Judith Godrèche et Guslagie Malanda contre les violences sexuelles dans le cinéma

Depuis qu’elle a dénoncé les violences sexuelles qu’elle a subies, enfant, dans le cinéma, Judith Godrèche ne cesse de faire voler en éclats les rapports de pouvoir dans le 7e art. Guslagie Malanda, elle aussi actrice, nommée aux Césars en 2023, soutient avec force l’action de sa consœur. Dans cet entretien croisé, les deux comé­diennes évoquent leur évolution dans le cinéma, reviennent sur leur enfance et échangent sur leur vision de l’art.
Publié le 19 avril 2024
Florence Brochoire pour La Déferlante Photographe, elle travaille régulièrement en résidence et pour la presse (Libération, Le Monde, Le Nouvel Obs, Mediapart…)
Judith Godrèche (à gauche) et Guslagie Malanda, à Paris, le 19 mars 2024. Florence Brochoire pour La Déferlante

Judith Godrèche, vous avez eu envie d’échanger avec Guslagie Malanda. Pourquoi cette rencontre ?

JUDITH GODRÈCHE Cela fait longtemps que je ne suis plus actrice en France.

Après avoir longtemps travaillé aux États-Unis, je suis comme une touriste qui débarque dans un autre pays ! Guslagie, elle, a vécu ces dix dernières années dans le cinéma français. J’ai aussi besoin d’entendre celles qui évoluent dans ce milieu à un âge qui n’est pas le mien. Nous sommes de géné­ra­tions dif­fé­rentes, mais j’ai l’intuition que ce que j’ai vécu plus jeune ressemble un peu à ce que vit une actrice aujourd’hui.

GUSLAGIE MALANDA Judith est une personne qui me touche. Je l’ai vue très jeune au cinéma dans L’Auberge espagnole, un film populaire pour ma géné­ra­tion [réalisé par Cédric Klapisch en 2002]. Elle jouait le rôle d’une femme soumise au désir d’un mari bourgeois étriqué et d’un jeune homme qui vient faire ses études à Barcelone. Des années plus tard, en janvier dernier, lors d’une réunion de l’Association des acteur·ices (1), elle revient dans ma vie, dans mon champ visuel, en étant Judith et non plus Judith Godrèche, actrice blonde filmée par des hommes. Elle revient, armée d’un couteau, dans sa propre famille. C’est Nietzsche qui disait  : « Celui qui en sait trop et qui ne sait pas tenir sa langue est comme un enfant armé d’un couteau. »

FLORENCE BROCHOIRE POUR LA DÉFERLANTE

Guslagie Malanda, à Paris, le 19 mars 2024. Crédit : Florence Brochoire pour La Déferlante

Lors de votre prise de parole durant la cérémonie des Césars 2024, Judith Godrèche, vous vous êtes justement adressée à cette « famille » du cinéma français. En 2020, lorsqu’elle avait dénoncé le manque d’inclusion des personnes racisées et des femmes noires dans le cinéma, Aïssa Maïga avait elle aussi utilisé cette expres­sion : « On est toute une famille, on se dit tout non ? ». Que révèle l’usage du mot « famille » quand on parle du cinéma français ?

JUDITH GODRÈCHE J’ai l’impression que j’ai toujours entendu utiliser ce mot avec une forme d’ironie, d’aigreur presque. Je ne crois pas l’avoir jamais entendu de manière positive, ce qui est assez par­ti­cu­lier quand on y pense. Comme si ce mot dans sa puissance pouvait démontrer les failles du système, ses dys­fonc­tion­ne­ments, les secrets, les rivalités. Quand j’étais très jeune actrice, ce qui était presque vital pour moi, c’était l’identification aux mères (les actrices plus âgées) et aux sœurs (les actrices que je croisais sur mon passage). Avant même de ren­con­trer des types tordus, on est déjà dans un rapport à nous-mêmes qui est ébranlé, parce qu’on est en per­ma­nence dans la rivalité entre femmes. Les réa­li­sa­teurs divisent pour mieux régner, c’est le système. Et nous, on est là, à se demander laquelle d’entre nous sera « prise » pour le rôle…
Le vrai tournant dans ma carrière, c’est d’avoir été choisie par Sophie Marceau pour jouer dans son film [Parlez-moi d’amour, 2002], et y inter­pré­ter son propre rôle. Ça a été vraiment important dans ma construc­tion et mon rapport au cinéma. Ça m’a permis de souffler dans mes rapports avec les femmes, et ce n’est qu’à cet endroit-là que j’ai pu me sentir appar­te­nir à une famille.

