Le combat des mots — Rokhaya Diallo et Adèle Haenel

Le témoi­gnage de l’actrice Adèle Haenel et sa dénon­cia­tion des violences sexuelles ont fait d’elle une voix des reven­di­ca­tions fémi­nistes actuelles. Chroniqueuse et jour­na­liste engagée, Rokhaya Diallo incarne depuis une dizaine d’années le renouveau des luttes anti­ra­cistes. L’une et l’autre font entendre une parole radicale, quitte à déranger le confor­misme des milieux dans lesquels elles évoluent. Pour La Déferlante, elles racontent leur che­mi­ne­ment politique et échangent sur les modalités de l’engagement, à une époque marquée par la pola­ri­sa­tion des opinions.
Publié le 4 février 2022
Florence Brochoire

Rokhaya Diallo, comment avez-vous perçu le témoi­gnage donné par Adèle Haenel à Mediapart en novembre 2019 ?

Rokhaya Diallo Cette révé­la­tion (1) a été un moment fondateur, historique.

De même que tout ce qui s’est passé après, dans la foulée : les Césars, puis le livre de Vanessa Springora, Le Consentement, sur la pédo­cri­mi­na­li­té. Il nous fallait un récit qui s’inscrive dans le contexte français pour que fina­le­ment le mouvement #MeToo ait un sens média­tique ici, et que d’autres puissent s’en emparer. Ce que j’ai trouvé vraiment fort, c’est que tu as dépeint ta situation avec des mots qui allaient au-delà de ta propre personne, Adèle. C’est rare d’avoir suf­fi­sam­ment de distance pour parler d’une manière qui permette à chacun, à chacune de se recon­naître dans ce qui est dit.

Adèle Haenel L’enjeu pour moi à ce moment-là, c’était de par­ti­ci­per à une mise en mouvement. Le déni autour des violences sexuelles permet de dissocier l’ordre patriar­cal de la violence néces­saire à sa per­pé­tua­tion. De faire comme si ce système était naturel, « bon pour tout le monde ». La preuve : il tient tout seul. C’est un projet politique qui cherche à invi­si­bi­li­ser l’omniprésence du phénomène des violences sexuelles, pour faire comme si celui-ci avait à voir avec l’intime et non avec le politique, avec le mons­trueux et non avec le banal, avec l’extérieur et non avec l’intérieur. Et c’est là notamment que l’ordre patriar­cal s’articule avec les oppres­sions racistes et isla­mo­phobes. Le gou­ver­ne­ment français, pro­fon­dé­ment misogyne, ne brandit la cause des femmes que pour stig­ma­ti­ser des patriar­cats non blancs, comme si l’oppression sexiste était un problème importé. En tant que fémi­nistes, on doit faire très attention à ne pas être ins­tru­men­ta­li­sées pour servir ces fins racistes. C’est pour ça que, selon moi, il faut marquer les liens et faire les ponts, s’inscrire dans un mouvement global. Au moment même où on se levait aux Césars pour protester contre le fait de récom­pen­ser un violeur, Aïssa Maïga dénonçait avec un immense courage le manque de repré­sen­ta­tion des personnes noires dans le cinéma français. Son discours a été une claque. À titre personnel, ça a été le déclic. J’ai réalisé que le mouvement féministe dans lequel je m’inscrivais était très blanc et j’ai commencé à prendre conscience de la dynamique inter­sec­tion­nelle des oppres­sions. Ce travail de com­pré­hen­sion, je le fais aussi en grande partie grâce à l’excellent travail de Grace Ly et Rokhaya, avec le podcast Kiffe ta race (2). Donc merci beaucoup Rokhaya.

Rokhaya Diallo Merci… C’est parce que nos réflexions se croisent et se nour­rissent mutuel­le­ment que nous pouvons avancer col­lec­ti­ve­ment. On ne réfléchit pas dans des cases qui sont isolées : à chaque fois que je t’entends parler, Adèle, forcément j’intègre ce que tu dis dans ma réflexion. C’est important de ne pas rester figé·es sur des positions limitées par nos propres pers­pec­tives. Je suis hété­ro­sexuelle, il y a plein de choses qui ne me viennent pas à l’esprit devant des pro­blé­ma­tiques que je ne rencontre pas personnellement.

