Faciliter l’aide à mourir : un acte féministe ?

Un projet de loi sur l’aide médicale à mourir déposé à l’Assemblée nationale au printemps a ouvert un nouveau débat sur la fin de vie. Certaines fémi­nistes y voient une conti­nua­tion des luttes pour le droit à disposer de son corps. Les mou­ve­ments anti­va­li­distes craignent des dérives eugé­nistes pour les personnes han­di­ca­pées. De leur côté, les soignant·es font face à des dilemmes éthiques. Débat entre Harriet de G, militant·e handi·e, Rose-Marie Lagrave, socio­logue féministe, et Mathilde Ledoux, médecin en soins palliatifs.
Publié le 22 octobre 2024
Crédit de l’image : Maïté Grandjouan pour La Déferlante

Harriet de G est auteur·ice et militant·e handi·e, féministe, anti­va­li­diste et anti­ra­ciste. Iel écrit et partage des res­sources sur les questions d’antivalidisme sur son blog harrietdegouge.fr.

Rose-Marie Lagrave est socio­logue, direc­trice d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) et ancienne militante du MLF (Mouvement de libé­ra­tion des femmes). En janvier 2023, dans Politis, elle signe une tribune en faveur de l’« inter­rup­tion volon­taire de vieillesse ».

Mathilde Ledoux est médecin en soins pal­lia­tifs depuis quinze ans. Elle exerce aujourd’hui à l’unité de soins pal­lia­tifs du centre hos­pi­ta­lier de Saint-Nazaire. Elle est aussi copré­si­dente du conseil scien­ti­fique de la Sfap (Société française d’accompagnement et de soins palliatifs).

 

Ces deux dernières années, à l’initiative d’Emmanuel Macron, la France s’est emparée du débat sur la fin de vie : en 2023, une conven­tion citoyenne s’est prononcée pour une ouverture condi­tion­née au suicide assisté et à l’euthanasie.

En avril 2024, le camp de la majorité pré­si­den­tielle a déposé une pro­po­si­tion de loi qui prévoyait, entre autres, d’autoriser la mise à dis­po­si­tion, pour les personnes « atteintes d’une maladie grave et incurable avec un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme », d’une substance létale sus­cep­tible d’être autoad­mi­nis­trée. Et en cas d’incapacité physique à ingérer seul·e le produit, la ou le malade aurait pu se le voir admi­nis­trer par un·e soignant·e, un·e proche ou une personne volon­taire de son choix. La dis­cus­sion du texte à l’Assemblée nationale a été suspendue après la dis­so­lu­tion du 9 juin 2024. Le 19 juillet, le député MoDem Olivier Falorni a déposé une pro­po­si­tion de loi – la première devant la nouvelle Assemblée – qui reprend ce texte et les amen­de­ments déjà adoptés en séance.

Rose-Marie Lagrave, vous avez été militante féministe au MLF. Quels paral­lèles faites-vous entre le combat pour l’avortement et celui pour l’aide médicale à mourir ?

ROSE-MARIE LAGRAVE On peut parler d’approches homo­logues. Dans les années 1970, nous disions « Mon corps m’appartient, le corps est politique ». À l’époque, nous militions pour que toutes les femmes qui le veulent aient accès à la contra­cep­tion et à l’avortement, et pas seulement celles qui avaient de l’argent pour aller avorter en Angleterre – comme on se rend aujourd’hui en Suisse ou en Belgique pour un suicide assisté, ce qui coûte très cher. Obtenir un droit ne veut pas dire qu’il y a obli­ga­tion d’y recourir : il s’agit d’un choix, que ce soit le droit à l’avortement comme celui à mourir dans la dignité. Mon corps m’appartient non seulement quand il s’agit de donner ou de ne pas donner la vie, mais également quand il est à bout de souffle.