GUSLAGIE MALANDA Moi, j’ai du mal avec le mot « famille », utilisé aussi par les sectes et la mafia. Quand un patron vous dit : « Cette boîte, c’est comme une famille », en général, il faut fuir ! Chaque fois que j’ai entendu l’expression « la grande famille du cinéma », j’ai trouvé ça très étrange : si on peut tout se dire, on peut aussi tout se cacher, non ? C’est un mot qui impose le silence. Et puis si la famille ce ne sont que les personnes que l’on voit aux Césars, alors où sont tous les autres ? Qui octroie ce droit à la famille ? Il y a beaucoup de gens exclus de cette « grande famille du cinéma français », donc je trouve ce terme vraiment effrayant.

 

Vous vous êtes ren­con­trées juste après la prise de parole de Judith (lire l’encadré ci-dessous), comment votre amitié s’est-elle construite ?

GUSLAGIE MALANDA Pour moi, notre amitié a commencé par un sentiment de rage. Je ne suis pas sur les réseaux sociaux, mais une amie m’avait envoyé la vidéo de l’interview de Benoît Jacquot par Gérard Miller, dans laquelle il parle de Judith (2). J’ai été esto­ma­quée par la place offerte à cette parole-là, à cet entre-soi. Judith, que je ne connais­sais pas, allait recevoir de son passé une vidéo d’une violence inouïe, à un moment où elle sortait une série qui trans­forme son vécu en fiction, donc où elle essaie de le trans­for­mer en art. C’est la réalité brutale de l’impunité, de la violence. J’ai répondu à mon amie : « Attendons de voir ce que Judith va faire. Mais si elle parle, il faut que l’on soit toutes derrière elle. » Elle avait ouvert une porte qui pouvait faci­le­ment se refermer, sauf si nous étions nom­breuses à mettre le pied dedans pour l’empêcher de claquer. Selon moi, les luttes fémi­nistes, c’est se battre non pas pour quelque chose que l’on veut, mais pour quelque chose que l’on ne veut plus, et c’est là où nous emmène Judith.

JUDITH GODRÈCHE Il est important pour moi d’assumer la res­pon­sa­bi­li­té du bordel que je mets. Tu utilises le mot « emmener » : je suis inquiète d’emmener des personnes dans mon sillage. Les plus âgées devraient se posi­tion­ner pour agir comme des boucliers, pour que vous, les plus jeunes, puissiez bâtir votre carrière en sécurité. Il y a trop peu d’acteurs et d’actrices qui ont le courage de parler, comme le fait par exemple Alexandra Lamy en ce moment (3).
Si ces gens-là font trembler l’édifice, le système peut changer. Nous parlons d’un univers impla­cable. Je sais le risque qu’on encourt à prendre la parole. Je sais que je suis en train de fermer une porte, peut-être à jamais : celle du désir que certains réa­li­sa­teurs auraient pu avoir de tra­vailler avec moi. Est-ce leur bataille, à ces filles de 16, 18 ans, 33 ans ? Les jeunes actrices devraient pouvoir vivre leur vie, leur carrière, sans avoir à se soucier… Moi, j’aurais aimé que des actrices de la géné­ra­tion avant moi mènent cette bataille. Peut-être ont-elles essayé, d’ailleurs…

 


« Il est important pour moi d’assumer la res­pon­sa­bi­li­té du bordel que je mets. »

Judith Godrèche


 

GUSLAGIE MALANDA Je comprends par­fai­te­ment ce que tu dis, mais j’ai l’impression que l’on rencontre un temps his­to­rique, où les mères et les filles vont vers une réconciliation.
Il y a une conver­gence dans l’appartenance à un genre, qui n’existait pas avant. Je ne suis pas socio­logue, mais j’ai l’impression qu’avec ta fille Tess, ou que toi et moi, on se parle de choses dont on ne parlait pas avant entre femmes d’âges dif­fé­rents. Oui, je n’ai pas envie de passer ma carrière d’actrice à dénoncer le système patriar­cal. J’ai envie de désirer par moi-même, de par­ti­ci­per à des œuvres. Mais je ne peux pas faire mon métier en étant détachée de mon bien-être psychique. Ce n’est pas un luxe mais une constatation.

 