En novembre 2019, Adèle Haenel, vous avez eu cette phrase reprise depuis par certaines asso­cia­tions féminIstes : « La justice nous ignore, on ignore la justice. » Mais fina­le­ment, vous avez décidé de porter plainte contre Christophe Ruggia après que le parquet de Paris s’est autosaisi de l’affaire. Quel regard portez-vous sur la capacité de la justice à prendre en compte les victimes de violences sexuelles ?

Adèle Haenel En ce qui concerne le fonc­tion­ne­ment spé­ci­fique du système judi­ciaire, je renvoie au livre de Marine Turchi  [Faute de preuves, Seuil, 2021]  : une enquête colossale sur la justice post #MeToo. Pour ma part, je dirais que ma critique ne porte pas tant sur la justice que sur la res­pon­sa­bi­li­té de l’État en matière de pro­duc­tion de la violence, notamment sexuelle et sexiste. Je critique la justice en tant qu’émanation du pouvoir de l’État, lui-même traversé par le sexisme, le racisme et le classisme 3. Quand on parle du trai­te­ment judi­ciaire des violences sexuelles, on est dans la non-justice par excel­lence, puisque seulement un viol sur cent aboutit à une condam­na­tion. Mais les violences sexuelles sont un problème politique qui dépasse largement la question judi­ciaire. Ce que nous voulons, c’est que ces crimes ne se pro­duisent plus et que nos vies ne soient plus piétinées. Donc que la société dans son entièreté se déplace. Ça requiert une volonté politique forte, et des inves­tis­se­ments en par­ti­cu­lier dans la recherche, le soin, la formation, etc.


« Les violences sexuelles sont un problème politique qui dépasse largement la question judi­ciaire. Ce que nous voulons c’est que ces crimes ne se pro­duisent plus et que nos vies ne soient plus piétinées. »

Adèle Haenel



Qu’en pensez-vous, Rokhaya Diallo ?

Rokhaya Diallo C’est vrai que la justice arrive au bout d’un processus. Malgré tout, je pense que c’est important de continuer à faire appel à elle. Le fait qu’une personne comme Amal Bentounsi ait pu faire condamner le policier qui avait tué son frère d’une balle dans le dos, ou qu’Assa Traoré essaie d’obtenir une réponse judi­ciaire concer­nant les gendarmes impliqués dans la mort de son frère, ou encore que la famille de Lamine Dieng ait épuisé toutes les voies de recours natio­nales et soit allée jusqu’à la Cour euro­péenne des droits de l’homme pour obtenir un dédom­ma­ge­ment de la France, cela permet de docu­men­ter des faits. Personnellement, j’ai porté plainte à plusieurs reprises, pour un appel au viol contre moi et des menaces de mort, et les deux personnes coupables de ces agis­se­ments ont été condam­nées. C’est important, quand nous sommes des corps mino­ri­taires, de rappeler que ces ins­ti­tu­tions sont là pour nous défendre, même si mal­heu­reu­se­ment la plupart des agres­sions ne seront jamais portées à la connais­sance des magistrats.

Vous avez toutes les deux contribué au livre collectif Feu !, le dic­tion­naire des fémi­nismes présents (Libertalia, 2021). Dans votre texte, Adèle Haenel, vous rappelez comment on intime aux victimes de violences sexuelles de taire leur histoire pour préserver l’unité d’une famille, d’un parti politique, d’un cercle d’ami·es. Est-ce le même type d’injonction au silence que subissent les « enfants de la République » comme vous les appelez Rokhaya Diallo, qui tentent de parler de l’histoire coloniale ?

Adèle Haenel Les personnes qui croient ne pas pouvoir supporter ta parole, soit parce qu’elles sont coupables, soit parce qu’elles ne sup­portent pas la remise en question de leur monde, vont dire que tu les blesses et, qu’au fond, elles souffrent plus que toi. Mais en vérité, je crois qu’elles s’en foutent. Elles veulent juste que tu dises autre chose. Le chantage affectif est une technique parmi d’autres pour faire régner un silence arran­geant. J’ai eu l’occasion de lire Fragilité blanche de la socio­logue état­su­nienne Robin DiAngelo : on y retrouve un passage consacré aux « larmes blanches ». En « pleurant » dès qu’on pointe chez elles un com­por­te­ment raciste, les personnes blanches inversent le sens de la blessure et forcent les personnes victimes de racisme à se taire.