Quand la vie telle que les fémi­nistes l’ont construite, c’est-à-dire une lutte pour vivre libre et autonome, n’est plus possible, alors on devrait pouvoir avoir recours au suicide assisté. Et si on ne peut pas soi-même se donner la mort, il faut qu’il y ait des proches ou des soignant·es consentant·es qui, après concer­ta­tion, aident à mourir. On ne décide pas d’un avor­te­ment ou d’un suicide assisté par simple lubie. Dans les deux cas, un consen­te­ment éclairé est exigé, tout comme des entre­tiens médicaux, voire psychiatriques.

 


« Mon corps m’appartient non seulement quand il s’agit de donner ou de ne pas donner la vie, mais également quand il est à bout de souffle. »

Rose-Marie Lagrave


 

Harriet de G, en tant que militant·e handi·e, anti­va­li­diste, féministe et racisé·e, quelles sont vos craintes concer­nant le vote d’une nouvelle loi sur la fin de vie ?

HARRIET DE G Le concept de « dignité » est inté­res­sant car il ne veut pas dire la même chose selon où on se place sur le spectre de la validité. Pour les valides, la plupart du temps, la dignité signifie l’indépendance. Quand on pose la question à des malades de la maladie de Charcot (1), par exemple, au début, la plupart répondent que le moment où elles et ils veulent mourir, ce n’est pas quand la souf­france physique sera la plus intense, mais quand il y aura un état de dépen­dance, c’est-à-dire qu’elles et ils auront besoin d’un fauteuil ou devront sol­li­ci­ter des tierces personnes pour se déplacer.

Pour nous, militant·es handi·es, la dignité, c’est avoir accès à un toit, des trans­ports, de l’éducation, des soins, de la nour­ri­ture, une vie sociale, etc. Aujourd’hui, être handicapé·e en France signifie bien souvent devoir choisir entre la vie en ins­ti­tu­tion ou le maintien de son autonomie, ce qui demande énor­mé­ment de res­sources finan­cières et d’efforts incluant parfois l’entourage. Dans les débats autour de la fin de vie, le quotidien des personnes han­di­ca­pées est décrit comme quelque chose de terrible, auquel il faut échapper à tout prix, même si pour cela il faut mourir. C’est très violent et cela vient d’un ima­gi­naire décalé autour du handicap.

Une nouvelle loi, surtout si elle inclut les personnes en « phase avancée » d’une patho­lo­gie, et non plus uni­que­ment en « phase terminale », comme cela a été suggéré lors des débats par­le­men­taires, consti­tue­rait un chan­ge­ment de paradigme énorme. La loi Claeys-Leonetti de 2016 (lire la frise di-dessous) permet déjà de mettre un terme à des soins. Elle est aussi censée assurer des soins pal­lia­tifs pour tous·tes, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Le contexte politique dans lequel nous évoluons, qui se carac­té­rise par la des­truc­tion des systèmes de santé et la forte montée de l’extrême droite, a un impact sur la dignité de la vie. Les militant·es anti­va­li­distes craignent que des personnes en situation de dépen­dance soient poussées vers l’euthanasie. Cela doit nous amener à nous poser la question suivante : dans quelles condi­tions et dans quel climat politique on donne à l’État le pouvoir d’euthanasier ?

 


« Dans les débats autour de la fin de vie, le quotidien des personnes han­di­ca­pées est décrit comme quelque chose de terrible, auquel il faut échapper à tout prix, même si pour cela il faut mourir. »

Harriet de G


 

ROSE-MARIE LAGRAVE Quand on observe les inéga­li­tés sociales face à l’accès aux soins, la dégra­da­tion continue du système de santé est évidente, et je suis d’accord pour dire que la façon d’envisager la vieillesse et la mort est étroi­te­ment liée à la façon dont on a pu conduire sa vie. Mais que vous fassiez le lien entre cette politique de des­truc­tion des services de soins et l’émergence des questions sur l’euthanasie me semble un peu téméraire. Vous suggérez que l’une aurait engendré l’autre, que l’objectif serait de se débar­ras­ser du « poids » des personnes non valides, alors que par l’intermédiaire de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), c’est une parole citoyenne, composée de gens malades ou non, qui s’est exprimée.