Judith Godrèche, la parole déliée

Judith Godrèche n’avait pas prononcé son nom. Ni dans sa série Icon of French Cinema sortie sur Arte en décembre 2023, ni dans les inter­views qui avaient suivi. Puis, sur Instagram, en janvier 2024, elle écrit le nom de Benoît Jacquot, ce réa­li­sa­teur qui l’a mise sous emprise lorsqu’elle avait 14 ans et lui 40 : « La petite fille en moi ne peut plus taire ce nom […] Je me dois de le faire pour nos filles, nos petites sœurs. Et [pour] vous qui m’écrivez pour me dire que cette histoire “roman­ti­sée” par les médias à l’époque, vous a incité à vous laisser prendre par un adulte qui abusait de son emprise. »
L’actrice et réa­li­sa­trice a déposé plainte pour viols sur mineure contre Benoît Jacquot et Jacques Doillon le 6 février 2024. Les deux cinéastes contestent ces accu­sa­tions, une enquête pré­li­mi­naire a été ouverte par le parquet de Paris pour viol sur mineure de 15 ans.
Judith Godrèche a depuis témoigné sur la scène des Césars, mais aussi au Sénat et à l’Assemblée nationale, fin février, réclamant une com­mis­sion d’enquête par­le­men­taire sur les violences sexuelles et sexistes dans le cinéma.
Judith Godrèche avait déjà pris la parole en 2017 dans l’article déclen­cheur du mouvement #MeToo aux États-Unis, dénonçant une agression sexuelle commise par Harvey Weinstein en 1996. Aujourd’hui, dans le chemin tracé par les actrices Adèle Haenel, Charlotte Arnould, Nadège Beausson-Diagne, elle dénonce les violences sexuelles dans le cinéma, « cet art […] utilisé comme une cou­ver­ture pour un trafic illicite de jeunes filles ».
Assumant une « bataille politique » face aux sénateurs et séna­trices, elle les a interpellé·es : « Combien de petites filles, de petits garçons, combien de petits pieds dans la porte seront néces­saires avant que cette société réagisse pour toujours ? Afin que nous puissions jouer les rôles de notre vie sans nous faire voler notre enfance, abuser, frapper. » Elle souhaite mettre fin à la « loi du silence ». Pour que plus jamais sur un tournage ou ailleurs, une enfant ne soit « prise d’assaut comme une ville assiégée par un adulte tout-puissant sous le regard silen­cieux d’une équipe ».

 

Guslagie, en 2018, quatre ans après votre rôle dans le film Mon amie Victoria, un collectif d’actrices, dont Nadège Beausson-Diagne, Aïssa Maïga, Maïmouna Gueye, Firmine Richard et Karidja Touré, publiait Noire n’est pas mon métier (Seuil). Vous avez déjà dénoncé les rôles clichés de « femme noire » que le cinéma vous a proposés. Comment résister à ces sté­réo­types fréquents dans le cinéma ?

GUSLAGIE MALANDA À mon sens, ma carrière n’est pas tellement une forme de résis­tance. Je ne choisis pas mes rôles en résis­tance à un système. Je choisis un rôle s’il offre une plongée dans un per­son­nage ou une vision du cinéma. J’ai fait mon premier film avec Jean Paul Civeyrac, un rôle très inté­res­sant, et ensuite les pro­po­si­tions que je recevais, c’étaient des pros­ti­tuées, des « racailles », des islamistes…
Je n’ai pas de problème à incarner des per­son­nages qui cor­res­pondent à ces des­crip­tions, s’ils sont écrits, complexes, mais ce n’était pas le cas. Je ne jette pas la pierre aux personnes qui acceptent, car il faut bien vivre, et c’est difficile dans cette industrie. Pour ma part, j’ai choisi de refuser, et mon agent m’a beaucoup accom­pa­gnée dans ce choix : si j’entre dans la catégorie à laquelle on m’assigne, en restrei­gnant les pos­si­bi­li­tés infinies qu’un corps féminin, un corps noir, peut incarner, cela signifie que je ne fais pas de l’art, mais des films. Je tiens à par­ti­ci­per à des œuvres et si ce qu’on me propose me restreint, je préfère faire autre chose que du cinéma. L’art doit pouvoir ouvrir l’accès à des choses plus grandes que nous. Il y a beaucoup de films dans lesquels il n’y a aucune mise en danger. Peut-être ai-je une trop haute idée de mon métier ? C’est difficile, parce que, moi aussi, j’aimerais bien faire deux ou trois films par an, mais non, pour moi ce sera plutôt un tous les un ou deux ans je crois. C’est ma liberté et c’est ce qui me permettra, j’espère, d’être une bonne actrice.

Florence Brochoire pour La Déferlante

Guslagie Malanda et Judith Godrèche, à Paris, le 19 mars 2024. Crédit : Florence Brochoire pour La Déferlante

Judith, vous avez aussi condamné les rôles « clichés » que vous avez eu à jouer ou qu’on vous a proposés…

JUDITH GODRÈCHE Je n’ai rien à ajouter à ce que vient de dire Guslagie. Ce serait un luxe de me plaindre en disant « j’ai joué la godiche », car il y a toujours plus de rôles de godiches blanches ! Cela n’a rien à voir avec la façon dont le cinéma français cari­ca­ture sys­té­ma­ti­que­ment les personnes racisées.