Rokhaya Diallo Pour ce qui est des descendant·es des personnes colo­ni­sées et de cette idée de « préserver le clan », oui, j’ai l’impression que lorsque nous prenons la parole pour dénoncer le racisme, nous sommes perçu·es comme des enfants illé­gi­times qui s’invitent à la table familiale un jour de fête. C’est comme dans le film Festen ! Il me semble que, dans tous les cas, quand on dénonce des violences sexistes ou raciales, on brise toujours une sorte de consensus familial implicite.


« Ma présence, le fait que je souligne ma condition (femme, fille d’ouvrier, noire, musulmane) crée de la cris­pa­tion parce que, avec tous les écrémages sociaux, je ne devrais pas être là. »

Rokhaya Diallo


Rokhaya Diallo, vous tenez à l’idée d’un horizon commun : dans Feu !, vous déplorez que les fémi­nistes qui, comme vous, dénoncent l’enchevêtrement des oppres­sions (de genre, de race, de classe) soient « qua­li­fiées de par­ti­cu­la­ristes ou com­mu­nau­ta­ristes et donc privées de reven­di­quer un uni­ver­sa­lisme ».

Rokhaya Diallo L’« uni­ver­sa­lisme » est un terme dont je refuse de me laisser dépos­sé­der. L’universalisme ne peut pas être défini depuis trois arron­dis­se­ments parisiens, par un petit groupe bourgeois. C’est d’une folle arrogance. L’universalisme, je le trouve dans des récits qui m’ont été racontés par mes parents, dans la lit­té­ra­ture africaine, dans des mou­ve­ments déco­lo­niaux d’Amérique du Sud, dans la Caraïbe. Le désir de liberté est inhérent au fait d’être un être humain : c’est ça l’universalisme. Mais des hommes se sont répandus partout dans le monde en se servant de l’universalisme pour masquer des inten­tions bel­li­queuses et capi­ta­listes. C’est donc important de reven­di­quer cette idée et de la déplacer pour l’associer à ce que nous sommes, nous personnes mino­ri­taires. Parce que je crois véri­ta­ble­ment que la lutte uni­ver­sa­liste est de notre côté.

Adèle Haenel, vous avez raconté que durant vos années lycéennes, on se disait volon­tiers anar­chiste, anti­ca­pi­ta­liste, anti­ra­ciste, mais pas féministe.

Adèle Haenel Le mot féministe, pour moi, n’existait pas, ou alors c’était vraiment un truc très ringard, tandis que je me suis toujours reven­di­quée d’une culture anti­ra­ciste. Mais aujourd’hui, je réalise que je pensais le racisme comme un problème moral, comme un problème de droite. C’est récemment que j’ai pris conscience que c’était une lutte qui me concernait.

Rokhaya Diallo Même quand tu es concerné·e par le racisme, en France c’est très difficile de trouver les outils, y compris pour le formuler parce que l’antiracisme français, en tout cas celui qui est dominant et l’a été pendant toute ma jeunesse, c’est celui dont tu parles, Adèle, c’est l’antiracisme moral. En gros, ailleurs que dans l’extrême droite, il n’y a pas de racisme. C’est très compliqué de trouver des termes pour définir ce qui est de l’ordre du racisme ordinaire.

Qu’est-ce qui vous a permis d’articuler et de préciser votre réflexion sur le racisme ?

Rokhaya Diallo Ma conscience politique est venue de l’altermondialisme, notamment en lisant l’écrivaine et femme politique malienne Aminata Traoré. Dans L’Étau, un livre écrit à la fin des années 1990, elle expli­quait comment la dette des pays africains envers les pays occi­den­taux était une dette coloniale qui per­pé­tuait un lien de domi­na­tion, entre les pays d’Afrique fran­co­phone et la France par exemple, puisque ces pays ne cessaient de rem­bour­ser des intérêts sans jamais parvenir à rem­bour­ser la somme due ini­tia­le­ment. Ensuite, il y a eu les deux chocs qu’ont été, pour moi, la loi sur le port des signes religieux à l’école en 2004, et la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005 (4). Ces deux évé­ne­ments et la manière dont ils ont été traités média­ti­que­ment m’ont vraiment fait com­prendre le racisme français. En 2003–2004, tous les jours dans les médias, il y avait des débats sur le voile et jamais une seule personne concernée n’était invitée à s’exprimer. C’était hyper masculin, oppres­sant et choquant. J’avais le sentiment, en tant que musulmane, d’être dépos­sé­dée de ma parole, de la pos­si­bi­li­té de parler pour moi et de raconter mon vécu.

