Rokhaya Diallo, comment avez-vous perçu le témoignage donné par Adèle Haenel à Mediapart en novembre 2019 ?
Rokhaya Diallo Cette révélation (1) a été un moment fondateur, historique.
Adèle Haenel L’enjeu pour moi à ce moment-là, c’était de participer à une mise en mouvement. Le déni autour des violences sexuelles permet de dissocier l’ordre patriarcal de la violence nécessaire à sa perpétuation. De faire comme si ce système était naturel, « bon pour tout le monde ». La preuve : il tient tout seul. C’est un projet politique qui cherche à invisibiliser l’omniprésence du phénomène des violences sexuelles, pour faire comme si celui-ci avait à voir avec l’intime et non avec le politique, avec le monstrueux et non avec le banal, avec l’extérieur et non avec l’intérieur. Et c’est là notamment que l’ordre patriarcal s’articule avec les oppressions racistes et islamophobes. Le gouvernement français, profondément misogyne, ne brandit la cause des femmes que pour stigmatiser des patriarcats non blancs, comme si l’oppression sexiste était un problème importé. En tant que féministes, on doit faire très attention à ne pas être instrumentalisées pour servir ces fins racistes. C’est pour ça que, selon moi, il faut marquer les liens et faire les ponts, s’inscrire dans un mouvement global. Au moment même où on se levait aux Césars pour protester contre le fait de récompenser un violeur, Aïssa Maïga dénonçait avec un immense courage le manque de représentation des personnes noires dans le cinéma français. Son discours a été une claque. À titre personnel, ça a été le déclic. J’ai réalisé que le mouvement féministe dans lequel je m’inscrivais était très blanc et j’ai commencé à prendre conscience de la dynamique intersectionnelle des oppressions. Ce travail de compréhension, je le fais aussi en grande partie grâce à l’excellent travail de Grace Ly et Rokhaya, avec le podcast Kiffe ta race (2). Donc merci beaucoup Rokhaya.
Rokhaya Diallo Merci… C’est parce que nos réflexions se croisent et se nourrissent mutuellement que nous pouvons avancer collectivement. On ne réfléchit pas dans des cases qui sont isolées : à chaque fois que je t’entends parler, Adèle, forcément j’intègre ce que tu dis dans ma réflexion. C’est important de ne pas rester figé·es sur des positions limitées par nos propres perspectives. Je suis hétérosexuelle, il y a plein de choses qui ne me viennent pas à l’esprit devant des problématiques que je ne rencontre pas personnellement.
En novembre 2019, Adèle Haenel, vous avez eu cette phrase reprise depuis par certaines associations féminIstes : « La justice nous ignore, on ignore la justice. » Mais finalement, vous avez décidé de porter plainte contre Christophe Ruggia après que le parquet de Paris s’est autosaisi de l’affaire. Quel regard portez-vous sur la capacité de la justice à prendre en compte les victimes de violences sexuelles ?
Adèle Haenel En ce qui concerne le fonctionnement spécifique du système judiciaire, je renvoie au livre de Marine Turchi [Faute de preuves, Seuil, 2021] : une enquête colossale sur la justice post #MeToo. Pour ma part, je dirais que ma critique ne porte pas tant sur la justice que sur la responsabilité de l’État en matière de production de la violence, notamment sexuelle et sexiste. Je critique la justice en tant qu’émanation du pouvoir de l’État, lui-même traversé par le sexisme, le racisme et le classisme 3. Quand on parle du traitement judiciaire des violences sexuelles, on est dans la non-justice par excellence, puisque seulement un viol sur cent aboutit à une condamnation. Mais les violences sexuelles sont un problème politique qui dépasse largement la question judiciaire. Ce que nous voulons, c’est que ces crimes ne se produisent plus et que nos vies ne soient plus piétinées. Donc que la société dans son entièreté se déplace. Ça requiert une volonté politique forte, et des investissements en particulier dans la recherche, le soin, la formation, etc.
« Les violences sexuelles sont un problème politique qui dépasse largement la question judiciaire. Ce que nous voulons c’est que ces crimes ne se produisent plus et que nos vies ne soient plus piétinées. »
Adèle Haenel
Qu’en pensez-vous, Rokhaya Diallo ?