GUSLAGIE MALANDA Mon entrée dans le cinéma – un monde que je ne connais­sais pas –, cor­res­pond à la période des attentats de 2015. J’ai gardé toutes les pro­po­si­tions de casting, les scénarios de cette époque. Un jour, il faudra regarder les effets qu’ont eus ces attentats sur la création ciné­ma­to­gra­phique. Je ne sup­por­tais pas la manière dont étaient dépeints les hommes noirs et arabes dans les scénarios qu’on m’envoyait. Je refusais souvent pour cette raison. Plus que pour protester contre les clichés sur les femmes. Car ces clichés, c’est peut-être terrible à dire, je les avais intégrés : des rôles d’épouse, de sœur, de fille. Mais les per­son­nages d’hommes qui les entou­raient, orga­ni­saient des « tour­nantes » dans les cités, étaient ter­ro­ristes, radi­ca­li­sés, forçaient leurs filles à porter le voile. Rien d’autre. Je res­sen­tais du dégoût face à la façon dont des scé­na­ristes conce­vaient la mas­cu­li­ni­té des personnes non blanches ou musul­manes car, oui, pra­ti­que­ment tous les rôles étaient néces­sai­re­ment ceux de per­son­nages musulmans. Moi qui aurais pu me servir de mes années de caté­chisme ! C’est raté. Blague à part, je ne pouvais tout sim­ple­ment pas accepter ça.

 

Guslagie Malanda : ses deux personnages en quête de hauteur

Guslagie Malanda a incarné deux per­son­nages fas­ci­nants : Victoria dans Mon amie Victoria de Jean Paul Civeyrac (2014, d’après le roman de Doris Lessing) et Laurence Coly dans Saint Omer d’Alice Diop (2022).
Deux per­son­nages complexes, dont les choix de vie sont soit incom­pré­hen­sibles (la perte volon­taire d’un enfant), soit mons­trueux (l’infanticide). Deux per­son­nages – mères de filles issues de couples mixtes – pris dans le rouleau com­pres­seur du rapport de classe et de race, en France. Sur Saint Omer, la comé­dienne avait confié que le tournage avait été intense, et les cau­che­mars nombreux. Guslagie Malanda l’admet : il restera toujours quelque chose de Victoria et Laurence en elle. « Victoria est un per­son­nage hautement roma­nesque, elle n’est pas passive : elle décide de ne pas résister [à la capture de son enfant]. Laurence Coly, elle est dans Médée, la mytho­lo­gie, elle est ancrée dans la mons­truo­si­té. Dans les deux cas, il faut tra­vailler son empathie pour com­prendre, incarner et on garde des petites cellules de ce travail en nous. » Dans sa plai­doi­rie, l’avocate de Laurence Coly dit : « Nous sommes tous des monstres, des monstres ter­ri­ble­ment humains. » Une phrase qui résonne avec l’expérience de Guslagie Malanda : « J’avais entendu Jean-Paul Rouve évoquer son inter­pré­ta­tion de Gabriel Matzneff [dans Le Consentement en 2023]. Il disait : “C’est un per­son­nage que je ne comprends pas.” Comment peut-on tra­vailler si l’on ne comprend pas ? Ça fait mal de dire que l’on se met dans un travail empa­thique avec un pédo­cri­mi­nel, avec une mère infan­ti­cide, mais force est de constater qu’il faut trouver un endroit où l’on peut être transposé·e dans l’autre. » Dans chaque film où Guslagie Malanda a inter­pré­té le rôle principal, ses per­son­nages étaient racontés par une autrice. Une distance salutaire qui permet sans doute plus faci­le­ment son empathie et de saisir – comme Guslagie – la com­plexi­té de Victoria et de Laurence Coly.

Laurent Le Crabe

Image extraite du film Saint Omer d’Alice Diop. Guslagie Malanda y joue le rôle du per­son­nage principal, une mère accusée d’in­fan­ti­cide. Crédit : Laurent Le Crabe

 

En 2020, Adèle Haenel quitte la cérémonie des Césars alors que Roman Polanski s’apprête à recevoir le prix du meilleur réa­li­sa­teur. Que repré­sente ce geste pour vous ?

