Judith Godrèche, vous avez eu envie d’échanger avec Guslagie Malanda. Pourquoi cette rencontre ?
JUDITH GODRÈCHE Cela fait longtemps que je ne suis plus actrice en France.
Après avoir longtemps travaillé aux États-Unis, je suis comme une touriste qui débarque dans un autre pays ! Guslagie, elle, a vécu ces dix dernières années dans le cinéma français. J’ai aussi besoin d’entendre celles qui évoluent dans ce milieu à un âge qui n’est pas le mien. Nous sommes de générations différentes, mais j’ai l’intuition que ce que j’ai vécu plus jeune ressemble un peu à ce que vit une actrice aujourd’hui.
GUSLAGIE MALANDA Judith est une personne qui me touche. Je l’ai vue très jeune au cinéma dans L’Auberge espagnole, un film populaire pour ma génération [réalisé par Cédric Klapisch en 2002]. Elle jouait le rôle d’une femme soumise au désir d’un mari bourgeois étriqué et d’un jeune homme qui vient faire ses études à Barcelone. Des années plus tard, en janvier dernier, lors d’une réunion de l’Association des acteur·ices (1), elle revient dans ma vie, dans mon champ visuel, en étant Judith et non plus Judith Godrèche, actrice blonde filmée par des hommes. Elle revient, armée d’un couteau, dans sa propre famille. C’est Nietzsche qui disait : « Celui qui en sait trop et qui ne sait pas tenir sa langue est comme un enfant armé d’un couteau. »
Lors de votre prise de parole durant la cérémonie des Césars 2024, Judith Godrèche, vous vous êtes justement adressée à cette « famille » du cinéma français. En 2020, lorsqu’elle avait dénoncé le manque d’inclusion des personnes racisées et des femmes noires dans le cinéma, Aïssa Maïga avait elle aussi utilisé cette expression : « On est toute une famille, on se dit tout non ? ». Que révèle l’usage du mot « famille » quand on parle du cinéma français ?
JUDITH GODRÈCHE J’ai l’impression que j’ai toujours entendu utiliser ce mot avec une forme d’ironie, d’aigreur presque. Je ne crois pas l’avoir jamais entendu de manière positive, ce qui est assez particulier quand on y pense. Comme si ce mot dans sa puissance pouvait démontrer les failles du système, ses dysfonctionnements, les secrets, les rivalités. Quand j’étais très jeune actrice, ce qui était presque vital pour moi, c’était l’identification aux mères (les actrices plus âgées) et aux sœurs (les actrices que je croisais sur mon passage). Avant même de rencontrer des types tordus, on est déjà dans un rapport à nous-mêmes qui est ébranlé, parce qu’on est en permanence dans la rivalité entre femmes. Les réalisateurs divisent pour mieux régner, c’est le système. Et nous, on est là, à se demander laquelle d’entre nous sera « prise » pour le rôle…
Le vrai tournant dans ma carrière, c’est d’avoir été choisie par Sophie Marceau pour jouer dans son film [Parlez-moi d’amour, 2002], et y interpréter son propre rôle. Ça a été vraiment important dans ma construction et mon rapport au cinéma. Ça m’a permis de souffler dans mes rapports avec les femmes, et ce n’est qu’à cet endroit-là que j’ai pu me sentir appartenir à une famille.
GUSLAGIE MALANDA Moi, j’ai du mal avec le mot « famille », utilisé aussi par les sectes et la mafia. Quand un patron vous dit : « Cette boîte, c’est comme une famille », en général, il faut fuir ! Chaque fois que j’ai entendu l’expression « la grande famille du cinéma », j’ai trouvé ça très étrange : si on peut tout se dire, on peut aussi tout se cacher, non ? C’est un mot qui impose le silence. Et puis si la famille ce ne sont que les personnes que l’on voit aux Césars, alors où sont tous les autres ? Qui octroie ce droit à la famille ? Il y a beaucoup de gens exclus de cette « grande famille du cinéma français », donc je trouve ce terme vraiment effrayant.
Vous vous êtes rencontrées juste après la prise de parole de Judith (lire l’encadré ci-dessous), comment votre amitié s’est-elle construite ?