Rokhaya Diallo C’est vrai que la justice arrive au bout d’un processus. Malgré tout, je pense que c’est important de continuer à faire appel à elle. Le fait qu’une personne comme Amal Bentounsi ait pu faire condamner le policier qui avait tué son frère d’une balle dans le dos, ou qu’Assa Traoré essaie d’obtenir une réponse judiciaire concernant les gendarmes impliqués dans la mort de son frère, ou encore que la famille de Lamine Dieng ait épuisé toutes les voies de recours nationales et soit allée jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme pour obtenir un dédommagement de la France, cela permet de documenter des faits. Personnellement, j’ai porté plainte à plusieurs reprises, pour un appel au viol contre moi et des menaces de mort, et les deux personnes coupables de ces agissements ont été condamnées. C’est important, quand nous sommes des corps minoritaires, de rappeler que ces institutions sont là pour nous défendre, même si malheureusement la plupart des agressions ne seront jamais portées à la connaissance des magistrats.
Vous avez toutes les deux contribué au livre collectif Feu !, le dictionnaire des féminismes présents (Libertalia, 2021). Dans votre texte, Adèle Haenel, vous rappelez comment on intime aux victimes de violences sexuelles de taire leur histoire pour préserver l’unité d’une famille, d’un parti politique, d’un cercle d’ami·es. Est-ce le même type d’injonction au silence que subissent les « enfants de la République » comme vous les appelez Rokhaya Diallo, qui tentent de parler de l’histoire coloniale ?
Adèle Haenel Les personnes qui croient ne pas pouvoir supporter ta parole, soit parce qu’elles sont coupables, soit parce qu’elles ne supportent pas la remise en question de leur monde, vont dire que tu les blesses et, qu’au fond, elles souffrent plus que toi. Mais en vérité, je crois qu’elles s’en foutent. Elles veulent juste que tu dises autre chose. Le chantage affectif est une technique parmi d’autres pour faire régner un silence arrangeant. J’ai eu l’occasion de lire Fragilité blanche de la sociologue étatsunienne Robin DiAngelo : on y retrouve un passage consacré aux « larmes blanches ». En « pleurant » dès qu’on pointe chez elles un comportement raciste, les personnes blanches inversent le sens de la blessure et forcent les personnes victimes de racisme à se taire.
Rokhaya Diallo Pour ce qui est des descendant·es des personnes colonisées et de cette idée de « préserver le clan », oui, j’ai l’impression que lorsque nous prenons la parole pour dénoncer le racisme, nous sommes perçu·es comme des enfants illégitimes qui s’invitent à la table familiale un jour de fête. C’est comme dans le film Festen ! Il me semble que, dans tous les cas, quand on dénonce des violences sexistes ou raciales, on brise toujours une sorte de consensus familial implicite.
« Ma présence, le fait que je souligne ma condition (femme, fille d’ouvrier, noire, musulmane) crée de la crispation parce que, avec tous les écrémages sociaux, je ne devrais pas être là. »
Rokhaya Diallo
Rokhaya Diallo, vous tenez à l’idée d’un horizon commun : dans Feu !, vous déplorez que les féministes qui, comme vous, dénoncent l’enchevêtrement des oppressions (de genre, de race, de classe) soient « qualifiées de particularistes ou communautaristes et donc privées de revendiquer un universalisme ».
Rokhaya Diallo L’« universalisme » est un terme dont je refuse de me laisser déposséder. L’universalisme ne peut pas être défini depuis trois arrondissements parisiens, par un petit groupe bourgeois. C’est d’une folle arrogance. L’universalisme, je le trouve dans des récits qui m’ont été racontés par mes parents, dans la littérature africaine, dans des mouvements décoloniaux d’Amérique du Sud, dans la Caraïbe. Le désir de liberté est inhérent au fait d’être un être humain : c’est ça l’universalisme. Mais des hommes se sont répandus partout dans le monde en se servant de l’universalisme pour masquer des intentions belliqueuses et capitalistes. C’est donc important de revendiquer cette idée et de la déplacer pour l’associer à ce que nous sommes, nous personnes minoritaires. Parce que je crois véritablement que la lutte universaliste est de notre côté.
Adèle Haenel, vous avez raconté que durant vos années lycéennes, on se disait volontiers anarchiste, anticapitaliste, antiraciste, mais pas féministe.
