En quoi le procès des violeurs de Mazan est-il historique ?
D’abord, par le nombre d’accusés pour une seule victime.
Ensuite, par la montagne de preuves qui documentent les viols. Sur le plan juridique, l’infraction de viol est ici retenue sans correctionnalisation (1) – une pratique censée être de moins en moins utilisée depuis la généralisation en 2023 des cours criminelles (2), maintenant compétentes pour juger les affaires de viol. Le procès des violeurs de Mazan s’inscrit dans cette évolution, qui est déjà un tournant historique en soi.
Pensez-vous que ce procès bouleversera le regard de la société civile sur le viol, notamment conjugal ?
Comme les viols ne sont quasiment plus jugés devant une cour d’assises avec un jury populaire, il y a moins d’implication de la société civile aujourd’hui dans ces affaires. Certain·es regrettent que les décisions judiciaires soient uniquement du ressort des professionnel·les de la justice, d’autres considèrent que cela permet d’éviter les biais émotionnels dans le jugement. Dans cette affaire de Mazan, la société civile est restée impliquée du fait de la forte médiatisation du procès et de la levée du huis clos [décidée après la demande de Gisèle Pelicot qui souhaitait que « la honte change de camp »]. L’enjeu est majeur : il ne s’agit pas seulement de juger un crime, mais de faire évoluer la société dans sa manière de comprendre et de traiter les violences sexuelles. La société française se questionne sur les enjeux relatifs au consentement, en particulier sur la potentielle contractualisation de celui-ci (3).
Ce procès a justement soulevé de nombreux débats sur la redéfinition du viol ou l’inscription de la notion de consentement dans le Code pénal (4). Dans quel sens la loi pourrait-elle évoluer ?
Aujourd’hui, pour caractériser juridiquement un viol, il faut deux éléments : des preuves matérielles et l’intentionnalité du crime. La défense s’est beaucoup appuyée sur ce dernier principe en arguant, pour certains accusés, qu’il n’y a pas eu viol puisqu’il n’y a pas eu d’intention de violer. Deux notions se distinguent : le consentement de la victime – qui n’est pas posé comme tel dans le Code pénal – et l’intention de l’auteur, qui peut se confondre avec son propre consentement. Pour reprendre une phrase d’un sketch de Coluche : « Violer, c’est quand on veut pas, moi je voulais ! » [Le viol de Monique, 1979].
Définir juridiquement le consentement de la victime se défend, mais cela peut aussi avoir un effet pervers : amener à exclure des cas particuliers. Je crois que le problème ne se pose pas sur la définition des crimes ou des délits – leur qualification juridique –, mais plutôt autour de la difficulté à produire des preuves, autant que sur les conséquences du principe d’intentionnalité. Souvent, les victimes portent plainte des années après les faits en raison du traumatisme, ce qui altère la possibilité de présenter des preuves matérielles. Cela soulève aussi la question de la prescriptibilité des crimes. Par ailleurs, comme on l’a vu avec le procès de Mazan, même si les accusés peuvent se défendre d’avoir violé intentionnellement, ça ne change pas le fait que la victime a subi des viols. Ces débats juridiques sont difficiles à résoudre.
Que nous apprend spécifiquement cette affaire sur la prise en charge des victimes par les institutions policière et judiciaire ?
Le procès a montré qu’une chaîne de justice bien coordonnée peut fonctionner efficacement. Dès le début de l’enquête, Gisèle Pelicot a été prise en charge [par les unités médico-judiciaires] et les forces de l’ordre ont poursuivi l’enquête, ne laissant pas les indices disparaître. Ce type d’implication des autorités est essentiel. Si, dès l’introduction d’une plainte, la police ou la gendarmerie se montre indifférente ou défaillante, cela compromet le processus judiciaire. La rigueur et le suivi dans l’instruction des affaires doivent devenir la norme.
L’affaire des violeurs de Mazan fait-elle écho à d’autres affaires judiciaires marquantes dans l’histoire des violences sexuelles ?
On pense au très médiatisé procès d’Aix en 1978 (5), qui avait échappé à la correctionnalisation : le tribunal correctionnel avait reconnu qu’il n’était pas compétent pour juger des faits d’une telle gravité. C’était une décision majeure à l’époque. On a aussi des exemples parfois anciens de procès pour viols conjugaux, comme l’affaire Jiguet, en 1839 : une femme porte plainte contre son époux pour viol. L’avocat du mari, le célèbre républicain Alexandre Ledru-Rollin, s’était plaint auprès d’André Dupin, l’avocat général, que la justice ne devait pas se trouver au pied du lit conjugal. Dupin avait soutenu qu’elle se devait au contraire d’intervenir, notamment lorsque la force était utilisée contre le plus faible. Cette prise de position a marqué un tournant, même si ce viol a été qualifié d’attentat à la pudeur, en l’absence de notion de viol conjugal dans le droit. Ce fut un premier pas vers la reconnaissance que, même dans le cadre du mariage, un mari ne peut pas faire subir tout et n’importe quoi à sa femme.
« Ce procès pourra devenir une pierre angulaire dans l’histoire pénale en matière de violences sexuelles. »
Victoria Vanneau, historienne
Selon vous, comment parlera-t-on de ce procès dans dix ans et quelles traces laissera-t-il ?
Le procès de Mazan aura, je le crois, une postérité importante, car il a eu lieu à un moment particulier de notre histoire, où la société est plus attentive à ces questions, et parce que la courageuse levée du huis clos a empêché quiconque de détourner les yeux. Mais il ne faut pas que cette attention s’essouffle. Qui, en dehors des milieux féministes, se souvenait du procès d’Aix, pourtant très médiatisé à l’époque ? Le procès de Mazan pourra devenir une pierre angulaire dans l’histoire pénale en matière de violences sexuelles. Pour cela, il est crucial d’en tirer durablement toutes les leçons : la lutte sera longue, car de nombreuses femmes attendent à leur tour qu’on leur rende justice.
(1) La correctionnalisation des viols consiste à réduire judiciairement un crime en un délit – par exemple un viol en agression sexuelle – pour désengorger les cours d’assises au profit des tribunaux correctionnels, formés de trois magistrat·es professionnel·les.
(2) Les cours criminelles départementales devaient diminuer la correctionnalisation. Non seulement, cela n’a pas été le cas, mais ces nouvelles juridictions sont tout autant critiquées pour avoir également écarté les jurys citoyens au profit de juges professionnel·les, ici au nombre de cinq.
(3) En octobre 2024, le journaliste Thibaud Leplat a rendu public un modèle de contrat de consentement utilisé par des footballeurs de différentes nationalités. En France, un tel contrat n’aurait pas de valeur juridique, le consentement étant révocable à tout moment.
(4) Lire « Le consentement doit-il figurer dans la loi ? », La Déferlante n° 14, mai 2024.
(5) Le « procès d’Aix », en 1978, également connu comme « l’affaire Tonglet-Castellano », fut un tournant dans la perception du viol dans la société française. Gisèle Halimi, une des avocates des victimes, avait obtenu la levée du huis clos afin de médiatiser l’affaire : le viol commis sur deux jeunes femmes lesbiennes par trois hommes dans les calanques de Marseille en 1974.
Victoria Vanneau est historienne du droit et spécialiste des violences de genre