GUSLAGIE MALANDA Pour moi, notre amitié a commencé par un sentiment de rage. Je ne suis pas sur les réseaux sociaux, mais une amie m’avait envoyé la vidéo de l’interview de Benoît Jacquot par Gérard Miller, dans laquelle il parle de Judith (2). J’ai été estomaquée par la place offerte à cette parole-là, à cet entre-soi. Judith, que je ne connaissais pas, allait recevoir de son passé une vidéo d’une violence inouïe, à un moment où elle sortait une série qui transforme son vécu en fiction, donc où elle essaie de le transformer en art. C’est la réalité brutale de l’impunité, de la violence. J’ai répondu à mon amie : « Attendons de voir ce que Judith va faire. Mais si elle parle, il faut que l’on soit toutes derrière elle. » Elle avait ouvert une porte qui pouvait facilement se refermer, sauf si nous étions nombreuses à mettre le pied dedans pour l’empêcher de claquer. Selon moi, les luttes féministes, c’est se battre non pas pour quelque chose que l’on veut, mais pour quelque chose que l’on ne veut plus, et c’est là où nous emmène Judith.
JUDITH GODRÈCHE Il est important pour moi d’assumer la responsabilité du bordel que je mets. Tu utilises le mot « emmener » : je suis inquiète d’emmener des personnes dans mon sillage. Les plus âgées devraient se positionner pour agir comme des boucliers, pour que vous, les plus jeunes, puissiez bâtir votre carrière en sécurité. Il y a trop peu d’acteurs et d’actrices qui ont le courage de parler, comme le fait par exemple Alexandra Lamy en ce moment (3).
Si ces gens-là font trembler l’édifice, le système peut changer. Nous parlons d’un univers implacable. Je sais le risque qu’on encourt à prendre la parole. Je sais que je suis en train de fermer une porte, peut-être à jamais : celle du désir que certains réalisateurs auraient pu avoir de travailler avec moi. Est-ce leur bataille, à ces filles de 16, 18 ans, 33 ans ? Les jeunes actrices devraient pouvoir vivre leur vie, leur carrière, sans avoir à se soucier… Moi, j’aurais aimé que des actrices de la génération avant moi mènent cette bataille. Peut-être ont-elles essayé, d’ailleurs…
« Il est important pour moi d’assumer la responsabilité du bordel que je mets. »
Judith Godrèche
GUSLAGIE MALANDA Je comprends parfaitement ce que tu dis, mais j’ai l’impression que l’on rencontre un temps historique, où les mères et les filles vont vers une réconciliation.
Il y a une convergence dans l’appartenance à un genre, qui n’existait pas avant. Je ne suis pas sociologue, mais j’ai l’impression qu’avec ta fille Tess, ou que toi et moi, on se parle de choses dont on ne parlait pas avant entre femmes d’âges différents. Oui, je n’ai pas envie de passer ma carrière d’actrice à dénoncer le système patriarcal. J’ai envie de désirer par moi-même, de participer à des œuvres. Mais je ne peux pas faire mon métier en étant détachée de mon bien-être psychique. Ce n’est pas un luxe mais une constatation.
Judith Godrèche, la parole déliée
Judith Godrèche n’avait pas prononcé son nom. Ni dans sa série Icon of French Cinema sortie sur Arte en décembre 2023, ni dans les interviews qui avaient suivi. Puis, sur Instagram, en janvier 2024, elle écrit le nom de Benoît Jacquot, ce réalisateur qui l’a mise sous emprise lorsqu’elle avait 14 ans et lui 40 : « La petite fille en moi ne peut plus taire ce nom […] Je me dois de le faire pour nos filles, nos petites sœurs. Et [pour] vous qui m’écrivez pour me dire que cette histoire “romantisée” par les médias à l’époque, vous a incité à vous laisser prendre par un adulte qui abusait de son emprise. »
L’actrice et réalisatrice a déposé plainte pour viols sur mineure contre Benoît Jacquot et Jacques Doillon le 6 février 2024. Les deux cinéastes contestent ces accusations, une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Paris pour viol sur mineure de 15 ans.
