Inceste commis par des mineurs, le grand déni

Le mou­ve­ment #MeTooInceste lan­cé en 2021 a mis en lumière les vio­lences sexuelles intra­fa­mi­liales. Mais un sujet reste tabou : l’inceste per­pé­tré par un enfant ou un ado­les­cent. Pourtant, il s’agit d’un phé­no­mène mas­sif qui concer­ne­rait jusqu’à un tiers des cas d’inceste en France. Dans cette pre­mière par­tie de notre enquête inédite, la jour­na­liste Sarah Boucault, ayant elle-même subi ces vio­lences, revient sur la dimen­sion sys­té­mique et généa­lo­gique de ce crime silencié.
Publié le 12 avril 2023
Inceste commis par des mineurs, le grand déni
Illustration : Léa Djeziri pour La Déferlante

Les mineurs auteurs de vio­lences sexuelles inces­tueuses étant très majo­ri­tai­re­ment des gar­çons (92 % d’après l’enquête de la socio­logue Marie Romero), nous uti­li­sons exclu­si­ve­ment le mas­cu­lin pour les dési­gner dans cet article.

En 2018, mon cou­sin Maurice* m’a deman­dé d’être la mar­raine de sa fille qui venait de naître. J’avais 32 ans. J’ai dit oui tout de suite. Pas l’ombre d’un doute. Ce n’est que deux ans plus tard que la défla­gra­tion sur­vient. Les sou­ve­nirs remontent et me per­cutent. La der­nière fois que Maurice a essayé de me vio­ler dans mon som­meil, j’avais 26 ans, lui 28. La pre­mière fois, je dor­mais aus­si et j’en avais 9. Depuis l’enfance, nos parents n’ont eu de cesse de nous répé­ter que nous étions «cou­sins pré­fé­rés», et j’ai conti­nué à fré­quen­ter Maurice assi­dû­ment en dehors des fêtes de famille. Comment aurait-il pu me faire du mal ? L’explication se trouve ici : famille inces­tueuse. Un oxy­more qui asso­cie « lieu de sécu­ri­té et d’amour » et « vio­lence innommable ».

Dans l’imaginaire col­lec­tif, l’inceste c’est un père (ou un beau-père) sur sa fille (ou son fils), pas un cou­sin sur une cou­sine d’âge simi­laire. Deux enfants, ce serait ano­din et rare. Ça ne l’est pas : les agres­sions sexuelles et les viols entre enfants ou adolescent·es d’une même famille sont des crimes qui entraînent des trau­ma­tismes majeurs. Ils consti­tuent un fait de socié­té mas­sif, entre un quart et un tiers des cas d’inceste d’après les chiffres que j’ai recou­pés, soit quelque 2 mil­lions de Français·es concerné·es. Les auteurs sont des gar­çons dans une écra­sante majo­ri­té des cas, tan­dis que les agressé·es sont autant des filles que des gar­çons, ce qui est assez inha­bi­tuel (1). L’âge moyen des vic­times lors de la pre­mière agres­sion est de 7 ans, selon l’étude de la cher­cheuse cana­dienne Mireille Cyr (2), une des seules qui se soit pen­chée sur ce phénomène.

Car ce sous-inceste reste lar­ge­ment sous-documenté. Quasiment pas de lit­té­ra­ture scien­ti­fique, ni de com­mis­sion par­le­men­taire dédiée à cette ques­tion. Si les pod­casts, essais et docu­men­taires, se mul­ti­plient depuis #MeToo, très peu évoquent ces situa­tions par­ti­cu­lières. En France, outre quelques témoi­gnages de vic­times – dont celui très média­ti­sé du fils de Philippe de Villiers (3) – seuls deux essais traitent de ce sujet (4). Et le Code pénal ne fait aucune men­tion de cet inceste spé­ci­fique, com­mis par un enfant.

L’indifférence, la mini­mi­sa­tion et le déni conduisent à une silen­cia­tion écra­sante de ce phé­no­mène. Pour plus de faci­li­té, mes proches et mes psys qua­li­fient Maurice de «malade men­tal». L’inceste per­pé­tré par un mineur sur un·e autre mineur·e est pour­tant le pro­duit d’une orga­ni­sa­tion fami­liale et sociale défaillante, où la dimen­sion sys­té­mique est gom­mée au pro­fit de la figure de l’agresseur iso­lé et « tim­bré ». Au tra­vers de cette enquête, je m’applique à mon­trer en quoi cet inceste est un fait social majeur.

