Les mineurs auteurs de violences sexuelles incestueuses étant très majoritairement des garçons (92 % d’après l’enquête de la sociologue Marie Romero), nous utilisons exclusivement le masculin pour les désigner dans cet article.
Une formule est souvent convoquée pour décrire les actes d’inceste perpétrés par un enfant sur un·e autre : les « jeux sexuels ». Toute ma vie, je me suis construite avec cette idée que Maurice* et moi nous nous étions initié·es mutuellement, sans contrainte, que nos jeux n’étaient que du « touche-pipi ».
« Dans la réalité, ce qu’on voit le plus souvent, c’est un écart d’âge, de développement, un rapport de force, la possibilité de prendre le pouvoir sur l’autre. Le jeu sexuel est l’argument de l’agresseur, pas celui de la victime », poursuit-il. Dix ans après la première publication de son livre, Dorothée Dussy a évolué sur certains points, mais il y a en a un sur lequel l’anthropologue n’en démord pas : « Le touche-pipi n’existe pas, c’est de la violence sexuelle euphémisée », souligne-t-elle quand je l’interroge sur ce point.
« Le touche-pipi n’existe pas, c’est de la violence sexuelle euphémisée »
Dorothée Dussy
Pour comprendre la distinction entre les jeux sexuels et la violence sexuelle, il faut décortiquer les mécanismes à l’œuvre. « Le jeu suppose un échange entre enfants, dans un espace fictif, avec un temps fou de négociation », détaille Nathalie Mathieu, coprésidente de la Ciivise et directrice générale de l’association Docteurs Bru qui accueille des jeunes incesté·es. Quand son cousin de 16 ans lance à Jessica, alors âgée de 9 ans : « Si tu me suis dans la cave, tu auras des bonbons » avant de l’y violer, on ne peut pas dire qu’il y a eu négociation. Quand Maurice avait 11 ans et moi 9 et qu’il m’a agressée sexuellement dans mon sommeil, il n’y en a pas eu non plus.
Outre le touche-pipi inoffensif, une autre notion est souvent mobilisée dans la culture populaire pour esquiver la violence : « l’inceste heureux ». Autrement dit le consentement. « Qu’on ait été auteur ou victime, on a une meilleure estime de soi si on se dit qu’on était libre », analyse Dorothée Dussy. Pourtant, ajoute-t-elle, « aucun adulte, ancien enfant incesté, […] n’a jamais révélé, écrit ni témoigné avoir entamé de son plein gré un inceste fraternel. »
Le mythe de l’inceste heureux
Les représentations culturelles sont truffées d’exemples d’« inceste heureux ». Dans La Culture de l’inceste (Seuil, 2022), Iris Brey cite les séries nord-américaines à succès Games of Thrones (2011–2019) et The Borgias (2011–2013) ou encore le film de Valérie Donzelli Marguerite et Julien (2015). « La très large représentation de l’inceste adelphique [entre frère et sœur] comme relation interdite mais consentante a modelé notre imaginaire collectif en envoyant le message que derrière la pulsion incestueuse se logeait la pulsion amoureuse », écrit Iris Brey.
À l’adolescence, j’ai moi-même cru à cette fable d’« inceste heureux ». Je me rêvais en amoureuse de Maurice, c’était le seul récit acceptable pour décrire une situation indéchiffrable et dissiper la confusion. Le registre du consentement apaise aussi mon entourage quand on me demande si – quand même – je n’étais pas un peu séduite par lui. Oui, j’aimais Maurice, et je l’admirais. Ce sentiment n’est pas incompatible avec le fait qu’il m’a agressée. Ce n’est pas contradictoire, ce sont deux réalités enchevêtrées. Louise, artiste de 31 ans, est la dernière d’une famille de quinze cousin·es. Enfant, elle a éprouvé ce même sentiment d’admiration envers son cousin de six ans son aîné : « Depuis toute petite, on nous disait qu’on était les cousins préférés », se souvient-elle. Ce cousin l’a violée de ses 6 à ses 9 ans.
Dans ce cadre familial, où la confiance et la bienveillance sont censées régner, la notion de consentement n’est pas adaptée, poursuit la psychologue Anne Schwartzweber : « Un garçon de 8 ans et sa cousine de 4 ans jouent ensemble. Il n’y a pas de méfiance particulière. S’il lui propose de “jouer à mettre [son] zizi dans [ses] fesses”, la cousine peut ne pas avoir de réelle idée de ce qu’il propose et y consentir de façon parfaitement consciente. Elle dit “oui” à un jeu. Son cousin sait ce qu’implique l’acte et oublie sa cousine en tant qu’être à part entière. Il n’y a donc pas consentement : il y a total décalage entre l’objet de la proposition faite par le cousin et la représentation que chacun·e des deux enfants peut s’en faire. »
Plus l’enfant est exposé·e à son incesteur, plus les agressions s’échelonnent sur une longue période, et plus la confusion, la culpabilité, le dégoût de soi et la honte grandissent. Ce qui entraîne une révélation des faits plus tardive et allonge d’autant le temps judiciaire. Dans son rapport de recherche sur les mineurs auteurs de violences sexuelles pour la Direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) publié en octobre 2022, la sociologue Marie Romero souligne que le délai entre les faits et la condamnation est le plus long qui existe dans la chaîne pénale pour les victimes de viols incestueux commis par des mineurs : plus de neuf ans en moyenne.