Judith Godrèche a depuis témoigné sur la scène des Césars, mais aussi au Sénat et à l’Assemblée nationale, fin février, réclamant une commission d’enquête parlementaire sur les violences sexuelles et sexistes dans le cinéma.
Judith Godrèche avait déjà pris la parole en 2017 dans l’article déclencheur du mouvement #MeToo aux États-Unis, dénonçant une agression sexuelle commise par Harvey Weinstein en 1996. Aujourd’hui, dans le chemin tracé par les actrices Adèle Haenel, Charlotte Arnould, Nadège Beausson-Diagne, elle dénonce les violences sexuelles dans le cinéma, « cet art […] utilisé comme une couverture pour un trafic illicite de jeunes filles ».
Assumant une « bataille politique » face aux sénateurs et sénatrices, elle les a interpellé·es : « Combien de petites filles, de petits garçons, combien de petits pieds dans la porte seront nécessaires avant que cette société réagisse pour toujours ? Afin que nous puissions jouer les rôles de notre vie sans nous faire voler notre enfance, abuser, frapper. » Elle souhaite mettre fin à la « loi du silence ». Pour que plus jamais sur un tournage ou ailleurs, une enfant ne soit « prise d’assaut comme une ville assiégée par un adulte tout-puissant sous le regard silencieux d’une équipe ».
Guslagie, en 2018, quatre ans après votre rôle dans le film Mon amie Victoria, un collectif d’actrices, dont Nadège Beausson-Diagne, Aïssa Maïga, Maïmouna Gueye, Firmine Richard et Karidja Touré, publiait Noire n’est pas mon métier (Seuil). Vous avez déjà dénoncé les rôles clichés de « femme noire » que le cinéma vous a proposés. Comment résister à ces stéréotypes fréquents dans le cinéma ?
GUSLAGIE MALANDA À mon sens, ma carrière n’est pas tellement une forme de résistance. Je ne choisis pas mes rôles en résistance à un système. Je choisis un rôle s’il offre une plongée dans un personnage ou une vision du cinéma. J’ai fait mon premier film avec Jean Paul Civeyrac, un rôle très intéressant, et ensuite les propositions que je recevais, c’étaient des prostituées, des « racailles », des islamistes…
Je n’ai pas de problème à incarner des personnages qui correspondent à ces descriptions, s’ils sont écrits, complexes, mais ce n’était pas le cas. Je ne jette pas la pierre aux personnes qui acceptent, car il faut bien vivre, et c’est difficile dans cette industrie. Pour ma part, j’ai choisi de refuser, et mon agent m’a beaucoup accompagnée dans ce choix : si j’entre dans la catégorie à laquelle on m’assigne, en restreignant les possibilités infinies qu’un corps féminin, un corps noir, peut incarner, cela signifie que je ne fais pas de l’art, mais des films. Je tiens à participer à des œuvres et si ce qu’on me propose me restreint, je préfère faire autre chose que du cinéma. L’art doit pouvoir ouvrir l’accès à des choses plus grandes que nous. Il y a beaucoup de films dans lesquels il n’y a aucune mise en danger. Peut-être ai-je une trop haute idée de mon métier ? C’est difficile, parce que, moi aussi, j’aimerais bien faire deux ou trois films par an, mais non, pour moi ce sera plutôt un tous les un ou deux ans je crois. C’est ma liberté et c’est ce qui me permettra, j’espère, d’être une bonne actrice.
Judith, vous avez aussi condamné les rôles « clichés » que vous avez eu à jouer ou qu’on vous a proposés…
JUDITH GODRÈCHE Je n’ai rien à ajouter à ce que vient de dire Guslagie. Ce serait un luxe de me plaindre en disant « j’ai joué la godiche », car il y a toujours plus de rôles de godiches blanches ! Cela n’a rien à voir avec la façon dont le cinéma français caricature systématiquement les personnes racisées.