 

Mathilde Ledoux, vous accom­pa­gnez tous les jours des patient·es dans la mort. Comprenez-vous ces désac­cords et les dif­fé­rents sens donnés au terme « dignité » ?

MATHILDE LEDOUX Au quotidien, il y a deux façons de voir les choses. Il y a celles et ceux qui veulent effec­ti­ve­ment pouvoir décider de leur mort, et d’autres qui, au contraire, ont l’impression de devoir se battre tous les jours pour qu’on recon­naisse leur dignité. Parce que le handicap fait peur, et qu’on se mélange les pinceaux. Dans le monde des soins pal­lia­tifs (2), la notion de fin de vie arrive assez rapi­de­ment, le temps devient plus court. Et parfois, on change ce qu’on avait toujours dit qu’on voudrait. Je connais plein de patient·es atteint·es de la maladie de Charcot qui, au moment du diag­nos­tic, parce que c’était extrê­me­ment violent, ont dit : « Autant mourir tout de suite. » Et puis qui ont atterri, réfléchi, ont fina­le­ment fait avec et sont parfois allé·es très loin.

Je crois beaucoup à l’ambivalence des individus : quand on est confronté·e à l’idée de sa propre mort, qu’on soit valide ou pas, on a peur, et c’est cela qui fait dire des choses ou prendre des décisions. On projette un certain stade de dégra­da­tion physique qui paraît insur­mon­table, et en face duquel la mort est parfois la seule option. Cette demande de mort est fréquente, je l’entends toutes les semaines. Celle qui persiste après qu’un certain nombre de symptômes ont été apaisés ou entendus est moins fréquente, mais elle existe quand même. Si, malgré tous les soins mis en place, toute l’attention accordée, la demande se maintient, je trou­ve­rais difficile de ne pas accom­pa­gner le ou la patient·e jusqu’au bout. En restant très vigilant·e sur la res­pon­sa­bi­li­té que ça fait porter aux proches.

En tant que médecin, le plus important, c’est d’avoir la pos­si­bi­li­té d’apaiser certaines souf­frances. Chez certaines personnes, la vie peut manquer de sens pour tout un tas de raisons : dépen­dance physique, impres­sion d’être un poids pour ses proches, souf­frances qu’on ne veut plus vivre de façon consciente. La loi d’aujourd’hui répond en partie à ces situa­tions, mais dans la mesure où, pour atténuer les souf­frances du ou de la malade, elle propose une sédation profonde jusqu’au décès, on ne peut pas satis­faire la demande de celles et ceux qui ne veulent pas être sédaté·es. Quoi qu’il arrive, je veux qu’on me donne les moyens, avant toute chose, d’essayer de remettre un petit peu de douceur et de sens dans le soin. Ce n’est pas l’un ou l’autre.

ROSE-MARIE LAGRAVE C’est très important ce que vous dites, car vous n’opposez pas les soins pal­lia­tifs au suicide assisté ou à l’euthanasie. C’est complémentaire.

Quel doit être le rôle des proches dans l’accompagnement de la fin de vie ?

ROSE-MARIE LAGRAVE Je viens d’accompagner le père de mes enfants, mort d’un cancer agressif en un mois. J’ai constaté que les direc­tives anti­ci­pées (3) ne servaient à rien, et qu’il n’irait pas en soins pal­lia­tifs faute de place : une telle situation implique que les proches pallient ce manque. Au bout d’une semaine, l’arrêt des trai­te­ments laissait présager une mort rapide alors que le cœur a cédé trois semaines après. Ce temps indigne de des­sai­sis­se­ment de soi et d’exposition aux yeux des autres, il n’en aurait jamais voulu.

