Poètes, théologiens, docteurs ou simples moralistes ont pendant longtemps proscrit l’hilarité féminine. Perçu comme le symptôme d’une sexualité débridée ou une offense aux bonnes moeurs, le rire des femmes relève d’une transgression de genre : c’est ce qu’explique l’historienne Sabine Melchior-Bonnet, autrice de Le Rire des femmes (PUF, 2021).
Vous analysez, dans votre ouvrage, un nombre impressionnant de productions culturelles. Parmi toutes les femmes célèbres qu’on y croise, qui est la première à avoir ri ?
SABINE MELCHIOR-BONNET À ma connaissance, il s’agit de Sara qui s’esclaffe avec Abraham, dans la Bible, lorsque Yahvé leur annonce par la bouche d’un ange une nouvelle extravagante : ils vont donner naissance à un fils, malgré leur grand âge. Elle a 90 ans ; lui en a 100. Plein d’étonnement et d’émerveillement, le rire de l’homme est présenté dans la Genèse comme l’expression d’un saint respect devant l’amour de Dieu. Celui de la vieille Sara est au contraire un rire de doute. Ne pouvant s’empêcher de penser aux implications sexuelles portées par une telle promesse, la nonagénaire au corps ridé et stérile pouffe devant l’inconcevable, guidée par son expérience et son bon sens, comme on rigole d’une bonne plaisanterie. L’autodérision féminine trouve là une de ses premières expressions culturelles ! Alors que Dieu est demeuré silencieux devant le rire du patriarche, il réprimande vertement celui de l’épouse dont il réprouve l’incrédulité. Il perçoit chez celle-ci une résistance. Les exégètes du Moyen-Age compareront la joie pure de l’homme à la réaction railleuse de la femme.
Au XIVe siècle, le rire mystique de Béatrice, la muse du poète italien Dante, prend-il un sens différent ? Est-il mieux accepté ?
Au paradis de Dante 1, le rire des saintes n’est pas interdit comme en témoigne Béatrice, qui ne se contente pas d’un sourire indulgent. Son rire est l’expression d’une joie qui met en jeu le corps et les pulsions. […]