Adèle Haenel Le mot féministe, pour moi, n’existait pas, ou alors c’était vraiment un truc très ringard, tandis que je me suis toujours revendiquée d’une culture antiraciste. Mais aujourd’hui, je réalise que je pensais le racisme comme un problème moral, comme un problème de droite. C’est récemment que j’ai pris conscience que c’était une lutte qui me concernait.
Rokhaya Diallo Même quand tu es concerné·e par le racisme, en France c’est très difficile de trouver les outils, y compris pour le formuler parce que l’antiracisme français, en tout cas celui qui est dominant et l’a été pendant toute ma jeunesse, c’est celui dont tu parles, Adèle, c’est l’antiracisme moral. En gros, ailleurs que dans l’extrême droite, il n’y a pas de racisme. C’est très compliqué de trouver des termes pour définir ce qui est de l’ordre du racisme ordinaire.
Qu’est-ce qui vous a permis d’articuler et de préciser votre réflexion sur le racisme ?
Rokhaya Diallo Ma conscience politique est venue de l’altermondialisme, notamment en lisant l’écrivaine et femme politique malienne Aminata Traoré. Dans L’Étau, un livre écrit à la fin des années 1990, elle expliquait comment la dette des pays africains envers les pays occidentaux était une dette coloniale qui perpétuait un lien de domination, entre les pays d’Afrique francophone et la France par exemple, puisque ces pays ne cessaient de rembourser des intérêts sans jamais parvenir à rembourser la somme due initialement. Ensuite, il y a eu les deux chocs qu’ont été, pour moi, la loi sur le port des signes religieux à l’école en 2004, et la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005 (4). Ces deux événements et la manière dont ils ont été traités médiatiquement m’ont vraiment fait comprendre le racisme français. En 2003–2004, tous les jours dans les médias, il y avait des débats sur le voile et jamais une seule personne concernée n’était invitée à s’exprimer. C’était hyper masculin, oppressant et choquant. J’avais le sentiment, en tant que musulmane, d’être dépossédée de ma parole, de la possibilité de parler pour moi et de raconter mon vécu.
Adèle Haenel, vous datez votre prise de conscience féministe de la découverte du livre de Virginie Despentes King Kong théorie.
Adèle Haenel Les livres de Despentes ont été très importants pour moi, salvateurs, à un moment où je me sentais extrêmement seule et confuse. La colère de Virginie Despentes était nette, excessive, et elle me protégeait. Mon parcours d’adolescente, c’était vraiment de l’embrouille. Je n’arrivais pas à comprendre ce qui m’arrivait, à mettre des mots sur une situation. Je me sentais seule, sale et déprimée. J’ai traîné cette confusion avec moi pendant pas mal de temps, je n’en suis sortie qu’assez récemment.
Dans Une bibliothèque féministe (L’Iconoclaste, 2021), vous dites : « Je pense que devenir lesbienne a eu pour conséquence pratique de permettre à Virginie Despentes d’arrêter de rendre des comptes quotidiennement aux hommes, et par là même de dégager de l’énergie disponible. » Est-ce que cela vaut également pour vous ?
Adèle Haenel Oui, peut-être un peu : ça a été mon trajet à moi. À un moment ça a été un endroit où effectivement je n’ai pas eu à me justifier des violences que j’avais subies, où j’ai pu penser à autre chose qu’utiliser mon temps à essayer de correspondre à un idéal féminin blanc, qui consiste surtout à ne pas être. C’était pas mal d’énergie perdue. Et en plus je n’étais pas très forte là-dedans…
Et vous Rokhaya Diallo, quelles figures vous ont marquée ?
Rokhaya Diallo J’ai lu plein de fois, à des époques différentes de ma vie, Une si longue lettre de Mariama Bâ [1979]. Je trouve que c’est un livre d’une justesse, d’une pertinence et d’une universalité incroyable. C’est un récit fondateur, intégré au programme scolaire au Sénégal et parle du patriarcat, du couple et de la polygamie. Je pense aussi au romancier et cinéaste Ousmane Sembène, qui a écrit et réalisé La Noire de…, le premier long-métrage africain [1966]. C’est un film magnifique sur l’histoire d’une femme sénégalaise qui se retrouve employée de maison en France. Voir sur grand écran le récit d’immigration, de domination, de sexisme d’une femme noire africaine, m’a permis de légitimer des récits que je n’entendais pas.
