Ce matin d’août 2023, le téléphone n’arrête pas de sonner dans le petit local parisien du Collectif féministe contre le viol (CFCV). Entre les murs tapissés d’affiches féministes, les voix des quatre jeunes salariées écoutantes de la ligne de soutien aux victimes d’agressions sexuelles se croisent, prodiguant conseils pratiques et juridiques : « Est-ce que vous avez pu voir un médecin, aller aux urgences gynéco pour faire un dépistage des infections sexuellement transmissibles ?
Que vous portiez plainte ou non, c’est important », « Vous dites qu’il vous a tiré les cheveux, il y avait des témoins à ce moment-là ? », « Vous avez dit plusieurs fois non : il s’agit d’un viol. C’est très grave ce qui s’est passé ».
Alors que la prise de parole des victimes est encouragée depuis 2017 et le début du mouvement #MeToo, ce sont plus que jamais les associations féministes qui constituent le premier point de contact des victimes vers une prise en charge. Comme la plupart de ces structures, le CFCV a vu la quantité de saisines augmenter en continu à partir de 2019 – l’effet rebond #MeToo –, soit 84 % d’appels en plus en cinq ans.
Pour la seule année 2020, le 3919, numéro national spécialisé dans les violences conjugales a, de son côté, enregistré 70 % d’appels en plus, principalement en raison du confinement. Aujourd’hui, d’après le centre francilien pour l’égalité femme-hommes Hubertine Auclert, « la tendance se stabilise » à un niveau élevé.
Une charge de travail impossible à absorber
Résultat : les structures d’écoute et d’accueil croulent sous le travail. « Dès qu’une écoutante est en vacances ou malade, on est en sous-effectifs et on doit faire des heures supplémentaires. On prend du retard sur certaines missions », témoigne Véronique Wolf, coordinatrice au CFCV. À Marseille, le renforcement des équipes de Solidarité Femmes 13 ne suffit pas à éponger les 20 % de demandes supplémentaires que la structure enregistre chaque année. « S’il y a une campagne d’affichage sur les violences, le nombre d’appels explose, constate Sophie Pioro, directrice de l’association. Les salariées ont parfois l’impression d’un puits sans fond. »
Le rythme était déjà intense avant 2020 : « On a toujours fonctionné en flux tendu : avant le Covid, chaque travailleuse sociale suivait environ 40 femmes », se rappelle Camille (son prénom a été modifié), ancienne salariée de Du côté des femmes, une association du Val‑d’Oise contrainte à la liquidation fin 2023. « On faisait six entretiens par jour, alors qu’il en aurait fallu trois pour accompagner les femmes correctement… »
Au fil des années, l’augmentation de la charge de travail s’est traduite dans tout le secteur par une multiplication d’arrêts maladie, de burn-out, de départs. « Faire des arbitrages en permanence, ça génère de la souffrance éthique : prioriser des victimes au détriment d’autres, c’est inhumain », analyse Marilyn Baldeck, ancienne déléguée générale de l’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). « Les institutions de l’État envoient les femmes dans des structures qui n’ont pas les moyens de les accueillir », insiste de son côté Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes qui finance de nombreuses associations.
Plusieurs organisations ont déjà tenté de lancer l’alerte. En janvier 2018, l’AVFT fermait sa permanence téléphonique pendant quatre mois pour essayer de faire avancer les dossiers en cours : « Ça nous a fait du bien, mais ça ne nous a pas permis de résorber notre retard, se rappelle Laure Ignace, formatrice et ancienne juriste de l’association. Les jeunes professionnelles qui ont envie d’“en être” se donnent à fond et partent essorées au bout de quelques années. Elles sont remplacées par d’autres, qu’il faut à nouveau former. » Un turnover qui génère une perte de temps et de compétences en matière d’accompagnement.