Adèle Haenel, vous datez votre prise de conscience féministe de la décou­verte du livre de Virginie Despentes King Kong théorie.

Adèle Haenel Les livres de Despentes ont été très impor­tants pour moi, sal­va­teurs, à un moment où je me sentais extrê­me­ment seule et confuse. La colère de Virginie Despentes était nette, excessive, et elle me pro­té­geait. Mon parcours d’adolescente, c’était vraiment de l’embrouille. Je n’arrivais pas à com­prendre ce qui m’arrivait, à mettre des mots sur une situation. Je me sentais seule, sale et déprimée. J’ai traîné cette confusion avec moi pendant pas mal de temps, je n’en suis sortie qu’assez récemment.

Dans Une biblio­thèque féministe (L’Iconoclaste, 2021), vous dites : « Je pense que devenir lesbienne a eu pour consé­quence pratique de permettre à Virginie Despentes d’arrêter de rendre des comptes quo­ti­dien­ne­ment aux hommes, et par là même de dégager de l’énergie dis­po­nible. » Est-ce que cela vaut également pour vous ?

Adèle Haenel Oui, peut-être un peu : ça a été mon trajet à moi. À un moment ça a été un endroit où effec­ti­ve­ment je n’ai pas eu à me justifier des violences que j’avais subies, où j’ai pu penser à autre chose qu’utiliser mon temps à essayer de cor­res­pondre à un idéal féminin blanc, qui consiste surtout à ne pas être. C’était pas mal d’énergie perdue. Et en plus je n’étais pas très forte là-dedans…

Et vous Rokhaya Diallo, quelles figures vous ont marquée ?

Rokhaya Diallo J’ai lu plein de fois, à des époques dif­fé­rentes de ma vie, Une si longue lettre de Mariama Bâ [1979]. Je trouve que c’est un livre d’une justesse, d’une per­ti­nence et d’une uni­ver­sa­li­té incroyable. C’est un récit fondateur, intégré au programme scolaire au Sénégal et parle du patriar­cat, du couple et de la polygamie. Je pense aussi au romancier et cinéaste Ousmane Sembène, qui a écrit et réalisé La Noire de…, le premier long-métrage africain [1966]. C’est un film magni­fique sur l’histoire d’une femme séné­ga­laise qui se retrouve employée de maison en France. Voir sur grand écran le récit d’immigration, de domi­na­tion, de sexisme d’une femme noire africaine, m’a permis de légitimer des récits que je n’entendais pas.


« Si on veut une incar­na­tion féministe dans une pers­pec­tive politique de gou­ver­ne­ment, il faudrait qu’elle soit pensée et portée par des fémi­nistes au sein d’un projet révolutionnaire. »

Adèle Haenel


La sortie de King Kong Théorie en 2006 coïncide avec le tournage de Naissance des pieuvres, votre premier film, Adèle Haenel, avec la réa­li­sa­trice Céline Sciamma. A‑t-il aussi constitué pour vous une forme d’éveil, de conscientisation ?

Adèle Haenel Dans mon parcours, la poli­ti­sa­tion et la rési­lience sont abso­lu­ment entre­mê­lées. Ça a commencé le jour où j’ai décidé de mettre un terme à l’emprise de R (5). À ce moment-là j’étais une ado­les­cente, seule, hagarde et déses­pé­rée. Je me suis fait la promesse que plus personne ne penserait pour moi. J’ai commencé à tra­vailler à l’école puisque c’est ce que j’avais à portée de main. Et puis, ensuite, en chemin, j’ai été accom­pa­gnée par des personnes envers qui je serai éter­nel­le­ment recon­nais­sante car je n’aurais pas réussi à avancer seule bien longtemps. Céline est l’une d’entre elles. Toutes les deux, on a beaucoup discuté d’art et de politique notamment. On continue d’évoluer ensemble aujourd’hui.

Vous n’avez pas tourné depuis Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, il y a deux ans. Est-ce qu’il y a des films que vous ne voulez plus faire ? Est-ce compliqué de faire cohabiter votre conscience politique et votre métier d’actrice au cinéma ?