JUDITH GODRÈCHE En 2020, je vivais aux États-Unis, j’ai donc vécu cette séquence en différé. On m’a raconté Adèle Haenel aux Césars comme une légende : elle était comme une héroïne du passé proche, passée par là, puis disparue. C’est ça qui est beau, je trouve, dans mon cas, d’avoir vécu cette scène par les mots des autres femmes. Parce qu’Adèle, sans le savoir, était en train d’écrire une histoire qui vit toujours. Parce que, désormais, des femmes ont envie de parler. Avec son geste, et sa façon à elle de s’exprimer, elle a marqué l’histoire et créé de l’espoir pour toutes. Nous sommes jugées même sur notre façon d’exprimer notre colère… Alors oui, quatre ans plus tard, dans mon discours, il n’y avait pas de siège qui claque, je ne me suis pas levée au milieu de la salle. J’étais sur scène. J’ai commencé avec douceur en utilisant des méta­phores et de jolis mots. Mais ça ne veut pas dire que je n’étais pas animée par la même colère et que je ne pourrais pas faire exac­te­ment la même chose qu’elle. Je comprends l’urgence de ne plus évoluer à l’intérieur de ce milieu, quand tant d’alertes ont été lancées, quand tant de femmes ont parlé. La parole des femmes, c’est comme une ardoise magique : on doit réécrire en per­ma­nence parce qu’elle est sans cesse effacée.
Il y a quelques jours, je me suis retrouvée sous les feux de l’actualité dans une tribune de Jean Narboni (4) publiée dans Le Monde. Cette violence a envahi mon monde, mon espace psychique, ma capacité à m’intéresser à autre chose. La colère, c’est acca­pa­rant. Dans leurs mon­da­ni­tés intel­lec­tuelles, certains ne se rendent pas compte qu’on ne peut plus se congra­tu­ler en utilisant l’histoire du cinéma comme un tour de passe-passe, en niant la réalité basique et simple : il y a eu des abuseurs et des abusées, et dans le cinéma – de la Nouvelle Vague ou d’autres courants – les femmes sont monnaie d’échange. C’est très compliqué de ne pas avoir envie de fuir.


« Mon entrée dans le cinéma cor­res­pond à la période des attentats de 2015. Je ne sup­por­tais pas la manière dont étaient dépeints les hommes noirs et arabes dans les scénarios qu’on m’envoyait. »

Guslagie Malanda


 

GUSLAGIE MALANDA Il y a encore des acteurs et actrices violées qui n’osent toujours pas dire ce qu’ils ou elles ont vécu… Ce qui en plus me sidère, c’est qu’une partie de l’élite du cinéma français dénature ce qu’est le cinéma. Ces œuvres d’art sont porteuses de vérité. Quand on revoit les films de Jacques Doillon ou de Benoît Jacquot, on voit qu’à l’intérieur d’une œuvre, il y a des indices. C’est fou de réaliser qu’au fond, des critiques de cinéma ne les ont pas vraiment vues. C’est comme s’ils déniaient à l’œuvre d’art sa capacité à être porteuse de vérité. Quand je pense à Adèle Haenel, je rêve qu’elle puisse revenir et que ce soient les autres qui partent. L’actrice qu’elle est me manque.

À Paris, lors de la marche féministe du 8 mars 2020, des pancartes brandies en hommage à Adèle Haenel et Aïssa Maiga. Cette année-là, les deux actrices ont pris position contre le racisme et la protection des agresseurs sexuels dans le cinéma français.NOÉMIE COISSAC / HANS LUCAS

À Paris, lors de la marche féministe du 8 mars 2020, des pancartes brandies en hommage à Adèle Haenel et Aïssa Maiga. Cette année-là, les deux actrices ont pris position contre le racisme et la pro­tec­tion des agres­seurs sexuels dans le cinéma français.
Crédit : NOÉMIE COISSAC / HANS LUCAS

JUDITH GODRÈCHE Je pense que pour certains réa­li­sa­teurs, il y a une déshu­ma­ni­sa­tion absolue des acteurs et actrices, ça ne les intéresse pas de savoir que ce sont des êtres humains. Ça ne fait pas partie de leur incons­cient. Pour eux, c’est l’acteur, l’actrice, cette chose. Il y a une réi­fi­ca­tion. Quand on regarde les docu­men­taires sur la manière dont travaille Jacques Doillon, par exemple avec les actrices des Amandiers (5) sur le film L’Amoureuse [1988], j’y vois de la torture. Il y a cette idée de l’œuvre col­lec­tive où l’on donne tout : notre temps, notre énergie, on travaille de nuit, quel que soit l’état dans lequel on est, que ce soit les comédiens et comé­diennes, les chefs opé­ra­teurs, les tech­ni­ciens et tech­ni­ciennes… Pourtant c’est au réa­li­sa­teur de mettre les limites. Sinon, tu peux entrer dans une spirale infernale extrê­me­ment dan­ge­reuse. Parce que, face à l’insatisfaction de celui qui reçoit, face à la mani­pu­la­tion, à l’abus de pouvoir, à la position d’autorité, on n’est rien. Le principe même d’accepter un rôle, nous met dans une situation de fragilité, en tout cas dans le cinéma d’auteur français. C’est vraiment un drôle de rapport au monde du travail.
Dans le cadre de violences sexistes et sexuelles dans le cinéma, une fois que tu t’es opposée à un réa­li­sa­teur, que tu t’es plainte d’un truc sur un tournage à un pro­duc­teur, ton poste ne tient qu’à un fil. Comme c’est un petit milieu, tu peux être mise sur la touche très faci­le­ment. Il y a beaucoup de tech­ni­ciennes qui m’écrivent à ce propos. Elles ne sont plus rappelées.