Famille incestueuse et transmission silencieuse

Dans son livre La Familia grande (Seuil, 2021), Camille Kouchner décrit tous les ingré­dients typiques de la famille inces­tueuse. On y trouve les bai­gnades, nu·es dans la pis­cine ; l’absence de cadre autour de la sexua­li­té ; un fonc­tion­ne­ment en vase clos ; l’injonction au silence ; le déni de la mère et le secret gar­dé pen­dant des décen­nies. Ce cli­mat inces­tuel existe dans toutes les familles des vic­times que j’ai ren­con­trées, dont celle de Jessica*. Lors de notre rendez-vous dans son appar­te­ment, ses deux chiennes sau­tillent autour de son fau­teuil rou­lant. Avec calme et clair­voyance, Jessica me raconte les viols qu’elle a subis de la part de deux de ses cou­sins âgés de 15 et 16 ans quand elle avait 9 et 10 ans. Elle sou­ligne que son père, lorsqu’il était tren­te­naire, s’est mis en couple avec une jeune femme de 17 ans, elle-même cou­sine de la mère de Jessica. «Elle lui fai­sait des fel­la­tions dans la voi­ture alors que j’étais à l’arrière. Dans ma famille, l’inceste est mon­naie cou­rante, toutes les filles ont été vio­lées par les grands frères, les cou­sins.»

Mathieu*, 38 ans, vient d’une famille nom­breuse. Il hésite à témoi­gner, de peur que ses parents, ou l’un·e de ses frères et sœurs tombent sur l’article. «Ils et elles m’en vou­draient, car per­sonne ne sou­haite que ce soit divul­gué.» Il raconte avoir été vio­lé et agres­sé sexuel­le­ment, entre ses 7 et 10 ans, par son frère de cinq ans son aîné. À 11 ans, Mathieu a repro­duit ces actes sur ses deux petits frères. Très tôt, il a res­sen­ti ce cli­mat inces­tuel dans sa famille : «Mon père me fai­sait des mas­sages qui me posaient pro­blème. Il ne me mas­sait ni les fesses ni le sexe, mais il y avait quelque chose d’incompatible avec les coups qu’il me don­nait par ailleurs.»

Dans ma famille, au contraire, l’inceste s’est infil­tré par la peur de la sexua­li­té. Un curé a com­mis des viols sur ma grand-mère et cinq de ses sœurs quand elles étaient enfants. Elles ont tu ces vio­lences, ne les révé­lant qu’à l’orée de la vieillesse. Même s’il ne s’agit pas ici d’inceste, ce silence a pro­ba­ble­ment contri­bué à ins­tau­rer un cli­mat tabou et favo­ri­sé les nom­breux cas d’inceste chez les enfants et petits-enfants de ces femmes. Dans la fra­trie de douze enfants de ma grand-mère, un frère mineur a aus­si vio­lé une de ses sœurs de huit ans sa cadette.

Maurice, moi et les autres enfants de notre géné­ra­tion por­tons cet héritage-là. «L’inceste entre frères et sœurs, cou­sins et cou­sines n’existe pas ori­gi­nel­le­ment, affirme Sokhna Fall, eth­no­logue et thé­ra­peute fami­liale. Ce qui existe, ce sont les familles dys­fonc­tion­nelles inces­tueuses, où les adultes sont impli­qués.» L’inceste se pro­page dans une famille, sans mots, sans conscien­ti­sa­tion, par «conta­mi­na­tion du silence sur la pra­tique», décrit l’anthropologue Dorothée Dussy, dans Le Berceau des Dominations. Anthropologie de l’inceste (2013, Pocket 2021), un essai majeur issu de son tra­vail de thèse dans lequel elle ana­lyse l’inceste comme fait social : «L’inceste sur­vient dans une famille où il est tou­jours déjà là: les enfants viennent au monde avec des parents, des oncles, des tantes socia­li­sés avec l’inceste.»

La culpabilité se transmet de victime en victime

La psy­cho­logue Laurence Alberteau est l’une des rares spé­cia­listes des mineurs auteurs de vio­lences sexuelles. «Très peu de psys veulent faire ce que je fais», me dit-elle lors de notre ren­contre dans son cabi­net nan­tais. Elle observe sou­vent cette trans­mis­sion silen­cieuse de l’inceste : «Je me sou­viens de l’un de mes patients, mineur, qui avait abu­sé de son neveu, et ne s’expliquait pas son acte. Je creuse un peu avec la mère, et je découvre qu’elle et sa sœur ont été vic­times d’abus dans leur enfance. Le patient met en acte quelque chose dont elles n’ont jamais par­lé. C’est très sub­til, ce n’est pas déli­bé­ré. Les enfants sont per­méables au non-verbal et aux secrets de famille. On ne se l’explique pas scien­ti­fi­que­ment mais on le constate.»