Adèle Haenel Le cinéma est une industrie qui, pour une large part, contribue à véhiculer le sexisme et le racisme, le classisme, le validisme 6. Chacun·e deale dif­fé­rem­ment avec ça, et les enjeux ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Il y a des personnes qui sont en mesure de subvertir les choses de l’intérieur. Je ne peux parler que de manière située, mais oui, j’essaie de ne pas prendre part à ce qui peut contri­buer à toute forme d’exploitation, de domi­na­tion. Dans le domaine du cinéma, en effet ça réduit le champ des possibles.

Vous êtes en tournée au théâtre dans L’Étang, de Gisèle Vienne, et avez posé votre voix sur le docu­men­taire Retour à Reims. Ce sont deux œuvres qui ques­tionnent les rapports de domi­na­tion. Aller vers ce type de création, est-ce une manière de vous réap­pro­prier votre voix, votre corps ?

Adèle Haenel Le théâtre et la col­la­bo­ra­tion avec Gisèle, c’est un travail que j’adore. On mêle les réflexions poli­tiques, phi­lo­so­phiques, artis­tiques avec un plaisir très intuitif de jeu de plateau. Je trouve exaltant de chercher de nouvelles pistes d’incarnation pour parler depuis un corps composite, de chercher à remettre en scène l’histoire sédi­men­tée dans le corps, avec ses contra­dic­tions, ses filia­tions. Réussir à parler depuis mon corps qui est parlé par d’autres, qui parle lui-même avec plusieurs voix [lire l’encadré en fin d’article]. Comment penser un jeu d’actrice hors de l’individualisme et du cadre de la sou­ve­rai­ne­té indi­vi­duelle ? Ce sont des recherches pas­sion­nantes, je trouve.


« L’“universalisme” est un terme dont je refuse de me laisser dépos­sé­der. L’universalisme ne peut pas être défini depuis trois arron­dis­se­ments parisiens, par un petit groupe bourgeois. C’est d’une folle arrogance. »

Rokhaya Diallo


Vous êtes toutes les deux devenues des porte-paroles des luttes fémi­nistes et anti­ra­cistes. Est-ce que vous vous défi­nis­sez comme militantes ?

Rokhaya Diallo Porte-parole, ce n’est pas une place que j’ai choisie, et le terme invi­si­bi­lise une partie de mon travail tout comme celui des personnes acti­ve­ment impli­quées dans la lutte. Mes détrac­teurs me qua­li­fient sys­té­ma­ti­que­ment de « militante », pour décré­di­bi­li­ser mon travail de jour­na­liste. Je ne trouve pas ça infamant d’être militante, mais ce n’est pas mon activité. Je ne milite dans aucune orga­ni­sa­tion depuis dix ans, ni dans aucun parti.

Adèle Haenel De fait, la décons­truc­tion de l’image, des endroits intimes de ma vie où la violence a eu lieu, et du médium qu’est le cinéma m’a amenée à être militante, à vouloir soutenir des personnes et des mou­ve­ments. C’est une res­pon­sa­bi­li­té : quand on parle publi­que­ment, ça veut dire qu’il y a un « silence suffisant » autour de notre voix pour qu’on soit entendue. Donc la moindre des choses, c’est quand même d’essayer de se battre pour une société plus juste.

Rokhaya Diallo, vous n’hésitez pas à investir l’espace média­tique. À l’inverse, Adèle Haenel, votre geste aux Césars en 2020 est une invi­ta­tion à faire sécession – que Virginie Despentes a résumée dans une formule per­cu­tante : « On se lève et on se casse. » Pour lutter, faut-il porter des idées mar­gi­na­li­sées vers le centre, ou au contraire déserter les espaces hostiles et aller du centre vers la marge ?

Rokhaya Diallo Spontanément je n’irais pas chercher du travail dans les émissions de diver­tis­se­ment et de droite. Mais quand cela m’a été proposé, je n’ai pas hésité. Je ne m’étais jamais imaginé que j’allais passer 12 ans à RTL [dans l’émission heb­do­ma­daire de débat On refait le monde], mais ça se passe bien, et c’est un endroit où je peux m’exprimer. J’écris aussi pour le tri­mes­triel Regards, et récemment dans Marianne. J’observe que dans de nombreux médias proches de la gauche centriste, mes idées suscitent un malaise, alors que, para­doxa­le­ment, les médias plus posi­tion­nés à droite sont moins dérangés par ma présence qui leur permet d’organiser des débats entre parties adverses. Quand on faisait les Y’a bon Awards, les gens qui l’ont le plus mal vécu, c’était des gens de gauche.