GUSLAGIE MALANDA Le cinéma est un milieu où l’abus de pouvoir est le plus évident et le plus pérenne, où il fait même référence. L’abus de pouvoir, je sais par­fai­te­ment ce que c’est, je l’ai vécu… Pour ma part, quand j’ai essayé de parler des dif­fi­cul­tés lourdes que j’avais eues avec un réa­li­sa­teur, une pro­duc­trice m’a répondu : « Mais il n’a pas violé. » Il y a encore beaucoup de choses à décons­truire, je crois.


« La parole des femmes, c’est comme une ardoise magique : on doit réécrire en per­ma­nence parce qu’elle est sans cesse effacée. »

Judith Godrèche


 

En 1995, Judith, dans votre livre Point de côté (6), vous parlez déjà de « détour­ne­ment de mineure », vous n’avez pas été entendue. Aujourd’hui, est-ce que votre parole est une manière de remettre la parole des enfants au centre de l’attention ?

JUDITH GODRÈCHE C’est par­ti­cu­lier parce que j’avais oublié que j’avais écrit ces mots… Quand des gens m’écrivent aujourd’hui pour me dire qu’ils et elles ont été dans le silence pendant soixante ans, ça ne m’étonne pas. On ne peut pas toujours avoir la force psychique d’arriver à se construire en oppo­si­tion à ce que la société nous murmure à l’oreille. Quand j’ai écrit ce livre, je n’étais pas du tout dans un geste conscient. J’étais à la fois dans le déni et dans la peur qu’on sache que c’était une auto­fic­tion. Dans les inter­views que je donnais à l’époque, je tourne autour du pot, mais je dis les choses. Les gens auraient pu saisir. Une seule personne a compris le bouquin, c’était l’un des meilleurs amis de Benoît Jacquot. À l’époque, il tra­vaillait à Paris Match, et il a écrit une critique abso­lu­ment atroce. Cette critique avait été si violente pour moi que je m’étais dit : « Mais pourquoi il s’en prend comme ça à moi ? » En fait je n’avais pas réalisé ce que j’avais écrit. Lui, si.

 

Judith Godrèche, en 1996, la toute-puissante Miramax, société de pro­duc­tion et de diffusion de films amé­ri­cains, vous impose le silence alors que vous venez d’être agressée sexuel­le­ment par le pro­duc­teur Harvey Weinstein à Cannes. Il faudra attendre 2017 et l’enquête du New York Times pour que vous puissiez parler et que vous soyez écoutée. Est-ce que cette enquête jour­na­lis­tique, à l’origine de la vague #MeToo, était déjà un pas vers la justice pour vous ?

JUDITH GODRÈCHE Quand un jour­na­liste sait quelque chose de vous que vous n’avez jamais voulu dire, on a le sentiment que c’est quelqu’un qui veut vous prendre un secret pour en faire quelque chose dont vous n’avez pas le contrôle. C’est très angois­sant. Quand j’ai parlé au New York Times, je ne savais pas combien de femmes témoi­gnaient, ni qui elles étaient, ni quand l’enquête sortirait… C’était le tout premier article. Quand on vous dit « OK, we’re going on the record now » [on enre­gistre, main­te­nant], c’est très impres­sion­nant. Je me rappelle, j’étais au téléphone dans ma voiture : j’imaginais un magné­to­phone géant au bout du fil ! Il y a la culpa­bi­li­té de ce qu’on a vécu, l’idée de ne pas réussir à dire les choses… Et puis, il y a beaucoup de fantasmes aux États-Unis. Mes enfants étaient très angoissés. On nous livrait des paniers de fruits, et ils pensaient qu’ils étaient empoi­son­nés. Harvey Weinstein a dépensé beaucoup d’argent pour faire taire ses victimes (7). C’était vraiment flippant. Tout cela explique pourquoi j’ai été sur mes gardes quand j’ai parlé aux jour­na­listes en France.

Florence Brochoire pour La Déferlante

Judith Godrèche, à Paris, le 19 mars 2024. Crédit : Florence Brochoire pour La Déferlante

La société vous semble-t-elle avoir changé depuis ?

JUDITH GODRÈCHE Pas quand certains écrivent des tribunes pour commenter ce que je dis, ce que j’ai vécu. Je pense qu’il ne devrait pas vraiment y avoir de débat. Quand on s’est fait violer, on s’est fait violer quoi.

GUSLAGIE MALANDA Nous vivons encore dans une société où l’on n’accepte pas de perdre. C’est perçu comme une faiblesse. C’est pourtant l’une des premières choses que l’on apprend à un enfant. Il faut savoir perdre pour pouvoir changer.