La révélation peut être rendue encore plus difficile par certains contextes : appartenir à une classe sociale défavorisée ou être handicapé·e sont ainsi des motifs puissants de silenciation. Les situations de maltraitance ou de racisme le sont également comme le raconte une Rennaise de 47 ans, qui alimente un compte Twitter très documenté sur l’inceste, sous le pseudonyme @carabine à citron. Accusant son frère, de trois ans son aîné, de viols, lorsqu’elle avait entre 4 et 15 ans, elle raconte comment la violence structurait sa famille et qualifie l’inceste de « violence supplémentaire ». « Ces actes sexuels étaient le dernier de mes soucis. Le vrai problème, c’était l’éducation déglinguée de mes parents, la violence psychologique, physique, la manipulation, la domination. »
Des inégalités face à la révélation
Dans les milieux fortement impactés par le racisme, où la famille est souvent un rempart, les obstacles à la révélation sont aussi plus nombreux. « Cette société n’est pas prête à t’entendre, pas uniquement parce que tu parles d’inceste, mais d’abord pour ce que tu es : un sujet racisé », pointe Inès* (voir son arbre généalogique ci-dessous), 25 ans, qui accuse son cousin d’agressions sexuelles, quand elle avait 8 ans et lui 12. Doctorante en littérature et issue d’une famille musulmane, elle vit aujourd’hui au Canada et se souvient de la première psychologue qu’elle a rencontrée en France à 17 ans : « Je venais parler d’inceste, elle m’a parlé d’islam, de voile, d’organisation familiale dans les pays arabes. Donc je commence par dire qu’ils sont horribles et je me retrouve à expliquer à cette dame qu’elle n’a rien compris, que ce sont des humains. J’ai eu une réaction de repli et de défense de ma famille. J’étais apparemment en contradiction, mais en fait j’étais parfaitement cohérente. Cette cohérence-là n’est pas comprise. »
Arbre généalogique d’Inès, 25 ans. Cet arbre généalogique est inspiré de ceux publiés par Dorothée Dussy dans Le Berceau des dominations. Ils montrent, comme l’explique l’anthropologue que « l’inceste survient dans une famille où il est toujours déjà là ». Les morts prématurées y sont également représentées puisque « la surmortalité d’adultes et d’enfants de la famille est une caractéristique de la famille incestueuse ».
Dans le podcast La Fille sur le canapé, l’autrice afroféministe Axelle Jah Njiké explique que certaines femmes noires victimes sont sommées par leur communauté de se taire par « crainte de donner une mauvaise image des hommes noirs ». « C’est une peur très raisonnée, confirme Inès. Car ces violences-là sont instrumentalisées pour justifier d’autres violences – racistes – qui te visent aussi. Malgré tout, ne pas en parler n’est pas une solution. Il faut le faire avec la nuance, l’exigence et la complexité que ça demande. »
Des termes à inventer
Aucun terme n’existe pour définir l’inceste commis par un mineur sur un·e autre. L’expression « inceste adelphique » (inceste dans une même fratrie) est rare et employée surtout par les psychiatres et psychologues. L’inceste « germanique » qui pourrait désigner celui d’un cousin sur un·e autre n’existe pas. La formulation « inceste entre enfants » est problématique pour décrire cet impensé, car la préposition « entre » implique une réciprocité et met sur un pied d’égalité agresseur et victime, alors qu’il s’agit d’un rapport de domination.
Retrouvez tous les volets de notre enquête inédite
Sarah Boucault est journaliste à Lorient. Elle s’intéresse aux sujets en lien avec la mort : de la fin de vie au deuil en passant par le domaine funéraire. Titulaire d’un master d’études sur le genre, les sujets féministes sont au coeur de ses préoccupations. Pour La Déferlante, elle a enquêté sur l’inceste commis par des mineurs.
(1) La Ciivise a été créée en janvier 2021 dans le sillage de #MeTooInceste. Elle a pour mission d’écouter les victimes, de documenter les violences sexuelles faites aux enfants et de formuler des recommandationsà l’égard des professionnel·les.