HARRIET DE G Concernant la vigilance à avoir et ce que cela fait porter aux autres, je pense qu’il y a ici l’une des grosse dif­fé­rences entre l’avortement et l’euthanasie. Les IVG impactent en premier lieu les personnes qui s’exposent à un risque de grossesse. Non seulement les avor­te­ments sauvent des vies, mais ils ne repré­sentent pas une menace pour qui souhaite avoir des enfants le moment voulu. Or la loi eutha­na­sie, tel qu’elle est construite actuel­le­ment, s’inscrit dans un contexte validiste où l’on associe la dignité avec le fait d’être indépendant·e, un cadre de pensée déjà bien étayé où la vie des personnes malades ou han­di­ca­pées n’est pas digne.

Les personnes malades et han­di­ca­pées risquent de se retrouver dans des situa­tions qu’elles n’ont pas choisies, soumises non seulement aux aléas des systèmes médicaux mais aussi au point de vue des proches. Je prends l’exemple d’Anne Ratier qui a écrit le livre J’ai offert la mort à mon fils [City Édition, 2019]. Elle y parle de son enfant, « handicapé sévère », selon ses termes, qu’elle a décidé de tuer par misé­ri­corde. Elle a fait une tournée média­tique et n’a jamais été ni inquiétée, ni condamnée par la justice… Personne n’a cherché à prendre en compte le point de vue de son fils, à consi­dé­rer sa vie à lui indé­pen­dam­ment de la valeur qu’elle lui avait accordée.

Pour moi, il n’y a pas de débat autour de la décision indi­vi­duelle de mourir : le suicide est légal. La question est ailleurs : en créant une loi sur l’aide à mourir, quels risques fait-on peser sur les personnes les plus vul­né­ra­bi­li­sées ? Celles à qui on annonce des diag­nos­tics très intenses et qu’on lâche dans la nature parce qu’il n’y a ni soutien ni entraide ? Celles qui bataillent pendant cinq, dix, quinze ans avec des ins­ti­tu­tions comme la Maison dépar­te­men­tale pour les personnes han­di­ca­pées, et à qui on finit par accorder le minimum, alors même qu’elles sont dans des situa­tions extrê­me­ment tendues ?

Si on leur dit : « Si vous voulez, il existe l’euthanasie », elles vont forcément se poser la question. Au Canada, l’athlète des Jeux para­lym­piques Christine Gauthier raconte qu’on l’a gentiment invitée à se tourner vers l’aide médicale à mourir parce que ça faisait cinq ans qu’elle se battait pour avoir une rampe lui per­met­tant d’accéder à sa maison : après tout, pourquoi créer des systèmes de soutien et d’entraide solides puisqu’il existe cette solution ?

MATHILDE LEDOUX J’ai l’impression que le monde soignant est très largement orienté vers la poursuite de la vie. C’est plutôt l’arrêt des soins qui est difficile à envisager, et ce alors que la plupart des gens écrivent dans leurs direc­tives anti­ci­pées : « Je ne veux pas d’acharnement thé­ra­peu­tique. » J’ai aussi le sentiment que notre attention est la même vis-à-vis des personnes valides ou invalides.

HARRIET DE G J’aimerais vous croire. C’est sans doute le cas pour beaucoup de soignant·es mais je pense qu’on ne peut pas en faire une géné­ra­li­té. Pendant la période du Covid, le média en ligne Basta! a montré que face au manque de moyens, un tri s’opérait entre les personnes qui allaient être prises en charge et celles qui n’étaient pas consi­dé­rées comme soi­gnables (4). Celles-ci étaient les personnes handicapées.

MATHILDE LEDOUX L’idée que « tout le monde n’ira pas en réani­ma­tion » est une réalité anté­rieure au Covid, elle est liée à ce que la médecine peut proposer.