GUSLAGIE MALANDA Mon entrée dans le cinéma – un monde que je ne connaissais pas –, correspond à la période des attentats de 2015. J’ai gardé toutes les propositions de casting, les scénarios de cette époque. Un jour, il faudra regarder les effets qu’ont eus ces attentats sur la création cinématographique. Je ne supportais pas la manière dont étaient dépeints les hommes noirs et arabes dans les scénarios qu’on m’envoyait. Je refusais souvent pour cette raison. Plus que pour protester contre les clichés sur les femmes. Car ces clichés, c’est peut-être terrible à dire, je les avais intégrés : des rôles d’épouse, de sœur, de fille. Mais les personnages d’hommes qui les entouraient, organisaient des « tournantes » dans les cités, étaient terroristes, radicalisés, forçaient leurs filles à porter le voile. Rien d’autre. Je ressentais du dégoût face à la façon dont des scénaristes concevaient la masculinité des personnes non blanches ou musulmanes car, oui, pratiquement tous les rôles étaient nécessairement ceux de personnages musulmans. Moi qui aurais pu me servir de mes années de catéchisme ! C’est raté. Blague à part, je ne pouvais tout simplement pas accepter ça.
Guslagie Malanda : ses deux personnages en quête de hauteur
Guslagie Malanda a incarné deux personnages fascinants : Victoria dans Mon amie Victoria de Jean Paul Civeyrac (2014, d’après le roman de Doris Lessing) et Laurence Coly dans Saint Omer d’Alice Diop (2022).
Deux personnages complexes, dont les choix de vie sont soit incompréhensibles (la perte volontaire d’un enfant), soit monstrueux (l’infanticide). Deux personnages – mères de filles issues de couples mixtes – pris dans le rouleau compresseur du rapport de classe et de race, en France. Sur Saint Omer, la comédienne avait confié que le tournage avait été intense, et les cauchemars nombreux. Guslagie Malanda l’admet : il restera toujours quelque chose de Victoria et Laurence en elle. « Victoria est un personnage hautement romanesque, elle n’est pas passive : elle décide de ne pas résister [à la capture de son enfant]. Laurence Coly, elle est dans Médée, la mythologie, elle est ancrée dans la monstruosité. Dans les deux cas, il faut travailler son empathie pour comprendre, incarner et on garde des petites cellules de ce travail en nous. » Dans sa plaidoirie, l’avocate de Laurence Coly dit : « Nous sommes tous des monstres, des monstres terriblement humains. » Une phrase qui résonne avec l’expérience de Guslagie Malanda : « J’avais entendu Jean-Paul Rouve évoquer son interprétation de Gabriel Matzneff [dans Le Consentement en 2023]. Il disait : “C’est un personnage que je ne comprends pas.” Comment peut-on travailler si l’on ne comprend pas ? Ça fait mal de dire que l’on se met dans un travail empathique avec un pédocriminel, avec une mère infanticide, mais force est de constater qu’il faut trouver un endroit où l’on peut être transposé·e dans l’autre. » Dans chaque film où Guslagie Malanda a interprété le rôle principal, ses personnages étaient racontés par une autrice. Une distance salutaire qui permet sans doute plus facilement son empathie et de saisir – comme Guslagie – la complexité de Victoria et de Laurence Coly.
En 2020, Adèle Haenel quitte la cérémonie des Césars alors que Roman Polanski s’apprête à recevoir le prix du meilleur réalisateur. Que représente ce geste pour vous ?
JUDITH GODRÈCHE En 2020, je vivais aux États-Unis, j’ai donc vécu cette séquence en différé. On m’a raconté Adèle Haenel aux Césars comme une légende : elle était comme une héroïne du passé proche, passée par là, puis disparue. C’est ça qui est beau, je trouve, dans mon cas, d’avoir vécu cette scène par les mots des autres femmes. Parce qu’Adèle, sans le savoir, était en train d’écrire une histoire qui vit toujours. Parce que, désormais, des femmes ont envie de parler. Avec son geste, et sa façon à elle de s’exprimer, elle a marqué l’histoire et créé de l’espoir pour toutes. Nous sommes jugées même sur notre façon d’exprimer notre colère… Alors oui, quatre ans plus tard, dans mon discours, il n’y avait pas de siège qui claque, je ne me suis pas levée au milieu de la salle. J’étais sur scène. J’ai commencé avec douceur en utilisant des métaphores et de jolis mots. Mais ça ne veut pas dire que je n’étais pas animée par la même colère et que je ne pourrais pas faire exactement la même chose qu’elle. Je comprends l’urgence de ne plus évoluer à l’intérieur de ce milieu, quand tant d’alertes ont été lancées, quand tant de femmes ont parlé. La parole des femmes, c’est comme une ardoise magique : on doit réécrire en permanence parce qu’elle est sans cesse effacée.