JUDITH GODRÈCHE Pour le vieux monde des Cahiers du cinéma, les femmes intel­li­gentes n’existent pas. C’est compliqué pour eux d’imaginer qu’une actrice qui a été l’égérie de Benoît Jacquot, de Jacques Doillon, puisse aujourd’hui écrire une série. Je pense qu’il y a un vrai problème de crédit accordé à mon écriture, à ma parole.

GUSLAGIE MALANDA Ce qu’on oublie beaucoup dans les rapports de pouvoir, notamment liés aux viols ou aux agres­sions sexuelles, c’est aussi le rapport de classe qu’ils peuvent insinuer. On est dans une société où les rapports de classe sont extrê­me­ment violents, contrai­re­ment à ce qu’on voudrait croire. Ils doivent se dire « Judith Godrèche, c’est pas une grande intello, pourquoi tout d’un coup, elle se met à parler celle-là ? ». Ça me rappelle aussi tout ce qu’on entendait dans l’affaire Nafissatou Diallo contre DSK (8), le racisme en moins. Le rapport de classe en France est quelque chose qu’on impose assez tôt, j’ai le sentiment qu’il y avait un peu de ça dans certaines critiques que Judith a reçues.


« Ce qu’on oublie beaucoup dans les rapports de pouvoir, notamment liés aux viols ou aux agres­sions sexuelles, c’est aussi le rapport de classe qu’ils peuvent insinuer. »

Guslagie Malanda


Judith, dans votre discours aux Césars, vous avez dit : « Les petites filles sont des punks qui reviennent déguisées en hamster, pour rêver à une possible révo­lu­tion. » Comment utilisez-vous l’humour dans votre écriture ?

JUDITH GODRÈCHE J’écris avec l’imaginaire de l’enfance. Moi j’ai été violée à 14 ans, j’étais une enfant. Et il se trouve que j’avais un hamster. Tout ce qui, dans ma série, repose sur l’humour est ancré dans la réalité. C’est une femme adulte qui se glisse dans une peluche géante. J’avais un doudou aussi quand j’étais petite, qui avait appartenu à ma mère. Benoît Jacquot l’a remplacé par un T‑shirt à lui. Ma vie aurait pu s’ancrer dif­fé­rem­ment si les symboles de mon enfance n’avaient pas été détournés. Avec la mise en abîme par l’humour de ces images, il y a une certaine cruauté, que l’on perçoit ou non. Et c’est ce que j’aime bien : l’idée que, dans le fond, il y a des gens qui n’y com­prennent rien et se demandent pourquoi je parle de hamster !
Je ne suis pas croyante, mais je veux vraiment croire de toutes mes forces, même si c’est utopique et idéaliste, que quand on fait du mal à une ou un enfant, un jour ou l’autre ça vous revient dans la gueule. Les femmes ont une capacité de résis­tance à la douleur : survivre, tomber, couler et rebondir. Je me suis toujours dit que j’avais cette énergie du désespoir, cette espèce de force vitale.
Depuis toute petite. Je pense que c’est cette petite fille qui résiste. À tout ce qu’on a pu lui faire vivre.
L’humour, ça me protège forcément. On dit qu’il n’y a pas de monstres chez les agres­seurs, sim­ple­ment des êtres humains, et c’est vrai. Mais pour la petite fille en moi, il y a le pays des monstres, des ogres et des loups… L’enfant qui a été avalée par les ogres, la mère qui se dit que jamais elle ne laissera faire ça à ses enfants et la femme que je suis, tout ça devient tout à coup cet énorme hamster. Comme un tableau ou des méta­phores poétiques. J’aime bien l’idée des lectures plu­rielles. Chaque écriture ciné­ma­to­gra­phique est dif­fé­rente, j’aime laisser une place, un espace pour que les spec­ta­teurs et spec­ta­trices se posent des questions. Pourquoi cette femme se retrouve dans cet énorme corps de hamster ? Pourquoi toutes ces choses-là tournent en rond, dans cette roue, inlas­sa­ble­ment ? Il y a toute cette idée de l’enfermement.

Judith Godrèche déguisée en hamster dans sa série Icon of French Cinema. « L’humour ça me protège », dit-elle. DAVID KOSKAS

Judith Godrèche déguisée en hamster dans sa série Icon of French Cinema. Crédit : DAVID KOSKAS

GUSLAGIE MALANDA Alors moi, c’est très étrange parce que je suis quelqu’un qui peut être assez drôle. Et pourtant, beaucoup de personnes me visua­lisent comme une actrice plutôt grave.

JUDITH GODRÈCHE Est-ce que c’est parce qu’ils manquent d’imagination  ?