« Si on veut une incarnation féministe dans une perspective politique de gouvernement, il faudrait qu’elle soit pensée et portée par des féministes au sein d’un projet révolutionnaire. »
Adèle Haenel
La sortie de King Kong Théorie en 2006 coïncide avec le tournage de Naissance des pieuvres, votre premier film, Adèle Haenel, avec la réalisatrice Céline Sciamma. A‑t-il aussi constitué pour vous une forme d’éveil, de conscientisation ?
Adèle Haenel Dans mon parcours, la politisation et la résilience sont absolument entremêlées. Ça a commencé le jour où j’ai décidé de mettre un terme à l’emprise de R (5). À ce moment-là j’étais une adolescente, seule, hagarde et désespérée. Je me suis fait la promesse que plus personne ne penserait pour moi. J’ai commencé à travailler à l’école puisque c’est ce que j’avais à portée de main. Et puis, ensuite, en chemin, j’ai été accompagnée par des personnes envers qui je serai éternellement reconnaissante car je n’aurais pas réussi à avancer seule bien longtemps. Céline est l’une d’entre elles. Toutes les deux, on a beaucoup discuté d’art et de politique notamment. On continue d’évoluer ensemble aujourd’hui.
Vous n’avez pas tourné depuis Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, il y a deux ans. Est-ce qu’il y a des films que vous ne voulez plus faire ? Est-ce compliqué de faire cohabiter votre conscience politique et votre métier d’actrice au cinéma ?
Adèle Haenel Le cinéma est une industrie qui, pour une large part, contribue à véhiculer le sexisme et le racisme, le classisme, le validisme 6. Chacun·e deale différemment avec ça, et les enjeux ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Il y a des personnes qui sont en mesure de subvertir les choses de l’intérieur. Je ne peux parler que de manière située, mais oui, j’essaie de ne pas prendre part à ce qui peut contribuer à toute forme d’exploitation, de domination. Dans le domaine du cinéma, en effet ça réduit le champ des possibles.
Vous êtes en tournée au théâtre dans L’Étang, de Gisèle Vienne, et avez posé votre voix sur le documentaire Retour à Reims. Ce sont deux œuvres qui questionnent les rapports de domination. Aller vers ce type de création, est-ce une manière de vous réapproprier votre voix, votre corps ?
Adèle Haenel Le théâtre et la collaboration avec Gisèle, c’est un travail que j’adore. On mêle les réflexions politiques, philosophiques, artistiques avec un plaisir très intuitif de jeu de plateau. Je trouve exaltant de chercher de nouvelles pistes d’incarnation pour parler depuis un corps composite, de chercher à remettre en scène l’histoire sédimentée dans le corps, avec ses contradictions, ses filiations. Réussir à parler depuis mon corps qui est parlé par d’autres, qui parle lui-même avec plusieurs voix [lire l’encadré en fin d’article]. Comment penser un jeu d’actrice hors de l’individualisme et du cadre de la souveraineté individuelle ? Ce sont des recherches passionnantes, je trouve.
« L’“universalisme” est un terme dont je refuse de me laisser déposséder. L’universalisme ne peut pas être défini depuis trois arrondissements parisiens, par un petit groupe bourgeois. C’est d’une folle arrogance. »
Rokhaya Diallo
Vous êtes toutes les deux devenues des porte-paroles des luttes féministes et antiracistes. Est-ce que vous vous définissez comme militantes ?
Rokhaya Diallo Porte-parole, ce n’est pas une place que j’ai choisie, et le terme invisibilise une partie de mon travail tout comme celui des personnes activement impliquées dans la lutte. Mes détracteurs me qualifient systématiquement de « militante », pour décrédibiliser mon travail de journaliste. Je ne trouve pas ça infamant d’être militante, mais ce n’est pas mon activité. Je ne milite dans aucune organisation depuis dix ans, ni dans aucun parti.
Adèle Haenel De fait, la déconstruction de l’image, des endroits intimes de ma vie où la violence a eu lieu, et du médium qu’est le cinéma m’a amenée à être militante, à vouloir soutenir des personnes et des mouvements. C’est une responsabilité : quand on parle publiquement, ça veut dire qu’il y a un « silence suffisant » autour de notre voix pour qu’on soit entendue. Donc la moindre des choses, c’est quand même d’essayer de se battre pour une société plus juste.