Ce tableau sombre a au moins le mérite de mettre en lumière les risques psychosociaux de ce secteur : mauvaise ergonomie des postes de travail, charge émotionnelle, risques d’agressions antiféministes, mais aussi « usure de compassion » et « traumatisme vicariant ». Étudiés depuis plusieurs années au Canada ou en Belgique (1), ces phénomènes sont encore peu connus en Europe. « Face au recueil répété de récits de violences et d’horreurs, on peut développer les mêmes symptômes que les victimes (flash-back, cauchemars, dépressions, insomnies, stress post- traumatique…) sans avoir vécu les mêmes choses, explique la psychologue Marion Fareng (2). Cela peut toucher des juristes, des travailleurs sociaux, des psychologues, des journalistes, des ONG. »
Dans les associations féministes, les écoutantes, comme toutes les femmes, sont aussi personnellement concernées, à des degrés divers, par les violences patriarcales dans leur vie privée. « Notre travail mélange beaucoup l’intime, le travail, le militantisme, le monde des idées et le monde des émotions. Tout s’entrechoque et donne un cocktail plus complexe que dans d’autres métiers », analyse Louise Delavier, cofondatrice de l’association. En avant toute(s), qui accompagne des adolescent·es et jeunes femmes par le biais d’un tchat en ligne (lire aussi notre débat page 130). De son côté, la juriste Laure Ignace se souvient : « Quand je suis arrivée à l’AVFT, j’ai plongé la tête la première dans le travail, avec un fort engagement militant. Je ne comptais pas mes heures, je traitais les mails le soir et le week-end. On ne m’a jamais posé de limites. L’absence de réflexion sur l’organisation collective à moyens constants et les conflits de valeurs ont dégradé mon état de santé. Jusqu’à l’épuisement. »
« Faire des arbitrages en permanence, ça génère de la souffrance éthique : prioriser des victimes au détriment d’autres, c’est inhumain. »
Marilyn Baldeck
Des besoins colossaux
Dans les associations comme ailleurs, la législation impose aux employeur·euses de protéger leurs salarié·es des risques psychosociaux. Mais ce cadre est souvent méconnu des conseils d’administration (CA) qui les gèrent. À la fois bénévoles et employeurs, certains manquent de temps et de compétences juridiques. « Il y a des CA féministes qui s’emparent du sujet et font de la prévention… Mais la plupart sont composés de militantes de bonne volonté un peu perdues sur ces questions », témoignent Marilou et Virginie du syndicat Asso-Solidaires, qui a développé une formation sur la souffrance au travail.
Pour plusieurs des associations féministes que nous avons interrogées, la question du bien-être au travail est centrale. Mais elle se révèle difficilement conciliable avec les cadences et le manque de moyens. Quant aux structures portées par des bénévoles, elles n’ont pas de formation juridique contre la souffrance au travail et doivent poser leurs propres limites. « Le problème, c’est que le militantisme ne s’arrête pas à la fin de la journée, il continue par messages, sur les réseaux sociaux », constate Caroline de Haas, cofondatrice de #NousToutes et d’Osez le Féminisme ! – qui ne milite plus aujourd’hui dans ces collectifs.
Malgré les annonces répétées d’Emmanuel Macron de faire de la lutte contre les violences faites aux femmes la « grande cause » du quinquennat et l’objectif du Grenelle des violences conjugales lancé en 2019, les subventions sont loin d’atteindre les besoins des associations, oscillant entre 2,6 et 5,4 milliards d’euros par un rapport de la Fondation des femmes, en 2023. En 2020, c’est un rapport du Sénat qui incitait déjà le gouvernement à passer « de la parole aux actes » dans un contexte où « l’afflux de demandes, à la suite du mouvement “me too” […] n’a pas été entièrement compensé par des ressources budgétaires correspondantes ». Un constat confirmé, en septembre 2023 par la Cour des comptes, qui regrette que les annonces présidentielles ne se soient « pas traduite[s] par la définition et la déclinaison d’une stratégie globale »
Interrogés par La Déferlante, les services d’Aurore Bergé, ministre déléguée à l’égalité entre les femmes et les hommes, chargée de la lutte contre les discriminations, mettent en avant une augmentation de 6,6 % des crédits alloués aux associations entre 2023 et 2024, avec un total de 38,9 millions d’euros prévus par la loi de finances 2024, pour la prévention et l’aide aux victimes. « Certes, l’État met plus d’argent sur la table. Mais comme il y a beaucoup plus d’appels à l’aide, au bout du compte, il y a moins d’argent pour chaque femme suivie », tacle Anne-Cécile Mailfert, dont la Fondation évalue cette baisse de crédits individuelle à 25 % depuis 2019.
