Après le procès des viols de Mazan, plus aucun homme ne pourra avoir de relations sexuelles avec une femme endormie, droguée, alcoolisée, inconsciente, sans savoir qu’il commet un viol.
C’est ce que j’aimerais croire. Plus aucun homme ne pourra dire, comme je l’ai entendu lors des auditions devant la cour criminelle du Vaucluse : « Comme elle mouillait, je pensais qu’elle était d’accord », « Comme c’est ma femme, je peux la surprendre dans son sommeil », « Comme c’est son mari qui propose, je ne me suis pas posé la question ». Je m’accroche à l’espoir d’un changement. On saura tirer un enseignement de ce procès historique, pas seulement avec l’inscription du consentement dans la loi, mais surtout grâce à une prise de conscience collective.
Au premier jour des débats, le 2 septembre 2024, ce changement est un horizon lointain. L’illustration choisie par un quotidien régional montre une jeune femme endormie dans un clair-obscur violet, façon Cinquante Nuances de Grey, entourée des ombres de trois hommes. La Belle au bois dormant. Gisèle Pelicot n’est pas une jeune fille : elle avait 56 ans lors du premier viol retenu par la justice, elle en a 71 quand le procès débute. Elle n’était pas paisiblement endormie mais profondément sédatée. Convoquer ce conte, c’est sous-entendre qu’elle attendait d’être surprise par ses princes. Elle a subi plus de 200 viols en dix ans.
Au moment où je m’installe en tant que chroniqueuse judiciaire dessinatrice au pied de l’estrade de la cour, je suis d’emblée agacée par le contresens de cette illustration. Nous sommes une centaine de journalistes accrédité·es, pourtant je me sens seule. Si on met de côté les robes noires des avocat·es, et les uniformes bleus des policier·ères, cinquante hommes me font face, tous accusés de viols.
Gisèle Pelicot est assise à deux mètres de certains. Elle les « voit » pour la première fois. Eux qui ont souillé son corps découvrent son regard. Je suis prise d’un vertige. Au fil des audiences, ils obtiendront des dispenses pour travailler ou rester dans leur cellule. La cour examinera des groupes de cinq à huit accusés chaque semaine, la salle retrouvera alors presque une dimension humaine.
« J’ai contraint personne »
La salle des assises (1) n’est plus exactement celle que j’ai fréquentée l’hiver dernier pour un autre procès criminel. Je retrouve son puits de lumière et sa tapisserie au-dessus de la cour. Le reste a été spécialement aménagé pour l’occasion, un alignement de bancs pour accueillir les accusés qui chahutent comme un jour de rentrée scolaire.
Trente-trois hommes comparaissent sous contrôle judiciaire et circulent donc libres dans le tribunal : Gisèle Pelicot les croise aux portiques de sécurité, à la machine à café, dans la rue, à la boulangerie. Un deuxième box a été construit pour contenir les dix-huit accusés qui comparaissent détenus, dont Dominique Pelicot.
Le principal accusé, le mari qui a drogué son épouse pendant près de dix ans pour la violer et la livrer inconsciente à des inconnus. À l’isolement en prison, le septuagénaire l’est encore dans la salle d’audience.
Au-dessus de moi, se trouve la cour, composée de cinq juges professionnel·les, présidée par Roger Arata, seul magistrat en robe rouge, moustaches blanches fournies. Il procède à l’appel des hommes qui vont être jugés. L’un d’entre eux justifie son retard en expliquant avoir accompagné son fils à l’école. Trente-sept des accusés sont pères de famille.
Le rappel des faits en trois heures par le président est un concentré d’horreur. Gisèle Pelicot est décrite comme un corps inerte, mâchoire relâchée, bouche ouverte, aux mains de ces hommes. Dès le début de l’audience, la majorité des accusés se défilent. Ils reconnaissent des relations sexuelles avec Gisèle Pélicot mais trente-cinq contestent avoir eu l’intention de la violer.
La plupart confondent l’intention, qui est la volonté de commettre une infraction au moment des faits – ici vouloir pénétrer une femme inconsciente –, et la préméditation qui est de l’ordre de la planification – ici se rendre chez les Pelicot pour violer Gisèle Pelicot en sachant qu’elle sera droguée. Mais c’est ignorer qu’en matière de viol la loi ne connaît pas la préméditation.
« J’ai contraint personne, menacé personne, surpris personne, assure Redouane El. F. dévoyant la définition du viol dans le Code pénal (2). Je suis plutôt victime d’une ruse caractérisée. » Cet infirmier assure qu’il pensait que Gisèle Pelicot faisait semblant de dormir. La position de la défense se résume à cette déclaration de l’avocat Guillaume de Palma qui représente six accusés : « Il y a viol ET viol. » Comme si les crimes que la cour avait à juger étaient le produit d’une interprétation de la victime, des médias ou de la société.