Il y a quelques jours, je me suis retrouvée sous les feux de l’actualité dans une tribune de Jean Narboni (4) publiée dans Le Monde. Cette violence a envahi mon monde, mon espace psychique, ma capacité à m’intéresser à autre chose. La colère, c’est accaparant. Dans leurs mondanités intellectuelles, certains ne se rendent pas compte qu’on ne peut plus se congratuler en utilisant l’histoire du cinéma comme un tour de passe-passe, en niant la réalité basique et simple : il y a eu des abuseurs et des abusées, et dans le cinéma – de la Nouvelle Vague ou d’autres courants – les femmes sont monnaie d’échange. C’est très compliqué de ne pas avoir envie de fuir.
« Mon entrée dans le cinéma correspond à la période des attentats de 2015. Je ne supportais pas la manière dont étaient dépeints les hommes noirs et arabes dans les scénarios qu’on m’envoyait. »
Guslagie Malanda
GUSLAGIE MALANDA Il y a encore des acteurs et actrices violées qui n’osent toujours pas dire ce qu’ils ou elles ont vécu… Ce qui en plus me sidère, c’est qu’une partie de l’élite du cinéma français dénature ce qu’est le cinéma. Ces œuvres d’art sont porteuses de vérité. Quand on revoit les films de Jacques Doillon ou de Benoît Jacquot, on voit qu’à l’intérieur d’une œuvre, il y a des indices. C’est fou de réaliser qu’au fond, des critiques de cinéma ne les ont pas vraiment vues. C’est comme s’ils déniaient à l’œuvre d’art sa capacité à être porteuse de vérité. Quand je pense à Adèle Haenel, je rêve qu’elle puisse revenir et que ce soient les autres qui partent. L’actrice qu’elle est me manque.
JUDITH GODRÈCHE Je pense que pour certains réalisateurs, il y a une déshumanisation absolue des acteurs et actrices, ça ne les intéresse pas de savoir que ce sont des êtres humains. Ça ne fait pas partie de leur inconscient. Pour eux, c’est l’acteur, l’actrice, cette chose. Il y a une réification. Quand on regarde les documentaires sur la manière dont travaille Jacques Doillon, par exemple avec les actrices des Amandiers (5) sur le film L’Amoureuse [1988], j’y vois de la torture. Il y a cette idée de l’œuvre collective où l’on donne tout : notre temps, notre énergie, on travaille de nuit, quel que soit l’état dans lequel on est, que ce soit les comédiens et comédiennes, les chefs opérateurs, les techniciens et techniciennes… Pourtant c’est au réalisateur de mettre les limites. Sinon, tu peux entrer dans une spirale infernale extrêmement dangereuse. Parce que, face à l’insatisfaction de celui qui reçoit, face à la manipulation, à l’abus de pouvoir, à la position d’autorité, on n’est rien. Le principe même d’accepter un rôle, nous met dans une situation de fragilité, en tout cas dans le cinéma d’auteur français. C’est vraiment un drôle de rapport au monde du travail.
Dans le cadre de violences sexistes et sexuelles dans le cinéma, une fois que tu t’es opposée à un réalisateur, que tu t’es plainte d’un truc sur un tournage à un producteur, ton poste ne tient qu’à un fil. Comme c’est un petit milieu, tu peux être mise sur la touche très facilement. Il y a beaucoup de techniciennes qui m’écrivent à ce propos. Elles ne sont plus rappelées.
GUSLAGIE MALANDA Le cinéma est un milieu où l’abus de pouvoir est le plus évident et le plus pérenne, où il fait même référence. L’abus de pouvoir, je sais parfaitement ce que c’est, je l’ai vécu… Pour ma part, quand j’ai essayé de parler des difficultés lourdes que j’avais eues avec un réalisateur, une productrice m’a répondu : « Mais il n’a pas violé. » Il y a encore beaucoup de choses à déconstruire, je crois.