Depuis le début de l’année 2023, plusieurs organisations de premier plan sont ainsi passées de la survie à l’effondrement. Dans l’Essonne, alors que les demandes de victimes augmentaient de 35 %, l’association Léa Solidarité femmes a dû réduire ses temps d’accueil et licencier un tiers de ses effectifs, laissant douze salariées recevoir à elles seules environ 2 500 victimes femmes et enfants cette année-là. En avril, l’association niçoise Accueil femmes solidarité a mis la clé sous la porte. En mai, Du côté des femmes, la seule structure spécialisée du Val‑d’Oise a été placée en redressement judiciaire puis liquidée en décembre.
Autre cause de cette précarité : les subventions sont allouées – et donc remises en question – chaque année. De plus, elles sont aussi versées tardivement. Selon le ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes, entre 2020 et 2022, seules 18 structures, dont Femmes solidaires ou le CFCV, ont bénéficié d’une convention pluriannuelle du ministère, leur assurant un minimum de stabilité. Pour les autres, ce fonctionnement rend incertain le maintien des postes de permanentes comme la poursuite des projets en cours.
Pour obtenir ces financements publics, les associations doivent également consacrer du temps et de l’énergie à des millefeuilles administratifs complexes. « Je n’avais jamais fait de demandes de subventions. On est obligées d’apprendre à valoriser ce qu’on fait avec les bons mots. Et pendant qu’on fait ça, on n’est pas sur le terrain », s’agace Aminata Dango, cofondatrice de l’association Djama-djigui à Noisiel, en Seine-et-Marne. Les huit bénévoles les plus actives qui font vivre cette association y consacrent chacune jusqu’à 40 heures par semaine. Avec les moyens du bord et des subventions occasionnelles, aidées par deux personnes en service civique, elles tiennent des permanences, accompagnent des femmes qui vont déposer plainte, les orientent vers une psychologue, en mettent d’autres à l’abri. La militante soupire : « On fait un travail indispensable et reconnu par les collectivités, on sauve des vies. Mais on ne peut pas encore créer des postes salariés ni avoir une vision à long terme. » Cette charge de travail a encore augmenté depuis la multiplication, dans les années 2000, des financements alloués sur la base d’appels à projets mettant en concurrence les associations entre elles (3). Les rares structures qui le peuvent embauchent des salariées affectées à la recherche de dons privés.
De la pédagogie auprès des financeurs publics et privés
Comment, dans ce contexte, préserver la santé mentale des écoutantes ? Plusieurs associations mettent en place des garde-fous. L’association En avant toutes finance par exemple une mutuelle qui permet à ses salariées d’accéder à des soins psychologiques : « Tu ne peux pas construire ton projet sans prendre en compte cet aspect-là. Mais il faudrait que la société entière se préoccupe de prendre soin de nous et des travailleurs sociaux », souligne Louise Delavier. Chez #NousToutes, la décision a été prise de gérer les messageries et la veille médiatique sur les féminicides de manière tournante pour limiter l’exposition des bénévoles aux récits de violences. En cas de besoin, elles peuvent aussi appeler une psychologue pour une consultation d’urgence – un numéro encore peu utilisé. « Je pense que les personnes n’osent pas, ou se financent elles-mêmes des soins quand elles le peuvent, pour ne pas mordre sur les finances du collectif », s’inquiète Coline Brou, militante du collectif.