Rokhaya Diallo, vous n’hésitez pas à investir l’espace médiatique. À l’inverse, Adèle Haenel, votre geste aux Césars en 2020 est une invitation à faire sécession – que Virginie Despentes a résumée dans une formule percutante : « On se lève et on se casse. » Pour lutter, faut-il porter des idées marginalisées vers le centre, ou au contraire déserter les espaces hostiles et aller du centre vers la marge ?
Rokhaya Diallo Spontanément je n’irais pas chercher du travail dans les émissions de divertissement et de droite. Mais quand cela m’a été proposé, je n’ai pas hésité. Je ne m’étais jamais imaginé que j’allais passer 12 ans à RTL [dans l’émission hebdomadaire de débat On refait le monde], mais ça se passe bien, et c’est un endroit où je peux m’exprimer. J’écris aussi pour le trimestriel Regards, et récemment dans Marianne. J’observe que dans de nombreux médias proches de la gauche centriste, mes idées suscitent un malaise, alors que, paradoxalement, les médias plus positionnés à droite sont moins dérangés par ma présence qui leur permet d’organiser des débats entre parties adverses. Quand on faisait les Y’a bon Awards, les gens qui l’ont le plus mal vécu, c’était des gens de gauche.
Adèle Haenel Avec Rokhaya, on n’a pas la même stratégie, c’est clair. Mais on n’a pas les mêmes capacités non plus. Moi je serais absolument incapable de faire ce que tu fais au quotidien. D’où vient d’après toi le gros malaise autour du racisme français de gauche ?
Rokhaya Diallo Les gens de droite se fichent bien d’être validés par quelqu’un de noir et de féministe. La gauche française a toujours été très paternaliste et s’est engagée en faveur d’une colonisation civilisatrice. Elle a toujours prétendu faire le bien des minorités à leur place, et ne supporte pas d’être remise en cause, en particulier dans ses pratiques sur le féminisme, sur les questions LGBTQIA+. Les mouvements et les médias de gauche ne sont pas encore tout à fait prêts à entendre des voix internes et minoritaires discordantes.
Rokhaya Diallo, les formats télévisés dans lesquels vous intervenez régulièrement ne sont-ils pas générateurs de polémiques qui se révèlent peu constructives ?
Rokhaya Diallo Le dispositif télévisuel n’est que l’écho d’un contexte d’oppression plus large. Je ne pense pas que mon absence de ces espaces ferait disparaître les polémiques. Ma présence, le fait que je souligne ma condition (femme, fille d’ouvrier, noire, musulmane) crée de la crispation parce que, avec tous les écrémages sociaux, je ne devrais pas être là… Mais je me demande en permanence dans quelle mesure ma participation est à même d’apporter du changement. Est-ce que je ne justifie pas un discours dominant en étant là et en ajoutant ma voix ? Ou est-ce que ma voix finalement permet de faire exister autre chose ? Je ne sais pas si c’est efficace. Entre le moment où j’ai commencé à la télé et aujourd’hui, on ne peut pas dire que les discours racistes et sexistes aient disparu. Pour autant, j’ai grandi devant une télé où les personnes comme Adèle ou moi n’avaient pas la parole.
« Les livres de Despentes ont été très importants pour moi, salvateurs, à un moment où je me sentais extrêmement seule et confuse. La colère de Virginie Despentes était nette, excessive, et elle me protégeait. »
Adèle Haenel
Que dites-vous de la candidature à la présidentielle d’un homme comme Éric Zemmour, ouvertement masculiniste et raciste ?
Rokhaya Diallo Éric Zemmour est né médiatiquement avec les positions sexistes de son livre Le Premier Sexe (Denoël, 2006). Il doit son succès à ce discours très antiféministe et s’est rendu visible en ayant des positions extrêmement racistes et xénophobes dès la deuxième moitié des années 2000. J’ai débattu avec Zemmour deux fois, sur les plateaux télévisés, en 2008 et en 2010. En 2010, il me parlait déjà de mon prénom ! Pourtant, tout le monde réagit comme si la radicalisation de son discours était une découverte soudaine. C’est l’ensemble du spectre politique qui s’est déplacé vers la droite. C’est tout un contexte qui a rendu Zemmour acceptable et qui lui a permis d’exister, de prendre la parole – y compris dans les médias du service public –, de normaliser son discours, et d’ouvrir la porte à d’autres personnes aux positions équivalentes.