Au nom de la présomption d’innocence et pressé par la défense, le président accepte de parler de « scène de sexe » plutôt que de « viol » jusqu’au verdict. L’un des deux enquêteurs qui ont visionné l’intégralité des vidéos pour les décrire dans des procès-verbaux, lui, s’y refuse. Il a écrit le mot « viol » pour qualifier les pénétrations imposées à Gisèle Pelicot et il continue de l’employer à la barre.
Anne Martinat Sainte-Beuve, qui a expertisé Gisèle Pelicot aux Unités médico-judiciaires, adopte la même ligne : « Face à une seule image [de ces vidéos] on ne peut pas douter : c’est une femme livrée en pâture. » La médecin insiste sur le retentissement psychologique des viols et se voit reprocher son absence de neutralité par la défense. « Depuis quand un médecin ne s’intéresse pas à la psychologie des patients ? Nous ne sommes pas des vagins, des éprouvettes, nous sommes des têtes et un corps, rétorque-t-elle. Un médecin, ça ne coupe pas en rondelles. »
Je vis cette première semaine d’audience en apnée. Je ne respire de nouveau que lorsque Gisèle Pelicot prend enfin la parole dans cette enceinte judiciaire. Quand, de corps inerte, « poupée de chiffon », objet, elle reprend vie sous nos yeux : une femme debout, sujet. Gisèle Pelicot décrit le jour d’après. « J’ai perdu mon mari, ma vie. C’est surréaliste je ne sais plus qui je suis, ni où je vais. Je n’ai plus d’identité. » Elle nous parle de l’autre rive et elle nous dit qu’elle a survécu, difficilement : « La façade est solide mais l’intérieur est un champ de ruines. »
Victimes de violences sexuelles dans l’enfance
Comme chaque début de semaine, je prends mon TGV à 6 heures du matin pour Avignon. Je cherche le sommeil, mais un bruit me dérange : mon voisin ronfle. Je mets quelques minutes à comprendre que ce bruit convoque désormais une autre réalité.
Me reviennent les ronflements de Gisèle Pelicot qui résonnent dans la salle des assises d’Avignon à chaque vidéo diffusée, sa jambe inerte déplacée pour faciliter une pénétration, sa bouche maintenue ouverte pour une fellation.
Une journaliste étrangère m’a demandé ce qu’il y avait de révolutionnaire dans cette audience. Cela tient notamment à ces images visionnées dans une enceinte judiciaire. Cette diffusion que Gisèle Pelicot a voulue et obtenue pour nous permettre à tous·tes de regarder le viol en face. « Faire de la boue une matière noble » pour « documenter la place du viol », ont plaidé ses avocats, Antoine Camus et Stéphane Babonneau.
Suivre un procès criminel, c’est passer sa vie avec des inconnus, plonger dans leur intimité, leurs fêlures. Je serais capable de reconnaître chacun des accusés dans la rue si je les croisais par hasard. Les espadrilles et la béquille de Patrick A. Le tic de se ronger les ongles de Cyril B. Les mains jointes de Didier S. pour supplier de ne pas être dessiné. Le regard fuyant de Jean-Luc L. Le sourire nerveux de Jean-Pierre M. qui raconte les parties de pêche avec son père et sa petite sœur. « Mon père nous faisait sucer son sexe. Je le masturbais pour le calmer. » Avant d’être mis en examen pour viols, le sexagénaire n’en avait jamais parlé.
Treize des cinquante et un accusés, dont Dominique Pelicot, ont été victimes de violences sexuelles dans l’enfance. Un quart des accusés – c’est près de quatre fois plus que le chiffre de 5,5 % d’hommes victimes de violences sexuelles avant 18 ans en France (Ined, 2023).
Les violences sexuelles dans l’enfance sont clairement sous-évaluées, mais la prévalence de victimes parmi les accusés de Mazan m’interroge sur la construction de leur rapport à la sexualité, à l’autre. Ils accusent un père, un cousin, un ami de leurs parents, un infirmier, un capitaine des pompiers, un inconnu.
À l’écoute des débats et de leur témoignage, une hypothèse se dessine : ces hommes étrangers au concept d’introspection n’ont jamais parlé des violences sexuelles subies, car ils n’ont, jusque-là, jamais mesuré leur retentissement.
L’inceste, grand oublié du procès
Quand Cédric G., 50 ans, évoque les viols imposés par son oncle maternel, il les situe au même niveau que les violences conjugales qu’il a infligées à sa compagne et que ses déviances sexuelles. Seul Fabien S. avait déposé plainte avant l’affaire – il avait d’ailleurs obtenu la condamnation du père de sa famille d’accueil. Un autre accusé l’a fait depuis la prison. Leurs traumatismes nous sautent au visage.