Adèle Haenel Avec Rokhaya, on n’a pas la même stratégie, c’est clair. Mais on n’a pas les mêmes capacités non plus. Moi je serais abso­lu­ment incapable de faire ce que tu fais au quotidien. D’où vient d’après toi le gros malaise autour du racisme français de gauche ?

Rokhaya Diallo Les gens de droite se fichent bien d’être validés par quelqu’un de noir et de féministe. La gauche française a toujours été très pater­na­liste et s’est engagée en faveur d’une colo­ni­sa­tion civi­li­sa­trice. Elle a toujours prétendu faire le bien des minorités à leur place, et ne supporte pas d’être remise en cause, en par­ti­cu­lier dans ses pratiques sur le féminisme, sur les questions LGBTQIA+. Les mou­ve­ments et les médias de gauche ne sont pas encore tout à fait prêts à entendre des voix internes et mino­ri­taires discordantes.

Rokhaya Diallo, les formats télévisés dans lesquels vous inter­ve­nez régu­liè­re­ment ne sont-ils pas géné­ra­teurs de polé­miques qui se révèlent peu constructives ?

Rokhaya Diallo Le dis­po­si­tif télé­vi­suel n’est que l’écho d’un contexte d’oppression plus large. Je ne pense pas que mon absence de ces espaces ferait dis­pa­raître les polé­miques. Ma présence, le fait que je souligne ma condition (femme, fille d’ouvrier, noire, musulmane) crée de la cris­pa­tion parce que, avec tous les écrémages sociaux, je ne devrais pas être là… Mais je me demande en per­ma­nence dans quelle mesure ma par­ti­ci­pa­tion est à même d’apporter du chan­ge­ment. Est-ce que je ne justifie pas un discours dominant en étant là et en ajoutant ma voix ? Ou est-ce que ma voix fina­le­ment permet de faire exister autre chose ? Je ne sais pas si c’est efficace. Entre le moment où j’ai commencé à la télé et aujourd’hui, on ne peut pas dire que les discours racistes et sexistes aient disparu. Pour autant, j’ai grandi devant une télé où les personnes comme Adèle ou moi n’avaient pas la parole.


« Les livres de Despentes ont été très impor­tants pour moi, sal­va­teurs, à un moment où je me sentais extrê­me­ment seule et confuse. La colère de Virginie Despentes était nette, excessive, et elle me protégeait. »

Adèle Haenel


Que dites-vous de la can­di­da­ture à la pré­si­den­tielle d’un homme comme Éric Zemmour, ouver­te­ment mas­cu­li­niste et raciste ?

Rokhaya Diallo Éric Zemmour est né média­ti­que­ment avec les positions sexistes de son livre Le Premier Sexe (Denoël, 2006). Il doit son succès à ce discours très anti­fé­mi­niste et s’est rendu visible en ayant des positions extrê­me­ment racistes et xéno­phobes dès la deuxième moitié des années 2000. J’ai débattu avec Zemmour deux fois, sur les plateaux télévisés, en 2008 et en 2010. En 2010, il me parlait déjà de mon prénom ! Pourtant, tout le monde réagit comme si la radi­ca­li­sa­tion de son discours était une décou­verte soudaine. C’est l’ensemble du spectre politique qui s’est déplacé vers la droite. C’est tout un contexte qui a rendu Zemmour accep­table et qui lui a permis d’exister, de prendre la parole – y compris dans les médias du service public –, de nor­ma­li­ser son discours, et d’ouvrir la porte à d’autres personnes aux positions équivalentes.

Adèle Haenel Je n’imagine même pas ce que ces injures répétées pro­duisent comme blessures pour les personnes musul­manes ou iden­ti­fiées comme telles. C’est une honte qu’une grande partie de la classe politique française valide les termes racistes de ces débats. Cet achar­ne­ment sert à éviter de pro­blé­ma­ti­ser les rapports sociaux en termes de classe et de penser les intérêts communs selon cet axe.

Première candidate féministe post-#MeToo en France, Sandrine Rousseau – que vous avez soutenue, Adèle Haenel – a échoué à la primaire des éco­lo­gistes en septembre dernier. Le féminisme peut-il s’incarner dans une voie élec­to­rale ? Ou bien ne passe-t-il que par des trans­for­ma­tions intimes ou des mou­ve­ments sociaux ?

