A la ferme Baudonne, des détenues à l’air libre

Dans les Landes, la ferme bio­lo­gique Baudonne accueille depuis quatre ans des pri­son­nières en fin de peine. Cette structure unique en Europe, soutenue par Emmaüs France, propose à une dizaine de détenues de réap­pri­voi­ser doucement le monde extérieur. 
Publié le 21 octobre 2024
Crédit : Constance Decorde / Youpress
Marine (qui se genre au masculin) est arrivé à la ferme Baudonne, à Tarnos (Landes), il y a un an. Crédit photo : Constance Decorde / Youpress

En ce mois d’avril 2024, une belle matinée de printemps s’annonce à Tarnos, une petite ville des Landes, située à 45 kilo­mètres de la frontière espagnole. Dans les champs à proximité d’une dépar­te­men­tale plutôt tran­quille, on aperçoit une sil­houette courbée, les mains dans la terre.

Queen, 31 ans, ori­gi­naire du Nigeria, est en train de désherber. « Être ici, c’est un sou­la­ge­ment », confie-t-elle. La ferme Baudonne, soutenue par l’association Emmaüs, est loin d’être une exploi­ta­tion classique : c’est une structure d’accueil unique en Europe, réservée aux femmes en fin de peine qui ont purgé de longues condamnations.

Ce reportage a été réalisé en avril 2024, plusieurs mois avant que n’éclate l’affaire abbé Pierre. En juillet, le mouvement Emmaüs a publié le résultat d’une enquête interne dans laquelle sept femmes accusent le prêtre, mort en 2007, de violences sexuelles commises de la fin des années 1970 à 2005. D’autres témoi­gnages ont, depuis, fait état de viols. Le directeur de la ferme Emmaüs Baudonne, Gabi Mouesca s’est dit extrê­me­ment choqué par ces révé­la­tions, et indique avoir immé­dia­te­ment retiré les portraits de l’abbé Pierre qui figu­raient dans les locaux. Concernant la ferme, unique structure à des­ti­na­tion des femmes en fin de peine, sa légi­ti­mi­té demeure « incon­tes­table », estime-t-il.

Il n’y a pas de barrière, pas de portail. Les détenues béné­fi­cient de sorties heb­do­ma­daires non accom­pa­gnées. « Les gens sont gentils, c’est comme une famille. On est libres, on est bien », décrit Queen, arrivée il y a quatre mois. Après huit années derrière les barreaux, elle sent avec délec­ta­tion le doux soleil sur sa peau. « Quand le Spip [Service péni­ten­tiaire d’insertion et de probation] m’a proposé de finir ma peine ici, j’ai dit oui tout de suite », se souvient-elle.

Le directeur et fondateur de la ferme, Gabriel Mouesca, dit « Gabi », est un ancien leadeur du mouvement sépa­ra­tiste basque Iparretarrak. Il a passé dix-sept ans en prison, où il a pris conscience de la condition des femmes détenues – moins d’activités, moins de formation –, et en par­ti­cu­lier des femmes trans­genres, « pas res­pec­tées dans leur tra­jec­toire », subissant violences et humi­lia­tions. La popu­la­tion carcérale française est composée à plus de 96 % d’hommes. Les détenues, cisgenres ou trans­genres, sont les grandes oubliées. Y compris quand elles s’apprêtent à sortir.

Imaginée en 2018, la ferme Emmaüs Baudonne n’a ouvert qu’en 2020, après de longs mois de trac­ta­tions et quelques réactions hostiles de voisin·es qui crai­gnaient une baisse du prix de l’immobilier. Les détenues, après accord du juge de l’application des peines, y passent au maximum leurs deux dernières années. Elles peuvent y apprendre un métier – le maraî­chage bio, pour la majorité d’entre elles – et réap­pri­voi­ser la vie en liberté, afin de réduire le risque de récidive. Un pas important vers l’« auto­no­mi­sa­tion », un terme que Gabi Mouesca préfère largement à celui de « réin­ser­tion », car, avant de tomber, estime-t-il « ces femmes n’ont souvent pas été insérées dans la société ».