« La parole des femmes, c’est comme une ardoise magique : on doit réécrire en permanence parce qu’elle est sans cesse effacée. »
Judith Godrèche
En 1995, Judith, dans votre livre Point de côté (6), vous parlez déjà de « détournement de mineure », vous n’avez pas été entendue. Aujourd’hui, est-ce que votre parole est une manière de remettre la parole des enfants au centre de l’attention ?
JUDITH GODRÈCHE C’est particulier parce que j’avais oublié que j’avais écrit ces mots… Quand des gens m’écrivent aujourd’hui pour me dire qu’ils et elles ont été dans le silence pendant soixante ans, ça ne m’étonne pas. On ne peut pas toujours avoir la force psychique d’arriver à se construire en opposition à ce que la société nous murmure à l’oreille. Quand j’ai écrit ce livre, je n’étais pas du tout dans un geste conscient. J’étais à la fois dans le déni et dans la peur qu’on sache que c’était une autofiction. Dans les interviews que je donnais à l’époque, je tourne autour du pot, mais je dis les choses. Les gens auraient pu saisir. Une seule personne a compris le bouquin, c’était l’un des meilleurs amis de Benoît Jacquot. À l’époque, il travaillait à Paris Match, et il a écrit une critique absolument atroce. Cette critique avait été si violente pour moi que je m’étais dit : « Mais pourquoi il s’en prend comme ça à moi ? » En fait je n’avais pas réalisé ce que j’avais écrit. Lui, si.
Judith Godrèche, en 1996, la toute-puissante Miramax, société de production et de diffusion de films américains, vous impose le silence alors que vous venez d’être agressée sexuellement par le producteur Harvey Weinstein à Cannes. Il faudra attendre 2017 et l’enquête du New York Times pour que vous puissiez parler et que vous soyez écoutée. Est-ce que cette enquête journalistique, à l’origine de la vague #MeToo, était déjà un pas vers la justice pour vous ?
JUDITH GODRÈCHE Quand un journaliste sait quelque chose de vous que vous n’avez jamais voulu dire, on a le sentiment que c’est quelqu’un qui veut vous prendre un secret pour en faire quelque chose dont vous n’avez pas le contrôle. C’est très angoissant. Quand j’ai parlé au New York Times, je ne savais pas combien de femmes témoignaient, ni qui elles étaient, ni quand l’enquête sortirait… C’était le tout premier article. Quand on vous dit « OK, we’re going on the record now » [on enregistre, maintenant], c’est très impressionnant. Je me rappelle, j’étais au téléphone dans ma voiture : j’imaginais un magnétophone géant au bout du fil ! Il y a la culpabilité de ce qu’on a vécu, l’idée de ne pas réussir à dire les choses… Et puis, il y a beaucoup de fantasmes aux États-Unis. Mes enfants étaient très angoissés. On nous livrait des paniers de fruits, et ils pensaient qu’ils étaient empoisonnés. Harvey Weinstein a dépensé beaucoup d’argent pour faire taire ses victimes (7). C’était vraiment flippant. Tout cela explique pourquoi j’ai été sur mes gardes quand j’ai parlé aux journalistes en France.
La société vous semble-t-elle avoir changé depuis ?
JUDITH GODRÈCHE Pas quand certains écrivent des tribunes pour commenter ce que je dis, ce que j’ai vécu. Je pense qu’il ne devrait pas vraiment y avoir de débat. Quand on s’est fait violer, on s’est fait violer quoi.
GUSLAGIE MALANDA Nous vivons encore dans une société où l’on n’accepte pas de perdre. C’est perçu comme une faiblesse. C’est pourtant l’une des premières choses que l’on apprend à un enfant. Il faut savoir perdre pour pouvoir changer.
JUDITH GODRÈCHE Pour le vieux monde des Cahiers du cinéma, les femmes intelligentes n’existent pas. C’est compliqué pour eux d’imaginer qu’une actrice qui a été l’égérie de Benoît Jacquot, de Jacques Doillon, puisse aujourd’hui écrire une série. Je pense qu’il y a un vrai problème de crédit accordé à mon écriture, à ma parole.
