Modèles en tous genres

Depuis 2019, le collectif Modèle vivant·e propose aux artistes de repenser la repré­sen­ta­tion des corps nus, dans une pers­pec­tive expé­ri­men­tale et trans­fé­mi­niste. À Marseille, ses performeur·euses posent régu­liè­re­ment devant les étudiant∙es des Beaux-Arts, et les invitent à ques­tion­ner leurs biais sexistes, gros­so­phobes ou vali­distes. Reportage.
Publié le 25 avril 2024
Le collectif Modèle vivant·e mélange pose et prise de parole. « On cherche à renouveler la pratique du dessin de modèles vivant·es et d’en faire non plus seulement quelque chose d’artistique mais aussi de politique », explique l'une de ses membres, Hélène Fromen.
Le collectif Modèle vivant·e mélange pose et prise de parole. « On cherche à renou­ve­ler la pratique du dessin de modèles vivant·es et d’en faire non plus seulement quelque chose d’artistique mais aussi de politique », explique l’une de ses membres, Hélène Fromen. Crédit : Gaëlle Matata

Des élèves de l’école des beaux-arts de Marseille s’installent par terre en cercle, dans la salle silen­cieuse du Soma, un centre artis­tique expé­ri­men­tal situé en plein centre-ville de la cité phocéenne. Hélène Fromen, l’une des trois modèles inter­ve­nant ce jour-là, se faufile au milieu des feuilles de papier et des sacs de cours pour s’installer au centre du cercle.

Elle a gardé son pantalon noir, et des bretelles striées de vert et de noir lui barrent la poitrine. Encore en retrait, Linda Demorrir et Lucie Camous, ses deux collègues, sont déjà com­plè­te­ment nu·es. Hélène prend la pose puis, immé­dia­te­ment après, la parole : « Je suis devenue lesbienne à presque 50 ans. Poser m’a permis de réfléchir au regard que je portais sur moi-même et à celui que les autres pouvaient avoir sur moi. »

Les mentons se lèvent et se baissent tandis que les crayons et autres feutres vont et viennent sur le papier. Hélène se désha­bille com­plè­te­ment. Linda et Lucie la rejoignent. Leurs trois corps s’allongent, côte à côte, sur le sol, et basculent en chandelle. Elles et iel tiennent la pose un long moment tout en conti­nuant à parler et parfois, entre deux phrases, éclatent de rire. En fond sonore est diffusée la lecture d’un texte écrit par Hélène : « Je suis allée dedans je me suis vue nue, c’est plus facile tordue ; tant pis si ça coince, si ça plie, si ça pen­douille, si ça ride, si ça chauffe, si ça tremble : je me suis reconnue. » Des morceaux de musique qui, d’après Lucie, ont tous « un sens politique » prennent le relais : Tomboy, de Princess Nokia, Faire et refaire, d’Ascendant Vierge ou encore Pussyboy, d’Ezra Michel. Les corps qui s’exposent aux yeux des étudiant·es en art échappent aux normes de genre. Les peaux sont capi­ton­nées ; les corps tatoués, poilus, musclés, s’entremêlent dans des poses éloignées de celles habi­tuel­le­ment adoptées par les modèles d’art.

Créé en 2019, Modèle vivant·e est un « collectif trans­fé­mi­niste de dessin et de repré­sen­ta­tions dis­si­dentes ». Né de la rencontre entre Linda Demorrir, modèle et DJ, et Hélène Fromen, artiste et cher­cheure, il a été rejoint en 2021 par Lucie Camous, modèle, curateur·ice, chercheur·euse et artiste. Ses inter­ven­tions invitent à recon­si­dé­rer les corps nus au-delà des repré­sen­ta­tions binaires habi­tuelles. « On cherche à renou­ve­ler la pratique du dessin de modèles vivant·es et à en faire non plus seulement quelque chose d’artistique mais aussi de politique », explique Hélène Fromen.

Dessin modèle vivant·es

À côté d’elle, Karine Rougier, 42 ans, artiste et ensei­gnante aux Beaux-Arts de Marseille, acquiesce. Lorsque, en 2019, l’école lui a proposé de reprendre le cours de dessin pour les étudiant·es de première année, abandonné par l’établissement sept ans plus tôt, elle a tout de suite souhaité réin­tro­duire la pratique du modèle vivant. Au départ, elle invite les modèles aca­dé­miques proposés par l’école, mais, très vite, elle a le sentiment que ce format alimente les sté­réo­types de genre : « Les étudiant·es de cette géné­ra­tion ont besoin de dessiner des corps dans toute leur diversité et dans lesquels ils et elles se recon­naissent vraiment », affirme-t-elle. En 2020, sa rencontre avec le collectif Modèle vivant·e est un déclic : un par­te­na­riat est mis en place, avec l’assentiment immédiat de l’école. Dans un même élan, Karine Rougier organise des ateliers simi­laires avec d’autres artistes-modèles marseillais·es issu·es des milieux fémi­nistes et queers : Bruta, Opale Mirman ou encore Ju Bourgain.

Sous le regard concentré des élèves, les trois modèles alternent les positions, certaines plus acro­ba­tiques que d’autres. Parfois la posture ne fonc­tionne pas et ce n’est pas grave, explique Lucie Camous : « On ne prépare rien en amont. On fait tout au feeling en fonction de nos envies et de nos idées sur le moment. » Karine Rougier, la pro­fes­seure, n’intervient jamais. Elle se contente de slalomer entre les étudiant·es pour les aiguiller au besoin.