Le sujet, tabou dans l’espace public, suinte des murs de la salle d’assises, y compris du côté des parties civiles. Dans le disque dur de Dominique Pelicot, les enquêteurs ont retrouvé deux photos de sa fille, Caroline Darian, endormie et dénudée. Elle est persuadée qu’il l’a droguée pour l’agresser sexuellement. Dominique Pelicot, qui reconnaît tout ce qu’il a fait subir à son épouse, conteste avec force, comme si l’inceste était le dernier rempart entre l’homme – certes criminel – et le monstre.
Faute de preuves, Caroline Darian se vit comme « la grande oubliée de ce procès ». L’inceste n’a d’existence dans notre droit qu’en étant une circonstance aggravante de l’atteinte sexuelle, de l’agression sexuelle et du viol (3).
Aurore, l’une des belles filles de Gisèle Pelicot a elle-même été victime de son grand-père « Je crois foncièrement que quand on a vécu l’abus on développe un sixième sens », explique-t-elle à la cour. Elle raconte avoir perçu quelque chose de « pas net » chez son beau-père, Dominique Pelicot, quand elle l’a entendu parler de jouer au docteur avec son petit-fils.
À l’époque, elle n’avait rien dit, persuadée de projeter son propre vécu sur sa belle-famille. « On porte tous une forme de culpabilité. Celle-ci, c’est la mienne, confie, en larmes, cette mère de deux petites filles. Plus jamais je ne me tairai, je me ferai confiance. » À force de travailler sur les violences sexuelles, on développe cette hypervigilance que l’on partage avec les victimes, parce qu’on accepte d’ouvrir les yeux avec elles. Il m’est arrivé à moi aussi de déceler chez des hommes de mon entourage cette prédation à l’égard des enfants. Parfois, moi non plus, je n’ai rien dit, de peur de me tromper, de peur de ne pas être crue.
« Si j’avais été dans cette histoire, j’aurais aidé cette dame. » C’est ce qu’a assuré mon fils de quatre ans à son père pendant que j’étais à Avignon. Il sait juste que « maman raconte le procès d’un amoureux qui a fait du mal à son amoureuse avec d’autres hommes ». À seulement quatre ans, mon fils a sans doute développé cette empathie qui fait tant défaut aux accusés.
« On ne naît pas pervers, on le devient », a déclaré Dominique Pelicot lors de son premier interrogatoire face à la cour. L’empathie n’est pas un acquis : elle peut s’éroder au contact des représentations, notamment du porno, qui impose un script de domination de l’autre, le plus souvent des femmes.
Car pas un des hommes avec lesquels Dominique Pelicot a échangé n’a alerté les forces de l’ordre. Avant ou après. Pas un de ceux qui sont jugés pour viols par la cour criminelle, pas plus que les deux témoins convoqués le 8 octobre 2024 qui ont, assurent-ils, renoncé à se rendre chez les Pelicot parce que le plan leur paraissait douteux.
« Pourquoi n’ont-ils pas passé ne serait-ce qu’un coup de fil anonyme ? », demande Gisèle Pelicot. Par solidarité masculine ? Par mépris des femmes ?
Au fil des audiences il me faut lutter contre la misandrie. La mienne. Cette haine des hommes qui pourrait m’aveugler.
Je pense qu’il y a une réponse à trouver dans la misogynie des accusés. Adrien L. qui menace de jeter son fils, encore nourrisson, d’une mezzanine si sa compagne ne ramasse pas du verre cassé au sol ; Jean-Marc L. qui fait traîner le divorce pendant huit ans alors qu’il a refait sa vie ; Didier S. qui n’a jamais versé de pension alimentaire pour ses enfants ; Simone M. qui affirme être devenu père quand il a eu son sixième enfant et qui n’a plus de contacts avec les cinq premiers ; Fabien C. qui battait sa compagne ; Thierry V. qui trouvait la sienne « trop grosse ». Je retrouve à l’audience tous les marqueurs des violences faites aux femmes que je documente depuis sept ans comme journaliste judiciaire. La dépendance affective et financière, le contrôle du corps des femmes, l’instrumentalisation des enfants.
Au fil des plaidoiries, il me faut lutter contre la misandrie. La mienne. Cette haine des hommes qui pourrait m’aveugler. Cette haine qui se nourrit des dénégations des accusés mais aussi, en miroir, de leur misogynie. « Si j’avais violé, j’en aurais violé une plus jeune », lâche Ahmed T. Il s’interrompt, conscient de l’énormité de ses propos. Trop tard. L’intérêt de l’oralité des débats s’incarne dans ces dérapages, ces moments où la parole n’est plus maîtrisée et lève le voile sur la vérité. Car Ahmed T. a eu le temps de dire « plus jeune », de sous-entendre « plus belle », et d’infliger à Gisèle Pelicot un nouvel affront.