HARRIET DE G Quand le corps médical choisit de prioriser des personnes plus valides au détriment d’autres, cela relève d’une logique eugéniste (5) qu’on a vu se déve­lop­per fortement ces dernières années. Sans même parler des négli­gences et des mal­trai­tances médicales : aujourd’hui, on stérilise encore des femmes han­di­ca­pées sans leur consen­te­ment ; les personnes poly­han­di­ca­pées doivent fré­quem­ment réaf­fir­mer dans leurs direc­tives anti­ci­pées que si, en fait, elles veulent être réanimées. On ne peut pas partir du principe qu’on peut faire confiance au corps médical. Sachant qu’historiquement il s’est construit sur des bases racistes, sexistes (6), et qu’il a encore énor­mé­ment de mal à regarder ses propres biais.

MATHILDE LEDOUX Bien sûr, je comprends. Après, on oublie parfois que la médecine a des limites. On tombe de l’armoire quand on apprend qu’en 2024 on meurt encore du cancer. On demande encore souvent aux patient·es, même sur des prises en charge pal­lia­tives précoces, si elles et ils voudront aller en réani­ma­tion alors qu’on sait bien souvent que, vu la lourdeur du dis­po­si­tif, elles et ils n’y sur­vi­vraient pas. Donc ce n’est pas forcément faire une sélection entre qui semble digne de vivre ou pas.

HARRIET DE G La question est aussi : dans quelles condi­tions meurt-on ? Est-ce que mourir à l’hôpital – et dans quel service, d’ailleurs –, c’est toujours digne ?

MATHILDE LEDOUX Et aussi : quelle repré­sen­ta­tion a‑t-on de ce qui est une belle mort, une mort moins agréable ?

 


« Quoi qu’il arrive, je veux qu’on me donne les moyens d’essayer de remettre un petit peu de douceur et de sens dans le soin. »

Mathilde Ledoux


 

 

HARRIET DE G Je trouve triste que la parole des personnes malades et han­di­ca­pées soit toujours perçue sous un prisme dra­ma­tique, et qu’elle soit du même coup dépo­li­ti­sée. Vivre une existence où la maladie est omni­pré­sente, frôler ou croiser régu­liè­re­ment la mort change les perspectives.

Ce n’est plus théorique. Qu’est-ce que ça fait en tant que personne han­di­ca­pée de voir énor­mé­ment de personnes autour de soi choisir le suicide ? Aujourd’hui, des personnes han­di­ca­pées et trans se suicident car leurs condi­tions de vie sont into­lé­rables. La société fait que ces corps et ces psychés-là n’ont pas le droit de cité. Tant qu’on réduira les droits des personnes trans et qu’on conti­nue­ra à enfermer des personnes han­di­ca­pées contre leur gré dans des ins­ti­tu­tions mouroirs, la question d’une mort digne ne pourra pas être posée de manière pertinente.

ROSE-MARIE LAGRAVE : Harriet de G, ce que vous dites fait réfléchir. Il faut sans doute renverser la pers­pec­tive et élaborer une réflexion sur l’accès à la mort à partir de la situation de non-validité. Je vous remercie d’avoir souligné le biais opéré par mon regard valido-centré. Dans une pers­pec­tive citoyenne et col­lec­tive, non-valides et valides doivent pouvoir lutter ensemble pour un droit à mourir dans la dignité qui n’aille pas sans la poursuite des combats pour une vie « digne ».

HARRIET DE G Une des raisons pour laquelle ces débats sont com­pli­qués, c’est que, pour beaucoup, on parle de choses qui sont dans un futur lointain.

ROSE-MARIE LAGRAVE Pour moi, ce n’est pas lointain, j’ai 80 ans.