Peau mate, bottes aux pieds, Laurène, la trentaine, cache ses yeux derrière des verres de lunettes teintés. Arrivée il y a quelques jours seulement, elle évolue à Baudonne comme un poisson dans l’eau, heureuse que son dossier de placement extérieur ait été validé, après plusieurs entre­tiens et un stage d’observation ici même. Sa sortie se fera un peu plus en douceur. La jeune femme rêve d’obtenir un permis poids lourd ou de suivre une formation en fabri­ca­tion de maisons écologiques.

« C’était lui ou moi »

Diana, 38 ans, vient de la Martinique. On sent en elle l’envie de laisser le passé derrière. Si les détenues sont libres d’évoquer ou non les raisons de leur condam­na­tion, le sujet reste toujours flottant, même dans les moments plus légers. Taiseuse, tout juste évoque-t-elle quelques bribes de son enfance : un « grand jardin aux Antilles, une plan­ta­tion », puis des ferias à Toulouse, son ancien travail de secré­taire. Aujourd’hui, ce qui la motive, c’est de se lancer dans la pâtisserie.

Crédit photo : Constance Decorde / Youpress

Condamnée à une lourde peine, Diana va vivre la fin de sa détention à la ferme Baudonne. Elle a un contrat de 26 heures en maraî­chage. Ici, elle s’occupe des semis. «  J’aime le calme et la concen­tra­tion que réclame le maraî­chage. » Crédit photo : Constance Decorde / Youpress.

Une fois sa longue matinée de travail terminée, Laurène nous accueille dans sa chambre à la ferme. Elle nous montre ses vieux CD, vestiges d’une jeunesse pas si lointaine, puis baisse la voix pour évoquer par bribes ce qui l’a amenée en prison : une soirée un peu alcoo­li­sée, une dispute qui éclate avec son compagnon de l’époque. Lui qui devient menaçant et la pousse vers la fenêtre ; ce couteau sur la table et ce coup mortel porté pour se défendre : « C’était lui ou moi. » Laurène écope d’une peine de quinze ans d’emprisonnement en première instance, dix-huit en appel. Elle nous montre une peluche ayant appartenu à sa fille qu’elle ne quitte pas depuis le début de sa détention, il y a onze ans : « Ma sœur a soudoyé les matons pour que je l’aie ! » Elle inter­rompt la conver­sa­tion : « Je dois passer un coup de fil à ma nièce, c’est son anni­ver­saire ! » À Baudonne, le téléphone, ce lien sacré avec l’extérieur, est autorisé.

Crédit photo : Constance Decorde / Youpress

Laurène, dans sa chambre. D’une surface d’environ 10 mètres carrés, chaque chambre dispose d’un lit, un bureau, un placard et un lavabo. La douche et les toilettes sont à partager à deux. Chaque détenue a sa clé. Crédit photo : Constance Decorde / Youpress.

Pendant que la plupart des détenues tra­vaillent aux champs, Marlène* s’active en cuisine. Tablier autour de la taille, cheveux rasés sur les côtés, depuis l’été 2023, à Baudonne, elle réapprend à vivre, « par exemple, à éteindre la lumière ou l’eau, car en prison tout est auto­ma­ti­sé ». À sa sortie de prison, un petit garçon de 10 ans l’attend : « Souvent, je me dis que mon fils vivrait mieux sans moi. On culpa­bi­lise d’abandonner ses enfants. En France, une femme n’a pas à faire de prison : elle doit juste s’occuper de son mari. » Il y a quelques mois, en détention, Marlène s’est mariée avec Marine, qui se genre au masculin : « Un buffet, la robe, le chignon, un vrai mariage ! » s’amuse-t-elle. Le couple, qui vit désormais à Baudonne, a déjà lancé les démarches pour faire un enfant une fois dehors.

Crédit photo : Constance Decorde / Youpress

Marlène et Marine se sont rencontré·es en prison où elleux se sont marié·es. Arrivé à Baudonne le même jour, le couple partage une chambre et projette de fonder une famille. Elleux ne sou­haitent pas être reconnu·es. Crédit photo : Constance Decorde / Youpress.

