En ce mois d’avril 2024, une belle matinée de printemps s’annonce à Tarnos, une petite ville des Landes, située à 45 kilomètres de la frontière espagnole. Dans les champs à proximité d’une départementale plutôt tranquille, on aperçoit une silhouette courbée, les mains dans la terre.
Queen, 31 ans, originaire du Nigeria, est en train de désherber. « Être ici, c’est un soulagement », confie-t-elle. La ferme Baudonne, soutenue par l’association Emmaüs, est loin d’être une exploitation classique : c’est une structure d’accueil unique en Europe, réservée aux femmes en fin de peine qui ont purgé de longues condamnations.
Ce reportage a été réalisé en avril 2024, plusieurs mois avant que n’éclate l’affaire abbé Pierre. En juillet, le mouvement Emmaüs a publié le résultat d’une enquête interne dans laquelle sept femmes accusent le prêtre, mort en 2007, de violences sexuelles commises de la fin des années 1970 à 2005. D’autres témoignages ont, depuis, fait état de viols. Le directeur de la ferme Emmaüs Baudonne, Gabi Mouesca s’est dit extrêmement choqué par ces révélations, et indique avoir immédiatement retiré les portraits de l’abbé Pierre qui figuraient dans les locaux. Concernant la ferme, unique structure à destination des femmes en fin de peine, sa légitimité demeure « incontestable », estime-t-il.
Il n’y a pas de barrière, pas de portail. Les détenues bénéficient de sorties hebdomadaires non accompagnées. « Les gens sont gentils, c’est comme une famille. On est libres, on est bien », décrit Queen, arrivée il y a quatre mois. Après huit années derrière les barreaux, elle sent avec délectation le doux soleil sur sa peau. « Quand le Spip [Service pénitentiaire d’insertion et de probation] m’a proposé de finir ma peine ici, j’ai dit oui tout de suite », se souvient-elle.
Le directeur et fondateur de la ferme, Gabriel Mouesca, dit « Gabi », est un ancien leadeur du mouvement séparatiste basque Iparretarrak. Il a passé dix-sept ans en prison, où il a pris conscience de la condition des femmes détenues – moins d’activités, moins de formation –, et en particulier des femmes transgenres, « pas respectées dans leur trajectoire », subissant violences et humiliations. La population carcérale française est composée à plus de 96 % d’hommes. Les détenues, cisgenres ou transgenres, sont les grandes oubliées. Y compris quand elles s’apprêtent à sortir.
Imaginée en 2018, la ferme Emmaüs Baudonne n’a ouvert qu’en 2020, après de longs mois de tractations et quelques réactions hostiles de voisin·es qui craignaient une baisse du prix de l’immobilier. Les détenues, après accord du juge de l’application des peines, y passent au maximum leurs deux dernières années. Elles peuvent y apprendre un métier – le maraîchage bio, pour la majorité d’entre elles – et réapprivoiser la vie en liberté, afin de réduire le risque de récidive. Un pas important vers l’« autonomisation », un terme que Gabi Mouesca préfère largement à celui de « réinsertion », car, avant de tomber, estime-t-il « ces femmes n’ont souvent pas été insérées dans la société ».
Peau mate, bottes aux pieds, Laurène, la trentaine, cache ses yeux derrière des verres de lunettes teintés. Arrivée il y a quelques jours seulement, elle évolue à Baudonne comme un poisson dans l’eau, heureuse que son dossier de placement extérieur ait été validé, après plusieurs entretiens et un stage d’observation ici même. Sa sortie se fera un peu plus en douceur. La jeune femme rêve d’obtenir un permis poids lourd ou de suivre une formation en fabrication de maisons écologiques.
« C’était lui ou moi »
Diana, 38 ans, vient de la Martinique. On sent en elle l’envie de laisser le passé derrière. Si les détenues sont libres d’évoquer ou non les raisons de leur condamnation, le sujet reste toujours flottant, même dans les moments plus légers. Taiseuse, tout juste évoque-t-elle quelques bribes de son enfance : un « grand jardin aux Antilles, une plantation », puis des ferias à Toulouse, son ancien travail de secrétaire. Aujourd’hui, ce qui la motive, c’est de se lancer dans la pâtisserie.