Adèle Haenel Je n’imagine même pas ce que ces injures répétées produisent comme blessures pour les personnes musulmanes ou identifiées comme telles. C’est une honte qu’une grande partie de la classe politique française valide les termes racistes de ces débats. Cet acharnement sert à éviter de problématiser les rapports sociaux en termes de classe et de penser les intérêts communs selon cet axe.
Première candidate féministe post-#MeToo en France, Sandrine Rousseau – que vous avez soutenue, Adèle Haenel – a échoué à la primaire des écologistes en septembre dernier. Le féminisme peut-il s’incarner dans une voie électorale ? Ou bien ne passe-t-il que par des transformations intimes ou des mouvements sociaux ?
Rokhaya Diallo Ce qui s’est produit avec Sandrine Rousseau va marquer durablement la vie politique française. Elle a porté à un niveau national des questions invisibilisées. Mais il n’y a pas que l’élection présidentielle. L’essentiel de nos lois vient du Parlement européen puisque les directives européennes sont transposées en droit français, or ce sont des élections qu’on néglige énormément. Il faut aussi penser à toutes les élections intermédiaires, comme les sénatoriales… Mélanie Vogel est écologiste, féministe et antiraciste, sur une ligne assez proche de Sandrine Rousseau, et elle siège au Sénat, la Chambre haute qui est assez conservatrice. Il faut penser la politique en dehors de la présidentielle, et se dire que les choses peuvent et doivent bouger par ailleurs.
Adèle Haenel Les avancées réelles en matière de justice et de droits effectifs des femmes, nous les devons uniquement aux militantes féministes en action. Rien n’a été donné. Des personnes comme Sandrine Rousseau et Alice Coffin ont eu à affronter une violence inouïe pour avoir osé porter un programme dans lequel le féminisme était au centre. On ne peut qu’être reconnaissantes et admiratives de leur travail. Cependant, il me semble que si on veut une incarnation féministe dans une perspective politique de gouvernement, il faudrait qu’elle soit pensée et portée par des féministes au sein d’un projet révolutionnaire. Les candidatures à l’extrême gauche doivent mettre la lutte anticapitaliste, la lutte féministe et antiraciste sur un pied d’égalité, comme cherche aujourd’hui à le faire Anasse Kazib 7 par exemple. Sans une pensée politique révolutionnaire qui affronte de front les structures et qui articule les émancipations entre elles, le féminisme risque sans cesse d’être vidé de son contenu et recodé par le pouvoir afin de servir de joug dans le cadre d’une autre oppression. •
Entretien réalisé le 3 décembre 2021, au Point éphémère à Paris par Lucie Geffroy, corédactrice en chef de La Déferlante et Léa Mormin-Chauvac, journaliste indépendante.
- Le 4 novembre 2019, dans une longue enquête publiée par Mediapart, Adèle Haenel accuse Christophe Ruggia d’attouchements et de harcèlement sexuel commis lorsqu’elle avait entre 12 à 15 ans. Le réalisateur a été mis en examen pour agressions sexuelles sur mineure de 15 ans.
- Diffusé depuis septembre 2018, Kiffe ta race est un podcast bimensuel de Binge Audio. Un livre éponyme est paru en janvier 2022 aux éditions First.
- Le classisme désigne toutes les discriminations basées sur l’appartenance ou la non-appartenance à une classe sociale.
- Bouna Traoré (15 ans) et Zyed Benna (17 ans) sont morts le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-bois, électrocutés dans un poste électrique où ils étaient entrés pour se soustraire à un contrôle de police. Leur mort a été à l’origine de trois semaines d’affrontements avec les forces de polices dans de nombreux quartiers populaires.
ROKHAYA DIALLO ET ADÈLE HAENEL EN 8 DATES
1978 : Naissance de Rokhaya Diallo à Paris.
1989 : Naissance d’Adèle Haenel à Paris.
2007 : Rokhaya Diallo cofonde l’association Les Indivisibles qui lutte contre les discriminations raciales.