Pour Marlène, aucun doute, le fait d’être une femme a des inci­dences sur la manière dont la justice est rendue, mais également sur les condi­tions de détention : « Si on vole pour nos enfants, on va prendre six mois, alors qu’un braqueur va prendre trois mois avec sursis, s’énerve-t-elle. Même la juge, une femme, nous a lancé : “Vous avez pensé aux enfants quand vous avez commis votre crime ?”  En détention, les hommes ont plus d’activités, ils peuvent davantage circuler. Ils ont accès aux coursives, aux portables [posséder un téléphone est interdit, mais beaucoup contre­viennent à cette règle], ils peuvent suivre des cours. Pourquoi sont-ils mieux traités ? »

Patricia*, arrivée le matin même pour tester la structure pendant trois jours, confirme qu’à Toulouse où elle est incar­cé­rée les garçons ont « droit à des PlayStation, mais pas les filles » – elle adore y jouer. Entre deux bottes de radis, cette femme tout juste majeure, placée en famille d’accueil à l’âge de 2 ans, explique être entrée dans le trafic de drogue dès ses 8 ans : « Je n’ai pas fait ça par plaisir, mais parce que je voyais ma mère, placée sous tutelle, vivre avec quelques dizaines d’euros par mois. » Laurène rebondit : « Si un homme avait fait la même chose que moi, il aurait pris beaucoup moins », assène-t-elle. Natacha Chetcuti-Osorovitz, socio­logue spé­cia­liste des prisons et membre du conseil d’administration de la ferme, comprend cette impres­sion mais se dit incapable de la cor­ro­bo­rer, par manque de données.

Crédit photo : Constance Decorde / Youpress

Patricia (au premier plan), 19 ans, a fait un essai de trois jours à la ferme Baudonne, avant de repartir à la maison d’arrêt où elle a encore six mois de peine à purger. Au second plan, Laurène et Diana mettent les légumes dans des cageots pour la vente directe de l’après-midi. Crédit photo : Constance Decorde / Youpress.

Ce dont elle peut attester, en revanche, c’est que « le concept de continuum des violences de genre n’est pas pris en compte par les magistrat·es dans le trai­te­ment des violences domes­tiques ou conju­gales ». Cela joue en défaveur de certaines femmes, comme celles qui tuent leur conjoint après qu’il les a bru­ta­li­sées et violées pendant des années et voient leur peine aggravée par l’accusation de pré­mé­di­ta­tion. Plus encore, explique la socio­logue, « depuis le XXe siècle, les femmes sont natu­ra­li­sées comme non violentes. Celles qui passent à l’acte sont des figures de déviance ». Laurène a fait les frais de ces sté­réo­types : ses proches l’ont poussée à changer de nom pour ne pas garder le même patronyme qu’elles et eux. Elle a dû reprendre celui de sa mère. « Mais je ne m’habitue pas à ce nouveau nom. Ce n’est pas moi. »

Victimes des hommes

D’après Natacha Chetcuti-Osorovitz, à Baudonne, on trouve majo­ri­tai­re­ment deux profils. D’abord, les femmes qui s’estiment condam­nées injus­te­ment : souvent victimes de violences physiques, sexuelles et de menaces de mort, elles ont fini par passer à l’acte pour pallier l’inaction des ins­ti­tu­tions. « Ces femmes se consi­dèrent comme des victimes qui n’ont pas été entendues », explique la sociologue.

La seconde catégorie est composée de femmes condam­nées à des « peines iné­luc­tables et parfois anti­ci­pées  ». Elles sont souvent étran­gères ou pro­viennent des ter­ri­toires français d’outre-mer et sont entrées dans le trafic de stu­pé­fiants et/ou dans des réseaux de pros­ti­tu­tion en étant conscientes des risques, mais sans en tirer « des bénéfices lucratifs […] comme le font les hommes », détaille encore Natacha Chetcuti-Osorovitz. « À de rares excep­tions près, elles ont toutes été victimes des hommes », résume Gabi Mouesca, le directeur de la ferme.