Une fois sa longue matinée de travail terminée, Laurène nous accueille dans sa chambre à la ferme. Elle nous montre ses vieux CD, vestiges d’une jeunesse pas si lointaine, puis baisse la voix pour évoquer par bribes ce qui l’a amenée en prison : une soirée un peu alcoolisée, une dispute qui éclate avec son compagnon de l’époque. Lui qui devient menaçant et la pousse vers la fenêtre ; ce couteau sur la table et ce coup mortel porté pour se défendre : « C’était lui ou moi. » Laurène écope d’une peine de quinze ans d’emprisonnement en première instance, dix-huit en appel. Elle nous montre une peluche ayant appartenu à sa fille qu’elle ne quitte pas depuis le début de sa détention, il y a onze ans : « Ma sœur a soudoyé les matons pour que je l’aie ! » Elle interrompt la conversation : « Je dois passer un coup de fil à ma nièce, c’est son anniversaire ! » À Baudonne, le téléphone, ce lien sacré avec l’extérieur, est autorisé.
Pendant que la plupart des détenues travaillent aux champs, Marlène* s’active en cuisine. Tablier autour de la taille, cheveux rasés sur les côtés, depuis l’été 2023, à Baudonne, elle réapprend à vivre, « par exemple, à éteindre la lumière ou l’eau, car en prison tout est automatisé ». À sa sortie de prison, un petit garçon de 10 ans l’attend : « Souvent, je me dis que mon fils vivrait mieux sans moi. On culpabilise d’abandonner ses enfants. En France, une femme n’a pas à faire de prison : elle doit juste s’occuper de son mari. » Il y a quelques mois, en détention, Marlène s’est mariée avec Marine, qui se genre au masculin : « Un buffet, la robe, le chignon, un vrai mariage ! » s’amuse-t-elle. Le couple, qui vit désormais à Baudonne, a déjà lancé les démarches pour faire un enfant une fois dehors.
Pour Marlène, aucun doute, le fait d’être une femme a des incidences sur la manière dont la justice est rendue, mais également sur les conditions de détention : « Si on vole pour nos enfants, on va prendre six mois, alors qu’un braqueur va prendre trois mois avec sursis, s’énerve-t-elle. Même la juge, une femme, nous a lancé : “Vous avez pensé aux enfants quand vous avez commis votre crime ?” En détention, les hommes ont plus d’activités, ils peuvent davantage circuler. Ils ont accès aux coursives, aux portables [posséder un téléphone est interdit, mais beaucoup contreviennent à cette règle], ils peuvent suivre des cours. Pourquoi sont-ils mieux traités ? »
Patricia*, arrivée le matin même pour tester la structure pendant trois jours, confirme qu’à Toulouse où elle est incarcérée les garçons ont « droit à des PlayStation, mais pas les filles » – elle adore y jouer. Entre deux bottes de radis, cette femme tout juste majeure, placée en famille d’accueil à l’âge de 2 ans, explique être entrée dans le trafic de drogue dès ses 8 ans : « Je n’ai pas fait ça par plaisir, mais parce que je voyais ma mère, placée sous tutelle, vivre avec quelques dizaines d’euros par mois. » Laurène rebondit : « Si un homme avait fait la même chose que moi, il aurait pris beaucoup moins », assène-t-elle. Natacha Chetcuti-Osorovitz, sociologue spécialiste des prisons et membre du conseil d’administration de la ferme, comprend cette impression mais se dit incapable de la corroborer, par manque de données.
Ce dont elle peut attester, en revanche, c’est que « le concept de continuum des violences de genre n’est pas pris en compte par les magistrat·es dans le traitement des violences domestiques ou conjugales ». Cela joue en défaveur de certaines femmes, comme celles qui tuent leur conjoint après qu’il les a brutalisées et violées pendant des années et voient leur peine aggravée par l’accusation de préméditation. Plus encore, explique la sociologue, « depuis le XXe siècle, les femmes sont naturalisées comme non violentes. Celles qui passent à l’acte sont des figures de déviance ». Laurène a fait les frais de ces stéréotypes : ses proches l’ont poussée à changer de nom pour ne pas garder le même patronyme qu’elles et eux. Elle a dû reprendre celui de sa mère. « Mais je ne m’habitue pas à ce nouveau nom. Ce n’est pas moi. »
Victimes des hommes
D’après Natacha Chetcuti-Osorovitz, à Baudonne, on trouve majoritairement deux profils. D’abord, les femmes qui s’estiment condamnées injustement : souvent victimes de violences physiques, sexuelles et de menaces de mort, elles ont fini par passer à l’acte pour pallier l’inaction des institutions. « Ces femmes se considèrent comme des victimes qui n’ont pas été entendues », explique la sociologue.
