Une enquête sans précédent sur l’inceste commis par des mineurs

Pendant dix mois, la jour­na­liste Sarah Boucault a enquê­té sur un crime tabou et peu docu­men­té : l’inceste com­mis par des enfants ou des ado­les­cents. Son tra­vail révèle un phé­no­mène mas­sif qui concerne deux mil­lions de per­sonnes en France. Particularité : son autrice est éga­le­ment vic­time et assume un point de vue situé sur les faits qu’elle docu­mente. On vous explique notre démarche. L’enquête est dis­po­nible, dès aujourd’hui sur le site de La Déferlante. Elle paraî­tra en inté­gra­li­té dans le numé­ro 10 de la revue, le 12 mai prochain.
Publié le 21 avril 2023
Inceste commis par des mineurs, le grand déni
Léa Djeziri

Certains sujets nous rebutent, nous dépassent, nous hor­ri­fient. Mais il faut savoir les regar­der en face si nous vou­lons que la socié­té change. Pendant dix mois, La Déferlante a confié à la jour­na­liste Sarah Boucault le soin d’enquêter sur un sujet peu docu­men­té en France : l’inceste com­mis par des enfants et des ado­les­cents [les mineurs auteurs de vio­lences sexuelles inces­tueuses étant à plus de 90 % des gar­çons, nous uti­li­sons le mas­cu­lin pour les dési­gner]. Des frères et des cou­sins qui agressent sexuel­le­ment leurs sœurs, frères, cou­sins et cou­sines. Sarah Boucault a elle-même subi ces vio­lences : avec cou­rage ain­si qu’avec toute la rigueur pro­fes­sion­nelle requise, elle entre­lace sa propre his­toire à une enquête sans pré­cé­dent sur le sujet.

Son tra­vail révèle l’ampleur du phé­no­mène : par­mi les vic­times d’inceste, entre un quart et un tiers ont été agressé·es par un proche mineur, soit au total envi­ron deux mil­lions de per­sonnes. Malgré ces chiffres alar­mants, le sujet reste sou­vent mini­mi­sé car rame­né, dans l’imaginaire col­lec­tif, à des « jeux sexuels ». Pourtant, comme nous explique l’anthropologue Dorothée Dussy dans cet article, lorsqu’il n’y a pas de négo­cia­tion ou dia­logue qui éta­blissent le consen­te­ment, les jeux entre enfants se trans­forment en rap­ports de domi­na­tion : « le touche-pipi n’existe pas, c’est de la vio­lence sexuelle euphémisée ».

Les auteurs mineurs ont en com­mun d’appartenir à des familles dys­fonc­tion­nelles où l’inceste est déjà pré­sent. Crédit illus­tra­tion : Léa Djeziri pour La Déferlante.

 

Des familles dans lesquelles l’inceste a déjà eu lieu

Pour com­prendre ces logiques d’oppression, Sarah Boucault a ren­con­tré un grand nombre de professionnel·les de la jus­tice et de la pro­tec­tion de l’enfance, des chercheur·euses, psy­cho­logues, et psy­chiatres. Elle a aus­si recueilli les témoi­gnages de huit vic­times, en dehors de son cercle intime. À l’exception de l’un d’entre eux et de Sarah Boucault elle-même, ils et elles témoignent ano­ny­me­ment. Certain·es pour pré­ser­ver leur entou­rage, d’autres par crainte de pos­sibles pour­suites en dif­fa­ma­tion. Tous·tes lui ont racon­té la honte et la peur de faire écla­ter leur cercle proche. Ils et elles ont aus­si en com­mun d’appartenir à des familles dys­fonc­tion­nelles dans les­quelles l’inceste a déjà eu lieu. C’est l’un des ensei­gne­ments majeurs de cette enquête que relève Sarah Boucault : « L’inceste per­pé­tré par un mineur sur un·e autre mineur·e est le pro­duit d’une orga­ni­sa­tion fami­liale et sociale défaillante, où la dimen­sion sys­té­mique est gom­mée au pro­fit de la figure de l’agresseur iso­lé et tim­bré. »

Alors que les asso­cia­tions qui prennent en charge les vic­times et les auteurs de vio­lences sexuelles constatent une aug­men­ta­tion signi­fi­ca­tive du nombre d’affaires impli­quant des auteurs mineurs ces der­nières années, les moyens finan­ciers ne suivent pas. Notre enquête fait état de 82 mineurs auteurs pris en charge en cinq ans : une goutte d’eau dans un océan d’affaires. La prise en charge psy­cho­so­ciale des vic­times est elle aus­si, défaillante. Quant à la pré­ven­tion, chaî­non indis­pen­sable pour évi­ter les pas­sages à l’acte et la réci­dive, elle est inexistante.