2015 : Adèle Haenel reçoit le césar de la meilleure actrice pour son rôle dans Les Combattants de Thomas Cailley.
2015 : Le film documentaire Les Marches de la liberté de Rokhaya Diallo qui questionne l’identité française à travers le regard de jeunes Américains reçoit le prix du meilleur film documentaire au festival régional et international de Guadeloupe.
2019 : Adèle Haenel accuse le réalisateur Christophe Ruggia d’attouchements et de harcèlement sexuel, ouvrant une discussion nationale sur la pédocriminalité en France.
2020 : Adèle Haenel incarne Héloïse dans Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, récompensé à Cannes et aux Césars.
2021 : Rokhaya Diallo est classée parmi les 28 personnalités les plus influentes d’Europe en 2021 par le journal étatsunien Politico.
Fragments de voix et récits politiques
Depuis l’automne 2021, Adèle Haenel joue dans L’Étang, mise en scène par Gisèle Vienne d’après un texte de Robert Walser. La pièce de théâtre évoque la violence et les non-dits des relations filiales incestueuses. Silhouette longiligne et androgyne, Adèle Haenel, qui y incarne un adolescent, livre une véritable performance physique : jouant sur la dissociation entre le corps et la parole, elle prête sa voix à plusieurs personnages. « Le théâtre me permet de m’interroger sur le jeu d’actrice et la façon dont on cherche à le réinventer », explique-t-elle. Quant au documentaire Retour à Reims, il pose des images d’archives sur le texte éponyme du sociologue Didier Éribon : Adèle Haenel est la narratrice du récit autobiographique de cet homme issu du monde ouvrier devenu universitaire.
Si le grand public connaît surtout Rokhaya Diallo pour son travail de journaliste et éditorialiste, elle est aussi une documentariste et autrice prolifique, dont le travail précurseur sur le racisme en France est reconnu internationalement. Elle a écrit une dizaine de livres, dont l’essai biographique Ne reste pas à ta place ! (Marabout, 2019). Dans son documentaire La Parisienne démystifiée (2021), elle décrypte le mythe de la femme parisienne, tandis que Bootyful !, sur France.tv Slash, explique comment les grosses fesses, particulièrement moquées autrefois lorsqu’il s’agissait de celles de femmes noires, sont devenues à la mode. « J’apprécie cette partie de mon activité plus imaginative et créative, elle me permet d’échapper au caractère instantané des polémiques », précise-t-elle. Enfin, en mai 2021, elle a rejoint en tant que chercheuse en résidence le centre de recherche Gender+ Justice Initiative de l’université de Georgetown à Washington. Cette institution interdisciplinaire promeut la collaboration d’universitaires et de personnes qui ne sont pas issues du monde académique autour de travaux relatifs au genre et à la justice sociale.
Un essai et une pièce de théâtre en cadeau
C’était un vendredi de décembre pluvieux. Comme il faisait froid dans le grand studio de danse du Point éphémère, Adèle Haenel a gardé son bonnet orange sur la tête tout au long de l’entretien et a prêté son blouson à Rokhaya Diallo. À l’issue de la rencontre, répondant à l’invitation de La Déferlante, elles ont échangé un cadeau. À Adèle Haenel, Rokhaya Diallo a offert Le Iench (Actes Sud, 2020), une pièce de théâtre signée de la metteuse en scène Eva Doumbia, membre fondatrice du collectif Décolonisons les arts. Elle raconte l’histoire de Drissa, un petit garçon français d’origine malienne qui vit dans un pavillon de province avec sa famille et rêve d’une vie banale, comme celle qui s’affiche dans les publicités. « Tu vas voir, c’est un très beau texte de théâtre », a commenté Rokhaya Diallo. Celle-ci s’est vu offrir Le Pouvoir des mots de la philosophe américaine Judith Butler, pionnière des théories queer. « Ce livre m’accompagne et me nourrit dans ma réflexion sur la justice », a précisé Adèle Haenel. Butler y analyse les effets des discours de haine. Expliquant pourquoi il est dangereux de confier à l’État ce qui relève du dicible et de l’indicible, le livre montre que les personnes ciblées par les violences verbales peuvent vider celles-ci de leur substance en créant des espaces de luttes et de subversion.