Rokhaya Diallo Ce qui s’est produit avec Sandrine Rousseau va marquer dura­ble­ment la vie politique française. Elle a porté à un niveau national des questions invi­si­bi­li­sées. Mais il n’y a pas que l’élection pré­si­den­tielle. L’essentiel de nos lois vient du Parlement européen puisque les direc­tives euro­péennes sont trans­po­sées en droit français, or ce sont des élections qu’on néglige énor­mé­ment. Il faut aussi penser à toutes les élections inter­mé­diaires, comme les séna­to­riales… Mélanie Vogel est éco­lo­giste, féministe et anti­ra­ciste, sur une ligne assez proche de Sandrine Rousseau, et elle siège au Sénat, la Chambre haute qui est assez conser­va­trice. Il faut penser la politique en dehors de la pré­si­den­tielle, et se dire que les choses peuvent et doivent bouger par ailleurs.

Adèle Haenel Les avancées réelles en matière de justice et de droits effectifs des femmes, nous les devons uni­que­ment aux mili­tantes fémi­nistes en action. Rien n’a été donné. Des personnes comme Sandrine Rousseau et Alice Coffin ont eu à affronter une violence inouïe pour avoir osé porter un programme dans lequel le féminisme était au centre. On ne peut qu’être recon­nais­santes et admi­ra­tives de leur travail. Cependant, il me semble que si on veut une incar­na­tion féministe dans une pers­pec­tive politique de gou­ver­ne­ment, il faudrait qu’elle soit pensée et portée par des fémi­nistes au sein d’un projet révo­lu­tion­naire. Les can­di­da­tures à l’extrême gauche doivent mettre la lutte anti­ca­pi­ta­liste, la lutte féministe et anti­ra­ciste sur un pied d’égalité, comme cherche aujourd’hui à le faire Anasse Kazib 7 par exemple. Sans une pensée politique révo­lu­tion­naire qui affronte de front les struc­tures et qui articule les éman­ci­pa­tions entre elles, le féminisme risque sans cesse d’être vidé de son contenu et recodé par le pouvoir afin de servir de joug dans le cadre d’une autre oppression. •

Entretien réalisé le 3 décembre 2021, au Point éphémère à Paris par Lucie Geffroy, coré­dac­trice en chef de La Déferlante et Léa Mormin-Chauvac, jour­na­liste indépendante.

  1. Le 4 novembre 2019, dans une longue enquête publiée par Mediapart, Adèle Haenel accuse Christophe Ruggia d’attouchements et de har­cè­le­ment sexuel commis lorsqu’elle avait entre 12 à 15 ans. Le réa­li­sa­teur a été mis en examen pour agres­sions sexuelles sur mineure de 15 ans.
  2. Diffusé depuis septembre 2018, Kiffe ta race est un podcast bimensuel de Binge Audio. Un livre éponyme est paru en janvier 2022 aux éditions First.
  3. Le classisme désigne toutes les dis­cri­mi­na­tions basées sur l’appartenance ou la non-appartenance à une classe sociale.
  4. Bouna Traoré (15 ans) et Zyed Benna (17 ans) sont morts le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-bois, élec­tro­cu­tés dans un poste élec­trique où ils étaient entrés pour se sous­traire à un contrôle de police. Leur mort a été à l’origine de trois semaines d’affrontements avec les forces de polices dans de nombreux quartiers populaires.

 

ROKHAYA DIALLO ET ADÈLE HAENEL EN 8 DATES
1978 : Naissance de Rokhaya Diallo à Paris.

1989 : Naissance d’Adèle Haenel à Paris.

2007 : Rokhaya Diallo cofonde l’association Les Indivisibles qui lutte contre les dis­cri­mi­na­tions raciales.

2015 : Adèle Haenel reçoit le césar de la meilleure actrice pour son rôle dans Les Combattants de Thomas Cailley.

2015 : Le film docu­men­taire Les Marches de la liberté de Rokhaya Diallo qui ques­tionne l’identité française à travers le regard de jeunes Américains reçoit le prix du meilleur film docu­men­taire au festival régional et inter­na­tio­nal de Guadeloupe.