GUSLAGIE MALANDA Ce qu’on oublie beaucoup dans les rapports de pouvoir, notamment liés aux viols ou aux agressions sexuelles, c’est aussi le rapport de classe qu’ils peuvent insinuer. On est dans une société où les rapports de classe sont extrêmement violents, contrairement à ce qu’on voudrait croire. Ils doivent se dire « Judith Godrèche, c’est pas une grande intello, pourquoi tout d’un coup, elle se met à parler celle-là ? ». Ça me rappelle aussi tout ce qu’on entendait dans l’affaire Nafissatou Diallo contre DSK (8), le racisme en moins. Le rapport de classe en France est quelque chose qu’on impose assez tôt, j’ai le sentiment qu’il y avait un peu de ça dans certaines critiques que Judith a reçues.
« Ce qu’on oublie beaucoup dans les rapports de pouvoir, notamment liés aux viols ou aux agressions sexuelles, c’est aussi le rapport de classe qu’ils peuvent insinuer. »
Guslagie Malanda
Judith, dans votre discours aux Césars, vous avez dit : « Les petites filles sont des punks qui reviennent déguisées en hamster, pour rêver à une possible révolution. » Comment utilisez-vous l’humour dans votre écriture ?
JUDITH GODRÈCHE J’écris avec l’imaginaire de l’enfance. Moi j’ai été violée à 14 ans, j’étais une enfant. Et il se trouve que j’avais un hamster. Tout ce qui, dans ma série, repose sur l’humour est ancré dans la réalité. C’est une femme adulte qui se glisse dans une peluche géante. J’avais un doudou aussi quand j’étais petite, qui avait appartenu à ma mère. Benoît Jacquot l’a remplacé par un T‑shirt à lui. Ma vie aurait pu s’ancrer différemment si les symboles de mon enfance n’avaient pas été détournés. Avec la mise en abîme par l’humour de ces images, il y a une certaine cruauté, que l’on perçoit ou non. Et c’est ce que j’aime bien : l’idée que, dans le fond, il y a des gens qui n’y comprennent rien et se demandent pourquoi je parle de hamster !
Je ne suis pas croyante, mais je veux vraiment croire de toutes mes forces, même si c’est utopique et idéaliste, que quand on fait du mal à une ou un enfant, un jour ou l’autre ça vous revient dans la gueule. Les femmes ont une capacité de résistance à la douleur : survivre, tomber, couler et rebondir. Je me suis toujours dit que j’avais cette énergie du désespoir, cette espèce de force vitale.
Depuis toute petite. Je pense que c’est cette petite fille qui résiste. À tout ce qu’on a pu lui faire vivre.
L’humour, ça me protège forcément. On dit qu’il n’y a pas de monstres chez les agresseurs, simplement des êtres humains, et c’est vrai. Mais pour la petite fille en moi, il y a le pays des monstres, des ogres et des loups… L’enfant qui a été avalée par les ogres, la mère qui se dit que jamais elle ne laissera faire ça à ses enfants et la femme que je suis, tout ça devient tout à coup cet énorme hamster. Comme un tableau ou des métaphores poétiques. J’aime bien l’idée des lectures plurielles. Chaque écriture cinématographique est différente, j’aime laisser une place, un espace pour que les spectateurs et spectatrices se posent des questions. Pourquoi cette femme se retrouve dans cet énorme corps de hamster ? Pourquoi toutes ces choses-là tournent en rond, dans cette roue, inlassablement ? Il y a toute cette idée de l’enfermement.
GUSLAGIE MALANDA Alors moi, c’est très étrange parce que je suis quelqu’un qui peut être assez drôle. Et pourtant, beaucoup de personnes me visualisent comme une actrice plutôt grave.
JUDITH GODRÈCHE Est-ce que c’est parce qu’ils manquent d’imagination ?