GUSLAGIE MALANDA J’allais rebondir exac­te­ment là-dessus : imaginer, ça veut dire se faire des images. Quand on veut posséder quelqu’un, on veut réduire cette personne. C’est tellement éloigné de l’imaginaire. Ce que j’aime dans ta série, Judith, c’est que tu laisses la place à l’imaginaire. On ne sait pas ce qui t’est arrivé au fond. Il n’y a pas besoin de tout dire parce qu’on se doute. Il y a plein de couches, plein d’images. Je crois que l’humour fait partie de ta création, une telle série aurait pu être plus grave. Ce qui est important, c’est ce qu’elle véhicule. Tu y livres des choses de toi assez puis­santes. Il y a quand même une fille qui dit à sa mère : « Non mais c’est pas grave d’avoir des gros seins, maman. » J’ai jamais vu une scène comme ça entre une mère et sa fille. On est en 2024 : je trouve que c’est super que l’on retrouve notre époque dans les œuvres. Tu donnes beaucoup de choses. Est-ce que c’est tout ? J’espère que non. •

Cet entretien a été réalisé le 19 mars 2024 à Paris.

 

Points de repère

1972

Naissance de Judith Godrèche.

1990

Naissance de Guslagie Malanda.

2002

Judith Godrèche joue Anne-Sophie dans L’Auberge espagnole, de Cédric Klapisch. Elle a déjà tourné dans plus de vingt films.

2014

Premier rôle de Guslagie Malanda dans Mon amie Victoria, de Jean Paul Civeyrac.

2017

Témoignage de Judith Godrèche dans le premier article du New York Times sur l’affaire Weinstein, qui révèle le récit de plus de 30 femmes et déclenche le #MeToo qui déferle à travers le monde, dix ans après celui lancé par Tarana Burke.

2023

• Nomination de Guslagie Malanda au césar du meilleur espoir féminin pour le per­son­nage de Laurence Coly dans Saint Omer, d’Alice Diop.
• Sortie de Icon of French Cinema, mini-série diffusée sur Arte, que Judith Godrèche réalise, écrit et interprète.

2024

Guslagie Malanda inter­prète le rôle d’une poupée dotée d’intelligence arti­fi­cielle dans La Bête de Bertrand Bonello.


(1) L’Association des acteur·ices (ADA) est un collectif créé au printemps 2022 par plusieurs comé­diennes, comme Clothilde Hesme, Suzy Bemba et Alice de Lencquesaing pour échanger leurs expé­riences, mais aussi ques­tion­ner les repré­sen­ta­tions des femmes sur le grand écran.

(2). Dans le docu­men­taire Les Ruses du désir : L’interdit (2011), le psy­cha­na­lyste Gérard Miller (lui-même accusé d’agressions sexuelles par plusieurs femmes) donne la parole à Benoît Jacquot : « Je n’avais pas le droit. Mais ça, elle n’en avait rien à foutre, et même, elle, ça l’excitait beaucoup. »

(3) Le 18 mars dernier, Alexandra Lamy a dénoncé sur France Inter les violences sexuelles « contre les­quelles il faut tous qu’on se réunisse, qu’on se batte et qu’on dénonce. Les hommes n’ont aucune repré­sen­ta­tion masculine publique qui parle pour eux. Or, je suis certaine que cela leur ferait du bien ».

(4) Dans une tribune parue dans Le Monde du 16 mars 2024, l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma fustige les « accu­sa­tions de Judith Godrèche contre Benoît Jacquot et Jacques Doillon, ses reproches adressés au milieu du cinéma », qui ont constitué, selon lui, « de viru­lentes attaques infondées contre le cinéma d’auteur ».

(5) En 1987, le docu­men­taire de François Manceaux Il était une fois 19 acteurs. suit Benoît Jacquot dirigeant les comédiens et comé­diennes de l’école de théâtre des Amandiers à Nanterre.

(6) Dans ce roman publié en 1995, alors qu’elle avait 22 ans, Judith Godrèche raconte la fin de la relation entre la nar­ra­trice et un homme plus âgé : « J’avais quatorze ans, j’étais une petite fille en avance peut-être mais encore toute petite. » Flammarion a annoncé la réédition d’une version numérique et envisage une réimpression.

(7)  Dans une enquête parue en novembre 2017 dans le New Yorker, le jour­na­liste Ronan Farrow raconte comment Harvey Weinstein a engagé des détec­tives privés, dont des anciens agents du Mossad, pour enquêter sur les femmes témoi­gnant avoir été victimes de violences sexuelles.

(8) Lire La Déferlante n°1, mars 2021.

DESSINER : ESQUISSES D’UNE ÉMANCIPATION

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°14 Dessiner, paru en mai 2024. Consultez le sommaire.

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