Pourquoi avez-vous créé les Dévalideuses ?
En novembre 2018, après la première marche organisée par Nous Toutes et l’invisibilisation totale des femmes handicapées dans cette manifestation, le besoin d’un collectif qui leur ressemblerait a émergé. J’ai lancé un appel sur Twitter et reçu plus d’une soixantaine de témoignages. Après quelques mois de réflexion, à l’automne 2019, nous avons lancé l’association Les Dévalideuses, qui comprenait huit personnes ayant différents handicaps et subissant des oppressions multiples. Aucun féminisme n’avait réfléchi à nos problématiques et nous n’étions représentées dans aucun courant. Nous avons décidé de créer le nôtre : le handi-féminisme.
Quel est l’objectif du collectif ?
Les Dévalideuses se battent pour faire reconnaître le validisme (1) comme une oppression résultant de choix politiques assumés. Cette question est encore peu connue du grand public et même des cercles militants. Notre objectif est que le validisme soit combattu de la même façon que le sexisme ou le racisme. Le handicap est encore trop souvent considéré comme un problème médical et personnel. Nous ne demandons pas de la solidarité ou de la bienveillance, nous voulons des actes politiques qui nous incluent dans tous les milieux.
Concernant l’accessibilité des espaces publics aux personnes handicapées, que prévoit la législation française ?
La France accuse beaucoup de retard par rapport au Royaume-Uni, à l’Espagne, ou aux États-Unis, qu’il ne faut pas pour autant imaginer comme des pays modèles en la matière. L’ambition première des lois visant à rendre accessibles les lieux finit toujours par être limitée par des amendements ou par d’autres types de réglementations. Prenons le cas de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Elle prévoyait de rendre accessibles 100 % des établissements recevant du public (ERP) dans des délais de cinq à dix ans. Un ERP, c’est aussi bien un musée qu’un commerce ou une gare. Mais, près de vingt ans après l’adoption du texte, seuls 56 % de ces lieux sont accessibles ou en cours d’accessibilisation. Face à l’impossibilité de respecter la loi, le gouvernement a modifié, par ordonnance, l’agenda d’accessibilité, renvoyant l’obligation de réaliser les travaux nécessaires à un horizon temporel indéfini.
Comment cela se passe-t-il en matière de logement ?
Le constat est identique : on est privé·es du droit à habiter où on le veut. La loi de 2005 stipulait que 100 % des logements neufs devaient être accessibles à toutes les mobilités. Finalement, la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (Élan), promulguée en novembre 2018, a abaissé ce taux à 20 %. La perspective s’est drastiquement réduite. Ces retards législatifs nous isolent au quotidien de la société. En tant que personne handicapée, le choix de son chez-soi est très limité. Obtenir un logement accessible et correspondant à nos moyens financiers reste un défi d’autant plus grand que les femmes handicapées sont souvent précaires.
Mais avant cela, il faut échapper à la mise en institution à laquelle on nous force. L’État français enferme les personnes handicapées dans des centres médicaux dès leur plus jeune âge. Le nombre de personnes vivant au sein de ces structures spécialisées ne fait qu’augmenter2 malgré les pressions de l’ONU exhortant la France à changer ce système inhumain. Son dernier rapport, qui date de 2021, dénonce les violences et les contraintes chimiques et physiques qui ont cours dans ces institutions. Le Défenseur des droits critique lui aussi leur manque d’inclusivité, et rappelle être régulièrement saisi pour des faits de maltraitances institutionnelles. C’est une ségrégation spatiale qui nous isole et nous enferme, une condamnation à vie pour les personnes handicapées.
Pour nous sortir des institutions médicales, le gouvernement met l’accent sur l’habitat inclusif. Mais loin de réintégrer les personnes handicapées au sein de la société, il continue de les isoler dans des habitations où elles vivent en vase clos ; ce sont par exemple des foyers de petite taille semblables à des colocations, souvent situés en milieu urbain. La structure de ces habitations-là reproduit une institutionnalisation. Nous luttons pour que les solutions individualisées soient mises en place. Nous voulons vivre où nous l’avons choisi, seul·e ou accompagné·e.
« Le placement en institution est une ségrégation spatiale qui nous isole et nous enferme, une condamnation à vie pour les personnes handicapées. »
CÉLINE EXTENSO
En quoi la cohabitation conjugale constitue-t-elle un facteur de risque spécifique pour les femmes handicapées ?
C’est plus dangereux pour elles parce qu’elles sont pour beaucoup tributaires de l’Allocation aux adultes handicapé·es (AAH). Censée assurer aux personnes handicapées un minimum de ressources, l’AAH est calculée en prenant en compte non pas les revenus de la personne handicapée, mais ceux du foyer. Autrement dit elle rend la personne handicapée dépendante de son ou sa conjoint·e, ce qui, en cas de violences conjugales, constitue un danger important, d’autant qu’il a été démontré que les femmes handicapées sont l’une des populations les plus exposées aux violences sexistes et sexuelles. C’est la raison pour laquelle les Dévalideuses se sont mobilisées pour une déconjugalisation de l’AAH, qui entrera en vigueur le 1er octobre 2023.