La psychologue féministe Juliette Mercier est la cofondatrice du Centre Berta Pappenheim, un centre de « soins engagés » qui reçoit des militantes dans plusieurs lieux associatifs parisiens ou en visioconférence. Ces espaces de discussion collectifs ont pour vocation de traiter les problèmes organisationnels et relationnels. « On peut mettre en place des règles concrètes, comme limiter la durée des entretiens avec les victimes, alterner avec d’autres tâches pour ne pas se noyer dans la violence. Mais il faut surtout se sentir soutenue par la hiérarchie et les collègues, ne pas être isolée dans des situations compliquées, suggère-t-elle. Si on sent qu’on s’oublie pour l’autre, qu’il y a un glissement, il y a danger pour l’écoutante et la victime. ».
À Toulouse, l’Association promotion initiative femmes (Apiaf), pilier du réseau féministe local, souhaite maintenir son équipe à un effectif de vingt personnes pour conserver une organisation horizontale. Les femmes accueillies n’ont pas de référente attitrée : « On est interchangeables, et ça nous protège de la responsabilité face aux décisions. On n’a pas à se demander seule : “Est-ce qu’elle va se faire tuer si elle rentre chez elle ce soir ?”, explique une salariée. Si on sort bouleversée d’un entretien, on en parle tout de suite. »
« ON SE FORCE À DÉCONSTRUIRE LA CULPABILITÉ MILITANTE, LA CULTURE DU DÉVOUEMENT, LA SENSATION D’URGENCE, CAR ON SERA TOUJOURS DÉBORDÉES. »
Une salariée de l’association L’Échappée, à Lille
Mêmes réflexions à Lille, au sein de l’association L’Échappée, où les salariées ont défini un nombre maximum d’accompagnements de victimes pour chacune d’entre elles. « On se force à déconstruire la culpabilité militante, la culture du dévouement, la sensation d’urgence, car on sera toujours débordées. Les seules limites fixées, ce sont les nôtres. Pratiquer un accompagnement féministe implique de les respecter », explique l’une d’entre elles. Des choix qui impliquent de faire de la pédagogie auprès des financeurs publics et privés. « On leur explique que recevoir deux fois plus de personnes ne veut pas dire qu’on fait deux fois mieux le boulot. Et qu’on ne peut pas prendre soin des autres si on ne prend pas soin de nous. »
Le temps de travail consacré aux supervisions, à la formation et au bien-être des salariées a en effet un coût, que les associations ont parfois du mal à estimer dans leurs budgets. « Le milieu associatif devrait adapter sa charge de travail à ses moyens humains réels, estime aujourd’hui Laure Ignace, ancienne de l’AVFT. Si on en faisait deux fois moins, peut-être que ça changerait le rapport de force face à l’État, qui a besoin de nous. » Pendant le mouvement social contre la réforme des retraites à l’hiver et au printemps 2023, plusieurs associations féministes toulousaines ont participé à la grève reconductible : « Pour nous, c’était très important de montrer qu’on pouvait s’arrêter, annuler des actions sans que tout s’écroule, se souviennent Marilou et Virginie du syndicat Asso-Solidaires. Cette mobilisation nous a fait beaucoup de bien. Et elle a permis de rappeler que faire des économies sur notre dos et sur nos heures de travail gratuites, ce sont des choix politiques ! » •
(1) Lire Pascale Brillon, Entretenir ma vitalité d’aidant. Guide pour prévenir la fatigue de compassion et la détresse professionnelle, Les éditions de l’Homme (Montréal, Québec), 2002. Voir aussi la vidéo Le stress vicariant, quézako ? sur YouTube, réalisée par Lauraline Michel et le collectif OXO (Belgique).
(2) Marion Fareng travaille sur la question de l’exposition aux récits de violences sexuelles. Elle intervient auprès des salarié∙es de plusieurs entreprises et médias, dont La Déferlante.
(3) En décembre 2020, le gouvernement a provoqué un tollé en annonçant l’ouverture d’un appel d’offres pour la reprise du 3919, la ligne d’assistance aux femmes victimes de violence, historiquement gérée par la Fédération nationale Solidarité femmes (FNSF). À la suite d’une mobilisation d’ampleur, la procédure a finalement été interrompue.