Mon problème n’est pas d’être grosse, mais d’être mal soignée

Pour Lucie Inland, chaque prise de rendez-vous médical s’accompagne de la hantise d’être humiliée. Considérée comme « obèse sévère » depuis plusieurs années, la jour­na­liste pointe la gros­so­pho­bie des médecins comme un reflet de celle qui imprègne l’ensemble de la société. 
Publié le 2 février 2024
La Déferlante

Quand je prends rendez-vous chez ma géné­ra­liste, ma dentiste, ma gyné­co­logue, mon oph­tal­mo­logue ou un·e autre professionnel·le de santé, c’est parce que je suis malade.

Et non parce que je suis obèse. J’ai beau venir pour d’autres problèmes de santé, beaucoup de consul­ta­tions ne tournent qu’autour de mon poids. Des douleurs de règles ? Il faudrait maigrir. Une carie ? C’est parce que j’ai mangé trop de bonbons. Ma vue qui baisse ? Est-ce que j’ai déjà essayé de faire un régime ?
Selon Wikipédia : « L’obésité est une maladie non trans­mis­sible qui se carac­té­rise par un excès de graisse cor­po­relle résultant d’un apport éner­gé­tique issu de l’alimentation largement supérieur aux besoins de l’individu concerné. » Et pour citer la poétesse afro-féministe Kiyémis, je sais que cette patho­lo­gie est « votre pire cauchemar ». Pourtant mon problème n’est pas d’être devenue grosse mais d’être méprisée et mal soignée à cause de ma cor­pu­lence, et il tient en une formule mathé­ma­tique toute puissante : l’indice de masse cor­po­relle. Ou en trois lettres : IMC.

Cet indice se calcule en divisant votre poids (en kilos) par votre taille au carré (en mètre). Il a été inventé en 1832 par un scien­ti­fique belge – mais pas un médecin – Adolphe Quetelet, dans le cadre de sa quête sta­tis­tique de « l’homme moyen ». L’époque est alors aux men­su­ra­tions et clas­si­fi­ca­tions anthro­po­mé­triques. Il s’agit de poser une norme, d’évaluer des déviances, et d’établir un lien entre critères phy­sio­lo­giques et com­por­te­men­taux : c’est ainsi que le cri­mi­no­logue français Alphonse Bertillon mesure et fiche le corps des délinquant·es réci­di­vistes pour mieux les identifier.

Pénaliser celles et ceux qui s’éloignent de la norme

Au siècle suivant, des com­pa­gnies d’assurances – toujours pas des médecins – s’intéressent à l’IMC comme un outil pour fixer leurs tarifs, avec cette idée qu’il est néces­saire de pénaliser les personnes dont la cor­pu­lence s’écarte de la « moyenne » res­pec­table. En 1959, la compagnie amé­ri­caine Metropolitan Life Insurance définit une clas­si­fi­ca­tion des IMC : au-delà de 25 kg/m², vous êtes considéré·e comme en surpoids, et obèse si vous dépassez les 29,9 kg/m². L’obésité dite « sévère » commence à 35 kg/m². Au-delà de 40 kg/m², elle est qualifiée d’« obésité massive ». Et peu importe si l’IMC ne prend en compte ni la masse mus­cu­laire et osseuse, ni la répar­ti­tion des graisses, ni la dif­fé­rence de mor­pho­lo­gie entre les femmes et les hommes, ni l’âge, et encore moins le vécu de chacun·e. Aucune des réalités maté­rielles de notre corps n’entre en consi­dé­ra­tion dans cette bête formule mathématique.

Je suis, pour ma part, en « obésité sévère » depuis des années, un verdict pondéral qui me condamne, à chaque contact avec l’institution médicale, à n’être réduite qu’à mon poids. Et ce, même si l’IMC n’a jamais été un véritable outil de mesure de la bonne santé. Car cette médecine relève autant du soin que de la « nor­ma­li­sa­tion phy­sio­lo­gique », comme le rappelle la socio­logue Solenne Carof, autrice de Grossophobie. Sociologie d’une dis­cri­mi­na­tion invisible, faisant ici appel à un concept développé par le phi­lo­sophe et médecin – enfin un ! – Georges Canguilhem et à son ouvrage Le Normal et le Pathologique.

