Des élèves de l’école des beaux-arts de Marseille s’installent par terre en cercle, dans la salle silencieuse du Soma, un centre artistique expérimental situé en plein centre-ville de la cité phocéenne. Hélène Fromen, l’une des trois modèles intervenant ce jour-là, se faufile au milieu des feuilles de papier et des sacs de cours pour s’installer au centre du cercle.
Elle a gardé son pantalon noir, et des bretelles striées de vert et de noir lui barrent la poitrine. Encore en retrait, Linda Demorrir et Lucie Camous, ses deux collègues, sont déjà complètement nu·es. Hélène prend la pose puis, immédiatement après, la parole : « Je suis devenue lesbienne à presque 50 ans. Poser m’a permis de réfléchir au regard que je portais sur moi-même et à celui que les autres pouvaient avoir sur moi. »
Les mentons se lèvent et se baissent tandis que les crayons et autres feutres vont et viennent sur le papier. Hélène se déshabille complètement. Linda et Lucie la rejoignent. Leurs trois corps s’allongent, côte à côte, sur le sol, et basculent en chandelle. Elles et iel tiennent la pose un long moment tout en continuant à parler et parfois, entre deux phrases, éclatent de rire. En fond sonore est diffusée la lecture d’un texte écrit par Hélène : « Je suis allée dedans je me suis vue nue, c’est plus facile tordue ; tant pis si ça coince, si ça plie, si ça pendouille, si ça ride, si ça chauffe, si ça tremble : je me suis reconnue. » Des morceaux de musique qui, d’après Lucie, ont tous « un sens politique » prennent le relais : Tomboy, de Princess Nokia, Faire et refaire, d’Ascendant Vierge ou encore Pussyboy, d’Ezra Michel. Les corps qui s’exposent aux yeux des étudiant·es en art échappent aux normes de genre. Les peaux sont capitonnées ; les corps tatoués, poilus, musclés, s’entremêlent dans des poses éloignées de celles habituellement adoptées par les modèles d’art.
Créé en 2019, Modèle vivant·e est un « collectif transféministe de dessin et de représentations dissidentes ». Né de la rencontre entre Linda Demorrir, modèle et DJ, et Hélène Fromen, artiste et chercheure, il a été rejoint en 2021 par Lucie Camous, modèle, curateur·ice, chercheur·euse et artiste. Ses interventions invitent à reconsidérer les corps nus au-delà des représentations binaires habituelles. « On cherche à renouveler la pratique du dessin de modèles vivant·es et à en faire non plus seulement quelque chose d’artistique mais aussi de politique », explique Hélène Fromen.
À côté d’elle, Karine Rougier, 42 ans, artiste et enseignante aux Beaux-Arts de Marseille, acquiesce. Lorsque, en 2019, l’école lui a proposé de reprendre le cours de dessin pour les étudiant·es de première année, abandonné par l’établissement sept ans plus tôt, elle a tout de suite souhaité réintroduire la pratique du modèle vivant. Au départ, elle invite les modèles académiques proposés par l’école, mais, très vite, elle a le sentiment que ce format alimente les stéréotypes de genre : « Les étudiant·es de cette génération ont besoin de dessiner des corps dans toute leur diversité et dans lesquels ils et elles se reconnaissent vraiment », affirme-t-elle. En 2020, sa rencontre avec le collectif Modèle vivant·e est un déclic : un partenariat est mis en place, avec l’assentiment immédiat de l’école. Dans un même élan, Karine Rougier organise des ateliers similaires avec d’autres artistes-modèles marseillais·es issu·es des milieux féministes et queers : Bruta, Opale Mirman ou encore Ju Bourgain.
Sous le regard concentré des élèves, les trois modèles alternent les positions, certaines plus acrobatiques que d’autres. Parfois la posture ne fonctionne pas et ce n’est pas grave, explique Lucie Camous : « On ne prépare rien en amont. On fait tout au feeling en fonction de nos envies et de nos idées sur le moment. » Karine Rougier, la professeure, n’intervient jamais. Elle se contente de slalomer entre les étudiant·es pour les aiguiller au besoin.