Cet exemple montre com­ment, en l’absence de poli­tiques publiques et de prise en charge suf­fi­sante des agres­seurs (dési­gnés comme « mineurs auteurs » par les professionnel·les), la culpa­bi­li­té se trans­met de vic­time en vic­time. Les mères portent mal­gré elles la vio­lence per­pé­trée par d’autres, et ses consé­quences sur leurs enfants. On peut dès lors faire l’hypothèse que les viols com­mis par ce curé sur ma grand-mère et ses sœurs, et leur silence contraint par les œillères de l’époque, expliquent en par­tie les agis­se­ments de Maurice à mon égard.

Les adultes sont sou­vent anesthésié·es et aveuglé·es par le poids de décen­nies de silen­cia­tion et trans­mettent ce qui relève de leur «nor­ma­li­té» à leur des­cen­dance. Chacune des vic­times ren­con­trées pour cette enquête a men­tion­né au moins un autre cas d’inceste dans sa famille. À pro­pos des parents de vic­time incesté·e, la cher­cheuse en psy­cho­lo­gie Mireille Cyr écrit : «Entre 40 et 80 % [de leurs] parents ont vécu eux-mêmes une agres­sion sexuelle dans leur enfance, ce qui repré­sente plus du double, voire quatre fois les taux de pré­va­lence rap­por­tés dans la popu­la­tion géné­rale.» L’universitaire cana­dienne nuance ses résul­tats en rai­son d’un échan­tillon de petite taille (52 dos­siers étu­diés dans la grande région de Montréal), mais c’est, à ma connais­sance, la der­nière étude scien­ti­fique trai­tant de ce sujet.

Un phénomène massif

Il n’existe pas de sta­tis­tiques fiables concer­nant les incestes com­mis par les frères ou les cou­sins. Si l’on consi­dère que 6,7 mil­lions de Français·es ont été vic­times d’inceste (son­dage Ipsos pour l’association Face à l’inceste, 2020) et qu’entre 25 et 33 % des situa­tions concernent un agres­seur mineur comme l’affirment les études de Mireille Cyr et Dorothée Dussy, alors ce sont entre 1,7 et 2,2 mil­lions de Français·es qui seraient vic­times d’un inceste subi enfant et com­mis par un autre enfant ou un ado­les­cent. Le nombre de mineurs auteurs d’inceste reste dif­fi­cile à chif­frer. En 2019 et 2020, « par­mi l’ensemble des 4 750 mineurs pour­sui­vis pour agres­sions sexuelles et viols, 14 % relèvent d’infractions sexuelles inces­tueuses », rap­porte Marie Romero, qui pré­cise que ces chiffres sont à prendre avec « beau­coup de pru­dence » puisque seules 10 à 20 % des vic­times révèlent les faits à la jus­tice. En 2021, le minis­tère de la Justice fai­sait état de 86 condam­na­tions de mineurs pour viol inces­tueux sur mineur·e et 275 pour agres­sion sexuelle inces­tueuse sur mineur·e, un chiffre qui a plus que dou­blé entre 2020 et 2021. Une peine d’emprisonnement a été pro­non­cée dans plus de huit cas sur dix pour viol, et dans la moi­tié des cas pour agres­sion sexuelle.

Sarah BoucaultSarah Boucault est jour­na­liste à Lorient. Elle s’intéresse aux sujets en lien avec la mort : de la fin de vie au deuil en pas­sant par le domaine funé­raire. Titulaire d’un mas­ter d’études sur le genre, les sujets fémi­nistes sont au coeur de ses pré­oc­cu­pa­tions. Pour La Déferlante, elle a enquê­té sur l’inceste com­mis par des mineurs.

(1) Hors inceste, les filles sont six fois plus concer­nées par les viols et agres­sions sexuelles com­mis pen­dant l’enfance que les gar­çons (que l’agresseur soit majeur ou mineur), selon une étude Ipsos de 2019.

(2) « Les agres­sions sexuelles com­mises par un membre de la fra­trie : En quoi diffèrent-elles de celles com­mises par d’autres mineurs ? » Mireille Cyr, Pierre McDuff, Delphine Collin-Vezina, Martine Hébert, CRIPCAS, Les Cahiers de PV, mars 2012.

(3) Laurent de Villiers a racon­té dans Tais-toi et par­donne ! (Flammarion, 2011) les viols com­mis sur lui par son frère aîné.

(4) Quand tou­cher n’est plus jouer. Inceste frère/ soeur et abus sexuel entre enfants, d’Anne Schwartzweber (auto­pu­bli­ca­tion, 2017), et Frères et Soeurs. Incestes sous silence, de Dominique Thiéry (Le bord de l’eau, 2018).

* Le pré­nom a été modifié.

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consa­crée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librai­rie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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