HARRIET DE G Oui, c’est vrai. Mais on se dit : « Ah, quand je ne serai plus capable de faire telle ou telle chose, je me tuerai. » Puis en fait, on va plus loin, on repousse cette limite au fur et à mesure, parce qu’il y a quand même une envie, chez beaucoup de gens, de vivre. Les humain·es, c’est malin, ça s’adapte. Et tant qu’on n’inclura pas les personnes direc­te­ment concer­nées dans les débats autour de la fin de vie, tant qu’on ne prendra en compte que les proches et les soignant·es, on se retrou­ve­ra par défaut avec des biais eugénistes.

 

La loi sur la fin de vie : des débats clivants

Quand les débats autour de la loi sur l’aide à mourir sont lancés, le lundi 27 mai 2024, ils sont censés se pour­suivre jusqu’au 18 juin. Alors que l’Assemblée est encore majo­ri­tai­re­ment macro­niste, la plupart des député·es du camp pré­si­den­tie et la gauche défendent la liberté de choisir les condi­tions de sa mort, consi­dé­rant l’aide à mourir comme un soin qui ne s’oppose pas aux soins palliatifs.

L’opposition des partis de droite et d’extrême droite (Les Républicains et le Rassemblement national) est connue : tra­di­tion­nels porte-voix des milieux conser­va­teurs et religieux, ils dénoncent une « rupture anthro­po­lo­gique », consi­dé­rant que mettre fin à une vie humaine n’est pas une décision qui revient aux individus. Mais dans les médias et sur les réseaux sociaux, une autre voix, moins audible, s’élève aussi contre le projet : celle des anti­va­li­distes, qui dénoncent l’oppression subie par les personnes han­di­ca­pées au profit des valides, perçu·es comme la norme sociale.

L’avocate Elisa Rojas alerte ainsi dans Politis* sur « les risques de dérives eugé­nistes que repré­sente l’aide active à mourir » et s’interroge : « Peut-être faudrait-il d’abord s’assurer que [les personnes malades et/ou han­di­ca­pées] puissent vivre dans de bonnes conditions. »

Le dimanche 9 juin 2024, alors que six articles ont déjà été votés, la dis­so­lu­tion de l’Assemblée nationale entraîne l’interruption de tous les travaux légis­la­tifs en cours. Fervent défenseur d’une loi sur l’aide à mourir, le député MoDem Olivier Falorni dépose une nouvelle pro­po­si­tion de loi le 19 juillet – la première de la nouvelle légis­la­ture –, reprenant le texte déjà par­tiel­le­ment voté. Au vu de la com­po­si­tion très conser­va­trice du gou­ver­ne­ment nommé le 21 septembre, il est difficile de savoir dans quel contexte celle-ci sera examinée.

* Elisa Rojas, « Notre mort est toujours consi­dé­rée comme libé­ra­trice par cette société », Politis, 27 mars 2024.

 

L’euthanasie est une aide médicale où le geste est pratiqué par un·e soignant·e et dans le cas du suicide assisté, la ou le patient·e s’inocule elle ou lui-même la substance létale. Selon vous, quel doit être le rôle des soignant·es et quels sont les garde-fous indis­pen­sables à une loi juste, féministe et antivalidiste ?

MATHILDE LEDOUX Dans mon service, ce qui inquiète les soignant·es, c’est le risque de devoir endosser la res­pon­sa­bi­li­té d’un geste qui, jusqu’à présent, était interdit. Déjà, injecter un médi­ca­ment qui entraîne l’apaisement d’un·e patient·e qui meurt ensuite – parce que le processus de mort était déjà engagé –, ça les impacte fortement : cela ques­tionne à leurs yeux un lien de cause à effet.

Pour autant, certain·es se sentent aussi en capacité d’accompagner ce geste actif d’aide à mourir s’il s’intègre dans un parcours de soins avec un·e patient qu’on a rencontré·e, accompagné·e, et pour qui cette aide est la fin de l’histoire. D’autres, au contraire, disent vouloir changer de métier si on les oblige à faire ça, car ça vient toucher des valeurs qui leur sont propres. Je pense qu’il faut l’entendre. À mon sens, la question est : quel accom­pa­gne­ment offre-t-on aux soignant·es ? Quelle porte de sortie pour celles et ceux qui ne vou­draient pas accom­pa­gner un tel geste ? Et quelle solution pour les patient·es qui se retrou­ve­raient dans une équipe qui ne veut pas aller jusqu’à une aide à mourir ?