2019 : Adèle Haenel accuse le réa­li­sa­teur Christophe Ruggia d’attouchements et de har­cè­le­ment sexuel, ouvrant une dis­cus­sion nationale sur la pédo­cri­mi­na­li­té en France.

2020 : Adèle Haenel incarne Héloïse dans Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, récom­pen­sé à Cannes et aux Césars.

2021 : Rokhaya Diallo est classée parmi les 28 per­son­na­li­tés les plus influentes d’Europe en 2021 par le journal état­su­nien Politico.

 

Fragments de voix et récits politiques
Depuis l’automne 2021, Adèle Haenel joue dans L’Étang, mise en scène par Gisèle Vienne d’après un texte de Robert Walser. La pièce de théâtre évoque la violence et les non-dits des relations filiales inces­tueuses. Silhouette lon­gi­ligne et androgyne, Adèle Haenel, qui y incarne un ado­les­cent, livre une véritable per­for­mance physique : jouant sur la dis­so­cia­tion entre le corps et la parole, elle prête sa voix à plusieurs per­son­nages. « Le théâtre me permet de m’interroger sur le jeu d’actrice et la façon dont on cherche à le réin­ven­ter », explique-t-elle. Quant au docu­men­taire Retour à Reims, il pose des images d’archives sur le texte éponyme du socio­logue Didier Éribon : Adèle Haenel est la nar­ra­trice du récit auto­bio­gra­phique de cet homme issu du monde ouvrier devenu universitaire.

Si le grand public connaît surtout Rokhaya Diallo pour son travail de jour­na­liste et édi­to­ria­liste, elle est aussi une docu­men­ta­riste et autrice pro­li­fique, dont le travail pré­cur­seur sur le racisme en France est reconnu inter­na­tio­na­le­ment. Elle a écrit une dizaine de livres, dont l’essai bio­gra­phique Ne reste pas à ta place ! (Marabout, 2019). Dans son docu­men­taire La Parisienne démys­ti­fiée (2021), elle décrypte le mythe de la femme pari­sienne, tandis que Bootyful !, sur France.tv Slash, explique comment les grosses fesses, par­ti­cu­liè­re­ment moquées autrefois lorsqu’il s’agissait de celles de femmes noires, sont devenues à la mode. « J’apprécie cette partie de mon activité plus ima­gi­na­tive et créative, elle me permet d’échapper au caractère ins­tan­ta­né des polé­miques », précise-t-elle. Enfin, en mai 2021, elle a rejoint en tant que cher­cheuse en résidence le centre de recherche Gender+ Justice Initiative de l’université de Georgetown à Washington. Cette ins­ti­tu­tion inter­dis­ci­pli­naire promeut la col­la­bo­ra­tion d’universitaires et de personnes qui ne sont pas issues du monde aca­dé­mique autour de travaux relatifs au genre et à la justice sociale.

 

Un essai et une pièce de théâtre en cadeau
C’était un vendredi de décembre pluvieux. Comme il faisait froid dans le grand studio de danse du Point éphémère, Adèle Haenel a gardé son bonnet orange sur la tête tout au long de l’entretien et a prêté son blouson à Rokhaya Diallo. À l’issue de la rencontre, répondant à l’invitation de La Déferlante, elles ont échangé un cadeau. À Adèle Haenel, Rokhaya Diallo a offert Le Iench (Actes Sud, 2020), une pièce de théâtre signée de la metteuse en scène Eva Doumbia, membre fon­da­trice du collectif Décolonisons les arts. Elle raconte l’histoire de Drissa, un petit garçon français d’origine malienne qui vit dans un pavillon de province avec sa famille et rêve d’une vie banale, comme celle qui s’affiche dans les publi­ci­tés. « Tu vas voir, c’est un très beau texte de théâtre », a commenté Rokhaya Diallo. Celle-ci s’est vu offrir Le Pouvoir des mots de la phi­lo­sophe amé­ri­caine Judith Butler, pionnière des théories queer. « Ce livre m’accompagne et me nourrit dans ma réflexion sur la justice », a précisé Adèle Haenel. Butler y analyse les effets des discours de haine. Expliquant pourquoi il est dangereux de confier à l’État ce qui relève du dicible et de l’indicible, le livre montre que les personnes ciblées par les violences verbales peuvent vider celles-ci de leur substance en créant des espaces de luttes et de subversion.

Parler : les voix de l’émancipation

Retrouvez cet article dans La Déferlante n°5 Parler (mars 2022)

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