La seconde catégorie est composée de femmes condamnées à des « peines inéluctables et parfois anticipées ». Elles sont souvent étrangères ou proviennent des territoires français d’outre-mer et sont entrées dans le trafic de stupéfiants et/ou dans des réseaux de prostitution en étant conscientes des risques, mais sans en tirer « des bénéfices lucratifs […] comme le font les hommes », détaille encore Natacha Chetcuti-Osorovitz. « À de rares exceptions près, elles ont toutes été victimes des hommes », résume Gabi Mouesca, le directeur de la ferme.
Après des années derrière les barreaux, celles qui arrivent à Baudonne sont souvent abîmées psychologiquement. « Elles arrivent ici avec des difficultés profondes qui existent parfois depuis l’enfance – la dépendance à l’alcool ou des souffrances psychologiques – et qui ont pu les conduire à commettre des crimes. S’y ajoutent ensuite les traces de la détention. Le travail pour éviter la récidive est énorme », analyse Maria Ortego, accompagnatrice socioprofessionnelle qui chapeaute leur autonomisation. Malgré ces difficultés, sur les 40 femmes passées à Baudonne depuis son ouverture, 80 % ont évité une « sortie sèche » c’est-à-dire sans accompagnement – un taux largement supérieur à celui affiché par le système carcéral classique. De Baudonne, « elles ressortent avec un logement, un travail, une formation rémunérée et des aides de l’État », rassure Gabi Mouesca.
Reste la force des rêves
L’ancien prisonnier politique aimerait que « ses » pensionnaires puissent reprendre entièrement le contrôle de leur vie : « La parole la plus puissante, ici, ce n’est pas la mienne, c’est la leur. » Mais après des années d’emprise ou d’impossibilité de faire des démarches elles-mêmes en prison, cet encouragement à se prendre en charge peut leur sembler « vertigineux », nuance Natacha Chetcuti-Osorovitz. Gabi Mouesca est bien conscient des logiques de genre et de sa position d’autorité, qui l’a parfois amené à renvoyer certaines femmes à la prison quand elles ne respectaient pas le règlement. Il essaie de rééquilibrer cette situation par le dialogue, même s’il sait que pour certaines questions intimes, celle des protections hygiéniques par exemple, les détenues vont plutôt s’adresser aux femmes de l’équipe.
La ferme Baudonne ne peut corriger tous les maux de la société. Mais elle tente d’apporter un espoir. Attenante à la ferme, une école a d’ailleurs ouvert ses portes : alternative, écocitoyenne, avec une approche émancipatrice de l’éducation, elle accueille des enfants dont les parents n’ont pas peur des détenues. Mais dans un contexte politique défavorable aux peines alternatives, Baudonne manque de moyens : les frais de fonctionnement atteignent chaque année 600 000 euros. Le soutien d’Emmaüs, de différentes fondations, ou encore l’argent versé par l’administration pénitentiaire pour chaque pensionnaire ne suffisent pas. La structure a déjà failli fermer plusieurs fois.
Dans ce futur qui se dessine en demi-teinte, il reste la force des rêves. Laurène s’imagine vadrouiller un jour à travers la France en emportant avec elle sa tiny house. Elle se veut optimiste : « Je suis dégourdie, bosseuse, touche à tout. » Après avoir entamé une relation amoureuse avec une détenue, elle ressent finalement le besoin de se reconstruire seule. Patricia, de son côté, a envie de « changer de vie, d’avancer », de financer son permis de conduire. Queen, qui a fait une formation de vendeuse, adore le jeudi parce que c’est jour de marché : les légumes récoltés le matin sont vendus sur un petit stand, devant la ferme, avec des sacs cousus par une autre détenue dans son atelier. Elle voudrait s’installer dans le coin, et espère retrouver l’anonymat que la couverture médiatique interdit souvent aux condamnées. Dans un an, Marlène sortira. Elle s’accroche à l’espoir de retrouver son fils et d’habiter avec Marine. Elle a payé son tribut à la société, ne veut pas recommencer les mêmes erreurs. Ses mots claquent, comme un slogan : « J’ai hâte de bien vivre. »
* À la demande des intéressé·es, certains prénoms ont été modifiés.