GUSLAGIE MALANDA J’allais rebondir exactement là-dessus : imaginer, ça veut dire se faire des images. Quand on veut posséder quelqu’un, on veut réduire cette personne. C’est tellement éloigné de l’imaginaire. Ce que j’aime dans ta série, Judith, c’est que tu laisses la place à l’imaginaire. On ne sait pas ce qui t’est arrivé au fond. Il n’y a pas besoin de tout dire parce qu’on se doute. Il y a plein de couches, plein d’images. Je crois que l’humour fait partie de ta création, une telle série aurait pu être plus grave. Ce qui est important, c’est ce qu’elle véhicule. Tu y livres des choses de toi assez puissantes. Il y a quand même une fille qui dit à sa mère : « Non mais c’est pas grave d’avoir des gros seins, maman. » J’ai jamais vu une scène comme ça entre une mère et sa fille. On est en 2024 : je trouve que c’est super que l’on retrouve notre époque dans les œuvres. Tu donnes beaucoup de choses. Est-ce que c’est tout ? J’espère que non. •
Cet entretien a été réalisé le 19 mars 2024 à Paris.
Points de repère
1972
Naissance de Judith Godrèche.
1990
Naissance de Guslagie Malanda.
2002
Judith Godrèche joue Anne-Sophie dans L’Auberge espagnole, de Cédric Klapisch. Elle a déjà tourné dans plus de vingt films.
2014
Premier rôle de Guslagie Malanda dans Mon amie Victoria, de Jean Paul Civeyrac.
2017
Témoignage de Judith Godrèche dans le premier article du New York Times sur l’affaire Weinstein, qui révèle le récit de plus de 30 femmes et déclenche le #MeToo qui déferle à travers le monde, dix ans après celui lancé par Tarana Burke.
2023
• Nomination de Guslagie Malanda au césar du meilleur espoir féminin pour le personnage de Laurence Coly dans Saint Omer, d’Alice Diop.
• Sortie de Icon of French Cinema, mini-série diffusée sur Arte, que Judith Godrèche réalise, écrit et interprète.
2024
Guslagie Malanda interprète le rôle d’une poupée dotée d’intelligence artificielle dans La Bête de Bertrand Bonello.
(1) L’Association des acteur·ices (ADA) est un collectif créé au printemps 2022 par plusieurs comédiennes, comme Clothilde Hesme, Suzy Bemba et Alice de Lencquesaing pour échanger leurs expériences, mais aussi questionner les représentations des femmes sur le grand écran.
(2). Dans le documentaire Les Ruses du désir : L’interdit (2011), le psychanalyste Gérard Miller (lui-même accusé d’agressions sexuelles par plusieurs femmes) donne la parole à Benoît Jacquot : « Je n’avais pas le droit. Mais ça, elle n’en avait rien à foutre, et même, elle, ça l’excitait beaucoup. »
(3) Le 18 mars dernier, Alexandra Lamy a dénoncé sur France Inter les violences sexuelles « contre lesquelles il faut tous qu’on se réunisse, qu’on se batte et qu’on dénonce. Les hommes n’ont aucune représentation masculine publique qui parle pour eux. Or, je suis certaine que cela leur ferait du bien ».
(4) Dans une tribune parue dans Le Monde du 16 mars 2024, l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma fustige les « accusations de Judith Godrèche contre Benoît Jacquot et Jacques Doillon, ses reproches adressés au milieu du cinéma », qui ont constitué, selon lui, « de virulentes attaques infondées contre le cinéma d’auteur ».
(5) En 1987, le documentaire de François Manceaux Il était une fois 19 acteurs. suit Benoît Jacquot dirigeant les comédiens et comédiennes de l’école de théâtre des Amandiers à Nanterre.
(6) Dans ce roman publié en 1995, alors qu’elle avait 22 ans, Judith Godrèche raconte la fin de la relation entre la narratrice et un homme plus âgé : « J’avais quatorze ans, j’étais une petite fille en avance peut-être mais encore toute petite. » Flammarion a annoncé la réédition d’une version numérique et envisage une réimpression.
(7) Dans une enquête parue en novembre 2017 dans le New Yorker, le journaliste Ronan Farrow raconte comment Harvey Weinstein a engagé des détectives privés, dont des anciens agents du Mossad, pour enquêter sur les femmes témoignant avoir été victimes de violences sexuelles.
(8) Lire La Déferlante n°1, mars 2021.