Le validisme entrave aussi la sociabilité des femmes handicapées…
Me rendre chez des ami·es ou des voisin·es qui m’invitent, pour moi, c’est quasi impossible. Les gens conçoivent qu’on manque de logements accessibles pour habiter, mais ils n’imaginent pas à quel point ça peut être aussi pesant dans nos vies sociales. On devrait pouvoir aller chez nos ami·es, dans notre famille, chez nos amant·es. Rencontrer des gens chez eux, garder leurs enfants, c’est une composante importante des relations dont on nous prive.
Au-delà de l’espace privé, à quelles discriminations font face les personnes handicapées à l’échelle d’un territoire ?
On ne jouit pas des lieux publics comme les personnes valides. La ville est pour moi un milieu hostile. En fauteuil, rien n’est accessible ou si peu. Pour toutes les personnes handicapées, se déplacer hors de chez soi représente une charge mentale énorme et peu soupçonnée. Chaque sortie est une mission. Très peu d’infrastructures collectives ont été pensées en prenant en compte les handicaps. On doit se renseigner à l’avance sur le lieu où on veut aller. Penser à l’auxiliaire de vie si on en a besoin. Prévoir les rares endroits avec des toilettes accessibles. C’est d’autant plus problématique pour les personnes qui ont leurs règles et qui sortent une journée complète. Si vous avez le malheur de vouloir vous déplacer dans Paris… les métros ne sont pas accessibles. Quand on regarde sur une application le temps nécessaire pour aller d’un point à un autre, un itinéraire estimé à vingt minutes va passer à plus d’une heure dès qu’on coche la case « trajet accessible »… C’est brutal !
Dans l’espace public, on est aussi exposées au harcèlement de rue. Il prend des modalités différentes de celui subi par les femmes valides, mais tout aussi violentes. Ses formes varient également selon les types de handicaps, mais même léger, un handicap, pour peu qu’il soit visible – comme celui d’une femme se déplaçant avec une béquille – donne l’impression que la personne est vulnérable. Les gens viennent nous aider physiquement sans nous demander notre consentement et ça peut être dangereux. Et puis il y a tous les comportements intrusifs : on nous arrête pour nous dire à quel point nos vies sont terribles et qu’on a bien du courage. Certaines personnes nous caressent la joue, nous font des câlins… Cela amène à mettre en place inconsciemment des stratégies : ne jamais rester longtemps au même endroit et demeurer en état d’hypervigilance.
Pour un collectif comme Les Dévalideuses, comment se mobiliser et habiter l’espace politique ?
Nous nous sommes positionnées contre la réforme des retraites qui repousse l’âge de départ à 64 ans, et nous encourageons toute personne qui le veut et qui le peut à aller manifester. Mais nos différentes expériences de manifestations nous ont refroidies. En novembre 2022, les Dévalideuses ont été invitées à défiler dans le cortège de tête à la marche Nous Toutes. Avant la marche, nous devions prendre la parole à une conférence de presse, et après le défilé, faire un discours depuis un kiosque. Ni la salle ni le kiosque n’étaient accessibles. Aucun de nos besoins, discutés en amont, n’a été pris en compte (3). C’est tristement représentatif de la place des luttes antivalidistes dans le féminisme. On a peu de vrai·es allié·es au sein de ces luttes.
Alors on réfléchit à de nouvelles formes de mobilisation, comme des petits événements plus statiques. On accepte que la rue ne soit, en l’état, pas le meilleur champ pour nous. Nos situations recouvrent des handicaps tellement différents qu’il faut se défaire de l’hégémonie de la manifestation comme seul espace militant valable, alors qu’il est validiste. •
Entretien réalisé le 10 mars 2023 au téléphone par Marie-Agnès Laffougère, étudiante au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes à Paris, en alternance à La Déferlante.
En formation de journalisme à Paris, Marie-Agnès Laffougère a rejoint en octobre 2022 La Déferlante pour un apprentissage de deux ans. Dans ce numéro, elle a réalisé les pages « En bref », les « Pour aller plus loin » du dossier, a coordonné le courrier des lecteur·ices et réalisé cet entretien.
Artiste photographe vivant à Metz, Alice Dylane fait primer l’expérience vécue, l’épreuve photographique servant trace de la rencontre avec l’autre ou de l’expérience intime et sensorielle. Pour La Déferlante, elle a photographié Céline Extenso, cofondatrice du collectif Les Dévalideuses.
(1) Le validisme, aussi appelé capacitisme, est un système d’oppressions qui infériorise les personnes handicapées, en considérant les personnes valides comme la norme sociale.
(2) En 2018, selon une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), la France comptait près de 346 000 adultes et 165 000 enfants vivant dans des structures adaptées, une augmentation d’environ 10 % depuis 2010.
(3) Le 21 novembre 2022, quelques jours après la marche, le collectif #NousToutes présentait sur Twitter ses excuses pour les défaillances relevées par Céline Extenso, indiquant que ses membres « [continueraient] à apprendre et à [se] former pour mieux sensibiliser aux différentes oppressions rencontrées par les victimes de violences de genre ».