Dans le Bondy Blog, une certaine Jeanne témoigne d’un vécu similaire au mien : « Je suis allée consulter une endo­cri­no­logue parce que j’avais des problèmes hormonaux. Elle m’a dit que c’était de ma faute parce que j’étais grosse […] Je lui ai dit que j’avais des troubles du com­por­te­ment ali­men­taire. Elle m’a répondu qu’avec un peu de volonté, ça se réglait. » Je me sens moins seule en la lisant, même si ça ne résout rien au moment de consulter. Les sièges aux accou­doirs un peu trop rap­pro­chés, la table d’examen qui bouge et couine lorsque je m’y installe. L’appréhension du moment où on me féli­ci­te­ra d’avoir une ali­men­ta­tion équi­li­brée, comme si je n’en avais pas l’air, où on me suggérera que ce serait une bonne chose que j’envisage de maigrir à un moment, quand même…

Mon corps n’est ni une punition ni un choix

Récemment, alors que j’attendais mon tour au bureau des entrées d’une clinique pour vérifier qu’un deuxième cancer n’allait pas venir me pourrir la vie, j’ai réalisé que ce sont les reproches liés à ma grosseur que j’appréhendais en premier lieu. Dans la salle d’attente, j’ai remarqué que cette clinique pra­ti­quait aussi la chirurgie baria­trique (ou chirurgie de l’obésité) et je me suis surprise à être soulagée qu’on ne m’ait jamais proposé cette opération, consis­tant à modifier le système digestif au moyen d’un anneau gastrique ou d’une inter­ven­tion chi­rur­gi­cale, dans le but de faire perdre du poids. À vrai dire je ne sais pas comment je réagirais si ça arrivait un jour – j’imagine que je balaie­rais cette invi­ta­tion avec un sourire ironique, comme chaque fois que je vis une situation malai­sante : « Mais de quel surpoids parlez-vous ? » (Pour dissiper d’éventuels doutes : j’ai par­fai­te­ment conscience de ma cor­pu­lence, comment pourrais-je l’ignorer ?)

Lire aussi : L’invention du « summer body » : un siècle d’injonctions sexistes à la plage 

Je pense à toutes ces personnes grosses, lassées d’être humiliées à chaque rendez-vous, déshu­ma­ni­sées au point de se faire proposer des examens en clinique vété­ri­naire, qui renoncent à se faire soigner, nour­ris­sant malgré elles le mythe per­sis­tant du gros tas incapable de prendre soin de lui-même, par fai­néan­tise ou stupidité. Je pense à la pandémie de Covid-19 durant laquelle les gros·ses ont été rendu·es res­pon­sables de la satu­ra­tion des services de réani­ma­tion et moqué·es jusque dans leur mort. « Les gros­so­phobes lorsqu’ils se “lâchent” sur les réseaux sociaux, expliquent que si les obèses sont plus à risques face à ce virus, c’est pro­ba­ble­ment de leur “faute”, parce qu’ils feraient “exprès” de rester “gros” », alerte Agnès Morin, direc­trice et cofon­da­trice de la Ligue contre l’obésité.

Mon gros corps n’est pas une punition ni un choix qui viserait à com­pli­quer ma prise en charge par les personnes qui me soignent. « Quand les conver­sa­tions [entre soignant·es et patient·es] com­mencent à devenir des reproches, la relation commence à déraper », rappelle l’association Gras Politique dans une brochure sur la prise en charge médicale des personnes en surpoids. Faites-nous de la place dans vos cabinets, écoutez-nous sans présumer de notre état et de nos besoins au premier regard. Ce sera déjà un bon début. •

Cette chronique de Lucie Inland (lire sa bio page 144) est la première d’une série de quatre.

Avorter : une lutte sans fin

Pour la remplir la section “contexte de la publi­ca­tion” en bas de page : Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Consultez le sommaire.

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