a reproché de prendre trois jours parce que mon fils était malade. Pour mon premier travail, j’ai travaillé de nuit pendant quatre mois. Mon père est venu pour garder mon fils. Puis il est parti plusieurs semaines chez ma soeur. Moi je souffrais de tachy­car­die et mon fils faisait n’importe quoi. Mère céli­ba­taire précaire, c’est un parcours du com­bat­tant, il faut une énergie dingue. »

Ces mères doivent donc faire face à une injonc­tion contra­dic­toire : bien s’occuper de leurs enfants ET accepter des emplois, même peu rémunérés, avec des horaires souvent incom­pa­tibles avec ceux de l’école ou de la crèche. Florence Roux se souvient ainsi de dis­cus­sions avec plusieurs conseillers et conseillères prin­ci­pales d’éducation (CPE). « Dès qu’il y avait un souci à l’école, les CPE me disaient : “C’est toujours pareil avec les femmes seules.” Un père seul, on ne lui dira jamais ça, on l’encouragera. Moi, personne ne m’encourage. » Les repré­sen­ta­tions de la famille mono­pa­ren­tale sont « variées mais elles restent malgré tout souvent négatives ; elles oscillent entre le blâme, la pitié et l’admiration. La famille mono­pa­ren­tale est celle à qui, de tou­te­fa­çon, il manque “quelque chose⁸” », analyse Jean-François Le Goff, psy­chiatre et thé­ra­peute familial. Lorsqu’il y a un problème avec la famille mono­pa­ren­tale, c’est toujours la structure de la famille qui est mise en cause, avec une insis­tance sur l’absence du père, « ou, plus idéo­lo­gi­que­ment sur le manque d’autorité », remarque-t-il.

Un foyer monoparental est une famille à part entière

Jean-François Le Goff déplore que beaucoup de thé­ra­peutes de la famille tiennent à ce que, dans les cas de couples séparés, le parent absent·e participe à la thérapie. Il invite plutôt ses confrères et consoeurs à prendre en consi­dé­ra­tion la famille mono­pa­ren­tale telle qu’elle est au quotidien : avec un seul parent. Ce foyer doit se recon­naître comme une famille à part entière, sans référence per­ma­nente à un manque. Il insiste par exemple sur l’importance de créer de « nouveaux rituels spé­ci­fiques » à chaque famille mono­pa­ren­tale, en « ne repro­dui­sant pas les rituels de la famille d’avant la mono­pa­ren­ta­li­té ».

Une mère isolée et son enfant, surtout quand l’enfant est très jeune, sont en per­ma­nence ensemble, y compris lors de rendez-vous avec les admi­nis­tra­tions. La mère est alors souvent accusée d’être fusion­nelle. « C’est une critique que j’ai beaucoup entendue quand mon fils était petit, comme toutes les mères isolées, fait remarquer Sylvie Lacroix. Pour moi, la fusion est dans le regard des gens qui voient un·e enfant avec sa mère. Bien sûr qu’il est fortement attaché à moi : je suis son seul repère ! Mon enfant compte sur moi, et heu­reu­se­ment ! »

À l’automne 2018, lors du mouvement des Gilets jaunes, des mères de famille céli­ba­taires se sont mobi­li­sées sur les ronds-points pour dénoncer les dif­fi­cul­tés aux­quelles elles faisaient face. Cependant, ce moment collectif passé, elles ont souvent retrouvé la solitude. Trop peu d’associations consa­crées à leurs combats tiennent sur le long terme parce que les femmes concer­nées manquent cruel­le­ment de dis­po­ni­bi­li­té. Des forums de dis­cus­sion en ligne peuvent consti­tuer des lieux fédé­ra­teurs, comme en témoigne l’expérience de La Collective des mères isolées

Pour remplir leur mission impos­sible, toutes orga­nisent leur vie au mieux. Leslie, Sigrid et Céline ont ainsi fait le choix d’habiter ensemble il y a quelques années. À cette époque, Leslie et Céline se sépa­raient de leurs conjoints res­pec­tifs et se retrou­vaient chacune seule avec un enfant de 3 ans. Sigrid était retournée vivre chez sa mère avec son enfant à la suite d’une mésa­ven­ture pro­fes­sion­nelle. Aucune n’avait les  moyens de louer un appar­te­ment avec deux chambres. Ensemble, elles ont trouvé une maison. « Nos trois ans de colo­ca­tion nous ont permis de nous recons­truire, de nous soutenir psy­cho­lo­gi­que­ment », commente Leslie, 38 ans.

Elles se sont mutuel­le­ment encou­ra­gées à suivre des for­ma­tions qui leur per­mettent aujourd’hui d’avoir de meilleurs revenus. Quand l’une était absente, les deux autres s’occupaient des enfants. Au bout de trois ans, leur colo­ca­tion a pris fin « natu­rel­le­ment », quand Céline a rencontré quelqu’un et que Sigrid a eu une oppor­tu­ni­té pro­fes­sion­nelle. Elles sont toujours très liées, orga­nisent chaque deuxième week-end de janvier « le Noël des amis » et leurs enfants se réclament quand ils ne se sont pas vus depuis longtemps. « Comme nos enfants sont tous des enfants uniques, ça leur a permis de connaître une vie de famille avec des frères et des soeurs, de jouer ensemble dans le jardin », explique Leslie. Une famille de fait, pour un temps ou pour la vie.

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1. Il s’agit d’un pseudonyme.

2. Aux yeux de l’État, un « parent isolé » est un·e céli­ba­taire, divorcé·e, séparé·e, veuf ou veuve, ayant un·e enfant ou plusieurs à charge

3. Élisabeth Algava, Kilian Bloch, Isabelle Robert-Bobée, « Les familles en 2020 : 25 % de familles mono­pa­ren­tales, 21 % de familles nom­breuses », Insee Focus, n0 249, 2021.

4. Carole Bonnet, Bertrand Garbinti, Anne Solaz, « Les varia­tions de niveau de vie des hommes et des femmes à la suite d’un divorce ou d’une rupture de pacs », Couples et familles, Insee Références, 2015.

5. Enquête « Statistiques sur les res­sources et condi­tions de vie » de l’Insee, 2022.

6. Émission « Sous les radars », France Culture, 16 avril 2022.

7. Emplois précaires et peu rémunérés destinés à apporter une aide aux élèves handicapé·es ou une assis­tance admi­nis­tra­tive au personnel de direction de l’école.

8. Jean-François Le Goff, « Les familles mono­pa­ren­tales sont-elles les oubliées des thérapies fami­liales ? », Thérapie familiale, 2006.

Réinventer la familler : en finir avec le modèle patriarcal

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°7 Réinventer la famille (septembre 2022).

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