Nous assu­mons ce regard situé, pour­vu qu’il soit assor­ti d’une enquête irréprochable


L’une des par­ti­cu­la­ri­tés de cette inves­ti­ga­tion est que l’autrice y intègre sa propre his­toire. Enquêter en étant soi-même vic­time et en dénon­çant son agres­seur : la démarche va à rebours des codes jour­na­lis­tiques clas­siques. Lorsque nous ren­con­trons la jour­na­liste Sarah Boucault pour lui pro­po­ser d’enquêter sur l’inceste com­mis par des mineurs, elle nous confie très rapi­de­ment que, enfant, elle a subi des agres­sions sexuelles de la part d’un cou­sin plus âgé. Dès lors, que faire ? Confier cette enquête à un·e autre ? Ne pas men­tion­ner cette information ?

« Je ne suis pas démolie au point de m’exposer sans limites »

À La Déferlante, nous pen­sons que ce vécu apporte à Sarah Boucault une com­pré­hen­sion sup­plé­men­taire de ce fait social. S’il n’est pas néces­saire d’être vic­time d’inceste pour écrire sur le sujet, les vic­times d’inceste sont tout aus­si légi­times que les autres à le faire. Nous assu­mons donc ce regard situé, pour­vu qu’il soit, comme ici, assor­ti d’une enquête irré­pro­chable. Comme le résu­mait le jour­na­liste et tran­sac­ti­viste états-unien Lewis Wallace dans une tri­bune parue en 2017 : « Nous sommes capables d’assumer un regard et de nous en tenir à la vérité. »

Nous avons beau­coup dis­cu­té avec Sarah Boucault des consé­quences éven­tuelles de sa prise de parole pour elle-même et pour son entou­rage. « Je ne suis pas démo­lie au point de m’exposer sans limites, a‑t-elle pré­ci­sé. Je ne veux pas non plus régler mes comptes. Je suis juste une humble vic­time d’inceste. Et, en tant que jour­na­liste, j’ai une res­pon­sa­bi­li­té dans la mise en lumière de sujets graves que per­sonne ne veut voir. »

Dans le res­pect de la déon­to­lo­gie jour­na­lis­tique, nous avons recou­pé auprès de ses proches et au moyen des docu­ments qu’elle nous a confiés, les accu­sa­tions que Sarah Boucault porte dans l’article que nous publions aujourd’hui. Nous avons contac­té, à plu­sieurs reprises, son cou­sin mis en cause dans cette enquête : il n’a pas don­né suite à nos sollicitations.

Fidèle à sa mis­sion de média enga­gé, La Déferlante espère, en publiant cette enquête, contri­buer au com­bat contre les vio­lences patriar­cales. Où qu’elles soient, nous conti­nue­rons à les regar­der en face et à les documenter.

RETROUVEZ L’ENQUÊTE SUR NOTE SITE

Partie 1 — Le grand déni

La jour­na­liste Sarah Boucault revient sur la dimen­sion sys­té­mique et généa­lo­gique de ce crime silencié.
Lire l’article en avant-première sur notre site.

Partie 2 — Le mythe des « Jeux sexuels »

Le « touche pipi » inof­fen­sif est un mythe : il s’agit de vio­lence sexuelle euphémisée.

Partie 3 — Qui sont les « gentils monstres ordinaires » ?

Qui sont ces cou­sins, ces frères qui agressent leurs sœurs, frères et cousin·es ?

Partie 4 — Des préjudices multiples pour les victimes

Entre indif­fé­rence et mini­mi­sa­tion de leur parole, les vic­times d’inceste com­mis par un mineur peinent à faire entendre leur voix.

Pour aller plus loin : les ressources pour mieux comprendre

Sarah Boucault par­tage des ouvrages afin de com­plé­ter la lec­ture et la com­pré­hen­sion de cette enquête inédite.

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