Après des années derrière les barreaux, celles qui arrivent à Baudonne sont souvent abîmées psy­cho­lo­gi­que­ment. « Elles arrivent ici avec des dif­fi­cul­tés profondes qui existent parfois depuis l’enfance – la dépen­dance à l’alcool ou des souf­frances psy­cho­lo­giques – et qui ont pu les conduire à commettre des crimes. S’y ajoutent ensuite les traces de la détention. Le travail pour éviter la récidive est énorme », analyse Maria Ortego, accom­pa­gna­trice socio­pro­fes­sion­nelle qui chapeaute leur auto­no­mi­sa­tion. Malgré ces dif­fi­cul­tés, sur les 40 femmes passées à Baudonne depuis son ouverture, 80 % ont évité une « sortie sèche » c’est-à-dire sans accom­pa­gne­ment – un taux largement supérieur à celui affiché par le système carcéral classique. De Baudonne, « elles res­sortent avec un logement, un travail, une formation rémunérée et des aides de l’État », rassure Gabi Mouesca.

Crédit photo : Constance Decorde / Youpress

Le midi, les rési­dentes prennent leur repas ensemble. C’est Marlène qui est chargée de les préparer. Le soir, chacune fait son propre repas. Crédit photo : Constance Decorde / Youpress.

Reste la force des rêves

L’ancien pri­son­nier politique aimerait que « ses » pen­sion­naires puissent reprendre entiè­re­ment le contrôle de leur vie : « La parole la plus puissante, ici, ce n’est pas la mienne, c’est la leur. » Mais après des années d’emprise ou d’impossibilité de faire des démarches elles-mêmes en prison, cet encou­ra­ge­ment à se prendre en charge peut leur sembler « ver­ti­gi­neux », nuance Natacha Chetcuti-Osorovitz. Gabi Mouesca est bien conscient des logiques de genre et de sa position d’autorité, qui l’a parfois amené à renvoyer certaines femmes à la prison quand elles ne res­pec­taient pas le règlement. Il essaie de rééqui­li­brer cette situation par le dialogue, même s’il sait que pour certaines questions intimes, celle des pro­tec­tions hygié­niques par exemple, les détenues vont plutôt s’adresser aux femmes de l’équipe.

La ferme Baudonne ne peut corriger tous les maux de la société. Mais elle tente d’apporter un espoir. Attenante à la ferme, une école a d’ailleurs ouvert ses portes : alter­na­tive, éco­ci­toyenne, avec une approche éman­ci­pa­trice de l’éducation, elle accueille des enfants dont les parents n’ont pas peur des détenues. Mais dans un contexte politique défa­vo­rable aux peines alter­na­tives, Baudonne manque de moyens : les frais de fonc­tion­ne­ment atteignent chaque année 600 000 euros. Le soutien d’Emmaüs, de dif­fé­rentes fon­da­tions, ou encore l’argent versé par l’administration péni­ten­tiaire pour chaque pen­sion­naire ne suffisent pas. La structure a déjà failli fermer plusieurs fois.

Dans ce futur qui se dessine en demi-teinte, il reste la force des rêves. Laurène s’imagine vadrouiller un jour à travers la France en emportant avec elle sa tiny house. Elle se veut optimiste : « Je suis dégourdie, bosseuse, touche à tout. » Après avoir entamé une relation amoureuse avec une détenue, elle ressent fina­le­ment le besoin de se recons­truire seule. Patricia, de son côté, a envie de « changer de vie, d’avancer », de financer son permis de conduire. Queen, qui a fait une formation de vendeuse, adore le jeudi parce que c’est jour de marché : les légumes récoltés le matin sont vendus sur un petit stand, devant la ferme, avec des sacs cousus par une autre détenue dans son atelier. Elle voudrait s’installer dans le coin, et espère retrouver l’anonymat que la cou­ver­ture média­tique interdit souvent aux condam­nées. Dans un an, Marlène sortira. Elle s’accroche à l’espoir de retrouver son fils et d’habiter avec Marine. Elle a payé son tribut à la société, ne veut pas recom­men­cer les mêmes erreurs. Ses mots claquent, comme un slogan : « J’ai hâte de bien vivre. »

Crédit photo : Constance Decorde / Youpress

Tous les jeudis, les légumes récoltés par les rési­dentes sont vendus direc­te­ment à la ferme. Ce jour-là, c’est Queen qui s’occupe de tenir le stand. « J’aime la vente, j’aimerais tra­vailler dans ce domaine quand je serai sortie. » Crédit photo : Constance Decorde / Youpress.

 


* À la demande des intéressé·es, certains prénoms ont été modifiés.

S’habiller, en découdre avec les injonctions

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.

Dans la même catégorie