Emma, étudiante de 20 ans, est une des premières à terminer son dessin. Les trois corps sont représentés entrelacés : impossible de deviner qui est qui. En bas de la page, en lettres capitales, elle a écrit les mots « bizarre » et « bazar ». « J’ai l’habitude de dessiner d’abord le visage, mais là je ne savais pas par où commencer : le pied, le sein ? Finalement on dirait un peu une créature, mais j’aime bien le résultat », commente-t-elle. Assise à ses côtés, son enseignante poursuit : « Contrairement à ce qui se passe dans les cours académiques, ici le corps est parfois représenté de façon monstrueuse, drôle ou délirante. Tout ce que peut aussi être un corps finalement. » Une manière de réinvestir la figure du monstre pour mieux retourner le stigmate de la violence subie par les femmes et les personnes LGBT+. Au-delà des enjeux de représentations, cet exercice a également un intérêt artistique, complète la professeure : « La liberté et l’originalité des poses proposées par les modèles – dos courbés, jambes croisées, corps entassés – amènent les étudiant·es dans des endroits où ils n’ont pas l’habitude d’aller en matière de techniques. »
Reprendre le contrôle
C’est au tour de Linda Demorrir, autre modèle, de prendre la parole devant les étudiant∙es : « Au départ, je posais dans des cadres académiques, mais j’avais souvent l’impression d’être objectifiée. En posant et en m’exprimant dans un espace tel que celui proposé ici, j’ai vraiment fait la paix avec mon corps trans. » Pour elle, comme les autres cofondateur·ices du collectif, parler pendant les poses permet de rétablir l’équilibre des pouvoirs entre artistes et modèles. Ainsi, Lucie Camous, en tant que personne en situation de handicap, questionne le validisme dont iel souffre au quotidien. Enchevêtré·e à ses deux acolytes, iel lance à l’assemblée : « Lorsque j’ai cherché des représentations anti-validistes dans l’art contemporain, je me suis heurté·e à un grand vide. C’est pourquoi je vous demande de dessiner ma jambe. » Iel baisse le regard vers ladite jambe et poursuit : « Poser ainsi me permet de reprendre le contrôle sur la manière dont j’ai envie d’être représenté·e. Dessiner et demander à être dessiné·e, c’est aussi faire exister d’autres narrations, en portant la mienne avec celles des tordues, des boiteuses en équilibre instable. » Les étudiant·es se lancent.
La performance semble inspirer les jeunes artistes : « Il y a une vraie liberté de format, ce qui nous libère de la pression technique. Mais cela crée une autre forme d’impératif : celle d’interroger notre propre regard. Quand Lucie nous demande de dessiner sa jambe handicapée, iel pose une exigence et cela crée un vrai échange horizontal entre nous », s’enthousiasme Apolline, 22 ans. « C’est beaucoup plus intéressant que les cours de modèle vivant académique où on a parfois l’impression que la personne qui pose est un pot de fleur », complète Marie. D’autres rencontrent des difficultés : « Les poses sont trop compliquées et trop nombreuses. On n’a pas vraiment le temps de perfectionner notre dessin », regrette Naya, 19 ans.
Alors que la performance prend fin, la salle plonge dans le silence. La tension retombe, aussi bien pour les trois modèles dont la peau rougie est marquée par les différentes poses, que pour les étudiant·es, dont les dizaines de dessins jonchent maintenant le sol. Modèles et artistes ont traversé ensemble ce que le collectif appelle un moment de « tendresse radicale et collective ». « C’est un peu comme si tu revenais d’une planète dans laquelle tu t’exprimais différemment », analyse Hélène Fromen. Puis elle ajoute : « On pourrait penser que ce que l’on propose est une utopie, mais c’est bien réel. » •
Le reportage photo de cet article a été réalisé le 17 février 2024 lors d’une session proposée aux étudiant·es des Beaux-Arts de Marseille par l’enseignante et artiste Karine Rougier avec le collectif Modèle vivant·e.
Journaliste et autrice basée à Marseille, spécialisée dans les questions de genre et de migrations, Margaux Mazellier a signé Marseille trop puissante. 50 ans de féminisme dans la ville la plus rebelle de France (Hors d’atteinte, 2024).
Photographe basée à Marseille, Gaëlle Matata travaille avec des médias, des lieux culturels et des associations. Elle a été sélectionnée pour l’exposition « La France sous leurs yeux » (BNF, 2024).