ROSE-MARIE LAGRAVE Je me souviens que les mêmes termes étaient employés dans les années 1970 vis-à-vis de l’avortement. À la suite du manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté en 1971 et de celui de médecins reven­di­quant avoir pratiqué des avor­te­ments, d’autres médecins, tout en réagis­sant posi­ti­ve­ment à cette demande, avaient mis en avant la nécessité d’une clause de conscience (7).

Puis, petit à petit, médecins et militant·es ont pu faire com­prendre au plus grand nombre la dif­fé­rence entre un fœtus et un enfant, entre ne pas laisser vivre et tuer. Je comprends qu’un·e infirmier·e, un·e médecin ne veuillent pas endosser ce geste au motif qu’elles et ils ont appris à soigner et non à tuer. Mais il me semble que la dignité d’une pro­fes­sion, c’est d’aller jusqu’au bout des contra­dic­tions engen­drées par les fron­tières poreuses entre la vie et la mort, et de trans­gres­ser quand il faut pour être au plus proche des intérêts des agonisant·es.

Faire le geste d’arrêter ce qui est encore un semblant de vie, mais pas encore la mort, fait partie, me semble-t-il, de l’accompagnement d’une équipe médicale par rapport à un·e malade qui sait qu’il n’y a plus d’échappatoire. Beaucoup de médecins ne le disent pas, mais le font déjà, exac­te­ment comme certain·es de leurs consœurs et confrères pra­ti­quaient des avor­te­ments interdits. Les lois n’évoluent que sous l’impulsion des luttes. Je suis d’ailleurs favorable à un manifeste féministe des 343 vieilles qui auraient recours au suicide assisté ou à « l’interruption volon­taire de vieillesse », comme disait l’humoriste Pierre Desproges. Il est certes pré­fé­rable que la personne concernée se donne la mort dans le cadre d’un suicide assisté, mais songez aussi à celles et ceux qui n’ont plus la capacité de faire le geste de la piqûre. C’est là que l’expression « assis­tance médicale » prend tout son sens.

HARRIET DE G Remettre com­plè­te­ment ce pouvoir aux mains du corps médical n’est pas une bonne idée. Ma crainte, ce n’est pas que les soignant·es refusent, mais qu’elles et ils fassent de l’excès de zèle. On a très peu de contrôle sur ce qui se passe dans l’anonymat des ins­ti­tu­tions et des lieux d’enfermement. Quel délai de réflexion on accorde ? Quel soutien psy­cho­lo­gique pour les proches, pour la personne, pour les soignant·es, qui vont devoir opérer ces gestes-là ? Que faire en cas de chan­ge­ment d’avis ? Lors des dis­cus­sions autour du projet de loi, certain·es député·es ont proposé que les personnes gérant les tutelles et les cura­telles des patient·es ou des proches aient le droit d’accomplir ce geste ; c’est oublier l’énorme dynamique de pouvoir qui existe dans ces relations. Accompagner une personne pendant des mois, voire des années, sur son lit de mort, c’est extrê­me­ment pesant. Et quel choix éclairé fait-on quand la famille met la pression pour dire que ce serait bien qu’on se dépêche parce que ça commence à être long ? Cela pousse les gens dans leurs retran­che­ments, à prendre des décisions qu’elles et ils peuvent regretter.