Emma, étudiante de 20 ans, est une des premières à terminer son dessin. Les trois corps sont repré­sen­tés entre­la­cés : impos­sible de deviner qui est qui. En bas de la page, en lettres capitales, elle a écrit les mots « bizarre » et « bazar ». « J’ai l’habitude de dessiner d’abord le visage, mais là je ne savais pas par où commencer : le pied, le sein ? Finalement on dirait un peu une créature, mais j’aime bien le résultat », commente-t-elle. Assise à ses côtés, son ensei­gnante poursuit : « Contrairement à ce qui se passe dans les cours aca­dé­miques, ici le corps est parfois repré­sen­té de façon mons­trueuse, drôle ou délirante. Tout ce que peut aussi être un corps fina­le­ment. » Une manière de réin­ves­tir la figure du monstre pour mieux retourner le stigmate de la violence subie par les femmes et les personnes LGBT+. Au-delà des enjeux de repré­sen­ta­tions, cet exercice a également un intérêt artis­tique, complète la pro­fes­seure : « La liberté et l’originalité des poses proposées par les modèles – dos courbés, jambes croisées, corps entassés – amènent les étudiant·es dans des endroits où ils n’ont pas l’habitude d’aller en matière de tech­niques. »

Les corps des modèles s’entremêlent dans des poses éloignées de celles habituellement adoptées par les modèles d’art.

Les corps des modèles s’entremêlent dans des poses éloignées de celles habi­tuel­le­ment adoptées par les modèles d’art. Crédit : Gaëlle Matata

Reprendre le contrôle

 

C’est au tour de Linda Demorrir, autre modèle, de prendre la parole devant les étudiant∙es : « Au départ, je posais dans des cadres aca­dé­miques, mais j’avais souvent l’impression d’être objec­ti­fiée. En posant et en m’exprimant dans un espace tel que celui proposé ici, j’ai vraiment fait la paix avec mon corps trans. » Pour elle, comme les autres cofondateur·ices du collectif, parler pendant les poses permet de rétablir l’équilibre des pouvoirs entre artistes et modèles. Ainsi, Lucie Camous, en tant que personne en situation de handicap, ques­tionne le validisme dont iel souffre au quotidien. Enchevêtré·e à ses deux acolytes, iel lance à l’assemblée : « Lorsque j’ai cherché des repré­sen­ta­tions anti-validistes dans l’art contem­po­rain, je me suis heurté·e à un grand vide. C’est pourquoi je vous demande de dessiner ma jambe. » Iel baisse le regard vers ladite jambe et poursuit : « Poser ainsi me permet de reprendre le contrôle sur la manière dont j’ai envie d’être représenté·e. Dessiner et demander à être dessiné·e, c’est aussi faire exister d’autres nar­ra­tions, en portant la mienne avec celles des tordues, des boiteuses en équilibre instable. » Les étudiant·es se lancent.

La per­for­mance semble inspirer les jeunes artistes : « Il y a une vraie liberté de format, ce qui nous libère de la pression technique. Mais cela crée une autre forme d’impératif : celle d’interroger notre propre regard. Quand Lucie nous demande de dessiner sa jambe han­di­ca­pée, iel pose une exigence et cela crée un vrai échange hori­zon­tal entre nous », s’enthousiasme Apolline, 22 ans. « C’est beaucoup plus inté­res­sant que les cours de modèle vivant aca­dé­mique où on a parfois l’impression que la personne qui pose est un pot de fleur », complète Marie. D’autres ren­contrent des dif­fi­cul­tés : « Les poses sont trop com­pli­quées et trop nom­breuses. On n’a pas vraiment le temps de per­fec­tion­ner notre dessin », regrette Naya, 19 ans.

Alors que la per­for­mance prend fin, la salle plonge dans le silence. La tension retombe, aussi bien pour les trois modèles dont la peau rougie est marquée par les dif­fé­rentes poses, que pour les étudiant·es, dont les dizaines de dessins jonchent main­te­nant le sol. Modèles et artistes ont traversé ensemble ce que le collectif appelle un moment de « tendresse radicale et col­lec­tive ». « C’est un peu comme si tu revenais d’une planète dans laquelle tu t’exprimais dif­fé­rem­ment », analyse Hélène Fromen. Puis elle ajoute : « On pourrait penser que ce que l’on propose est une utopie, mais c’est bien réel. » •

Linda Demorrir, à gauche, Hélène Fromen au centre et Lucie Camous, à droite, membres du collectif transféministe Modèle vivant·e.

Linda Demorrir, à gauche, Hélène Fromen au centre et Lucie Camous, à droite, membres du collectif trans­fé­mi­niste Modèle vivant·e. Crédit : Gaëlle Matata

Le reportage photo de cet article a été réalisé le 17 février 2024 lors d’une session proposée aux étudiant·es des Beaux-Arts de Marseille par l’enseignante et artiste Karine Rougier avec le collectif Modèle vivant·e.

Journaliste et autrice basée à Marseille, spé­cia­li­sée dans les questions de genre et de migra­tions, Margaux Mazellier a signé Marseille trop puissante. 50 ans de féminisme dans la ville la plus rebelle de France (Hors d’atteinte, 2024).

Photographe basée à Marseille, Gaëlle Matata travaille avec des médias, des lieux culturels et des asso­cia­tions. Elle a été sélec­tion­née pour l’exposition « La France sous leurs yeux » (BNF, 2024).

Dessiner : esquisses d’une émancipation

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°14 Dessiner, paru en mai 2024. Consultez le sommaire.

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