Le vernis et le fond
La misandrie se nourrit aussi en dehors de la salle, de mon quotidien de femme dans l’espace public. Ce jeune homme en scooter croisé dans les rues d’Avignon qui ne dévie sa route qu’au dernier moment pour éviter de me percuter puis qui éclate de rire. Ce retour en TGV, en voiture-bar avec une consœur devant un croque-monsieur brûlé. Un groupe d’hommes alcoolisés qui parlent fort, rient fort et occupent tout l’espace. Ils nous regardent du coin de l’œil.
« Ils ne savent pas d’où on vient. » Je m’entends prononcer cette phrase, juste avant que l’un d’entre eux fasse mine de tomber sur ma consœur et se rattrape à elle. J’explose de colère. La réplique est immédiate, comme à l’audience : « Je m’en fous de vous. Ma meuf est bien plus belle que vous. »
Entre la culture du viol et la méchanceté des hommes, j’ai parfois du mal à distinguer l’échelle des responsabilités. Une lecture m’éclaire pendant le procès, L’Effondrement d’Édouard Louis (Le Seuil, 2024). Sur la question de l’homophobie, l’écrivain y fait une distinction qui m’a beaucoup aidée. « Mon père avait appris le mot pédé comme il avait appris à dire bonjour ou merci. […] Pourtant quand il a compris mon homosexualité il n’a pas réagi violemment, il n’a pas été en colère. […] Mon frère était différent. Sa haine de l’homosexualité à lui était ancrée dans son esprit, elle n’était pas seulement un discours répété machinalement mais je le crois une idéologie constituée. »
Ces hommes qui ont violé vont rester des fils, des frères, des pères, des amis. Quelle place leur laisser quand le déni les aveugle ?
Il y a le vernis et le fond. La culture du viol est le vernis dont se parent de nombreux hommes, je ne l’excuse pas et j’ai bien conscience que le langage est performatif, mais ils ne sont pas tous animés par une idéologie misogyne. Voilà qui tiendra à distance la misandrie.
Ces hommes qui ont violé ne vont pas faire société à part ; ils vont rester des fils, des frères, des pères, des amis. Quelle place leur laisser quand le déni les aveugle ? « Ces sujets seront-ils des violeurs pour l’éternité face à la société, leur famille ? C’est là votre responsabilité : proposer une trajectoire. » Cette interrogation du psychiatre Mathieu Lacambre m’obsède. Les cinquante et un accusés encouraient tous vingt ans de prison pour viols aggravés. Peu importe qu’ils aient commis un viol ou des centaines comme Dominique Pelicot. Le viol en série est un impensé de notre Code pénal (4).
La peine moyenne pour ce crime est de dix ans de prison en France selon les statistiques du ministère de la Justice. Il faut se méfier de son expérience car la plupart des verdicts auxquels j’ai assisté en matière de viols n’excédaient pas huit ans. Trois ans pour l’ex-secrétaire d’État Georges Tron, six ans pour le violeur de Sarah, 11 ans (5). Tous condamnés à des peines allant de trois à vingt ans de prison, ils sont dix-sept à avoir finalement fait appel. Et ce procès aura lieu cette fois-ci devant une cour d’assises d’appel avec un jury populaire, neuf juré·es éveillé·es, je l’espère, par les débats qui nous occupent depuis le 2 septembre 2024. « Il y aura un avant et un après-Mazan », a assuré l’avocate générale. Je veux aussi y croire. •
(1) Transformée pour l’occasion en salle de cour criminelle.
(2) Selon l’article 222–23 du Code pénal, « Tout acte de pénétration, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. »
(3) Contrairement à certains pays où l’inceste est en soi sanctionné (en Suisse, au Canada ou encore en Allemagne), il n’est pas réprimé en lui-même en droit français. Interdit par le Code civil et puni par le Code pénal lorsqu’il est commis sur mineur·e, l’inceste n’est devant la loi qu’une circonstance aggravante des délits d’atteinte et d’agression sexuelle et du crime de viol.
(4) Lire sur ce sujet l’enquête de la journaliste Alice Géraud Sambre, radioscopie d’un fait divers (JC Lattès, 2013), adaptée en série : Sambre, réalisée par Jean-Xavier de Lestrade, (France 2, 2023, 6 épisodes de 60 minutes).
(5) Ce procès pour des faits remontant à 2017, médiatisé sous le nom de « l’affaire de Pontoise », a permis d’introduire dans la loi d’avril 2021 le non-consentement présumé des mineur·es. Après un renvoi, l’accusé a été condamné à huit ans de prison en 2022 ; sa peine a été réduite à six ans en appel en 2024.