MATHILDE LEDOUX Ce que vous dites, Harriet de G, c’est essentiel. Il faut avoir les condi­tions les plus optimales pour prendre cette décision, dont on se doute bien, comme vous le disiez au début, Rose-Marie Lagrave, qu’elle n’est pas une lubie. Cette décision de mourir ou d’être aidé·es à mourir ne nous appar­tient pas, à nous autres soignant·es. Mais je trouve essentiel, par contre, d’essayer de garantir qu’elle n’est pas dictée uni­que­ment par les effets d’une douleur into­lé­rable ou d’un symptôme insup­por­table. Il faut prendre le temps de se dire les choses, et que les proches, la famille puissent être dans la même tem­po­ra­li­té que le ou la patient·e. La loi telle qu’elle était dessinée prévoyait qu’il y ait une obli­ga­tion de réponse des soignant·es dans les quinze jours. C’est court et c’est long, quinze jours, mais c’est quand même surtout court à l’échelle d’une vie. •

En France, dix ans d’évolution de la loi

2005

La loi Leonetti interdit l’« obs­ti­na­tion dérai­son­nable ». Elle est consé­cu­tive à l’affaire Vincent Humbert : devenu tétra­plé­gique, aveugle et muet à la suite d’un accident de voiture en 2000, le jeune homme de 19 ans a demandé un « droit de mourir » refusé par le président Jacques Chirac. Il meurt en 2003 avec l’aide de sa mère et d’un médecin. L’affaire se conclut par un non-lieu en 2006.

2016

La loi Claeys-Leonetti autorise une sédation profonde et continue jusqu’au décès pro­vo­quant une alté­ra­tion de la conscience. Le but : soulager les souf­frances d’une personne atteinte d’une affection grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme.

2023

Lors de la conven­tion citoyenne sur la fin de vie, 76 % des 184 participant·es tiré·es au sort se pro­noncent en faveur de l’aide active à mourir (eutha­na­sie et suicide assisté), paral­lè­le­ment au ren­for­ce­ment des soins palliatifs.

2024

Un projet de loi est présenté par la majorité pré­si­den­tielle. La dis­cus­sion du texte à l’Assemblée nationale est suspendue après la dis­so­lu­tion de celle-ci le 9 juin.

 

Entretien réalisé par Sarah Boucault, jour­na­liste indé­pen­dante, en visio­con­fé­rence le jeudi 4 juillet 2024. Il a été édité par Mathilde Blézat.


(1) La maladie de Charcot, ou sclérose latérale amyo­tro­phique (SLA), est une maladie neu­ro­dé­gé­né­ra­tive incurable entraî­nant la paralysie pro­gres­sive et la mort par insuf­fi­sance res­pi­ra­toire dans les années suivant le diagnostic.

(2) Les soins pal­lia­tifs visent à soulager les douleurs physiques et psy­cho­lo­giques de malades souffrant de maladies graves et incu­rables, en phase avancée ou terminale, afin d’améliorer leurs condi­tions d’existence.

(3) Les direc­tives anti­ci­pées sont un document écrit dans lequel la personne indique sa volonté de pour­suivre, limiter, arrêter ou refuser des trai­te­ments ou actes médicaux. Elles s’imposent à l’équipe soignante dès lors que le ou la patient·e n’est plus en capacité de com­mu­ni­quer son souhait.

(4) Rachel Knaebel, « Tri des patients : des dérives laissent penser que les personnes en situation de handicap sont dis­cri­mi­nées », Basta!, 12 mai 2020.

(5) L’eugénisme est l’ensemble des méthodes et pratiques visant à sélec­tion­ner les humain·es sur la base de leur patri­moine génétique.

(6) À ce sujet, écouter les dif­fé­rents épisodes du podcast Le Serment d’Augusta, une série docu­men­taire réalisée par Binge Audio.

(7) La clause de conscience permet à certain·es professionnel·les de santé de ne pas accomplir un acte com­por­tant des enjeux éthiques impor­tants, comme l’avortement ou l’aide médicale à mourir.

S’habiller, en découdre avec les injonctions

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.

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