Inceste commis par des mineurs, un regard situé pour une enquête d’utilité publique

Publié le 12 avril 2023
Illustration : Léa Djeziri
Illustration : Léa Djeziri pour La Déferlante

Enquêter sur l’inceste en étant soi-même vic­time et en dénon­çant son agres­seur : la démarche peut sur­prendre et va à rebours des codes jour­na­lis­tiques habi­tuels. Lorsque je ren­contre la jour­na­liste Sarah Boucault pour lui pro­po­ser d’enquêter sur l’inceste com­mis par des mineurs, elle me confie très rapi­de­ment que, enfant, elle a subi des agres­sions sexuelles per­pé­trées par un cou­sin âgé de quelques années de plus qu’elle. Dès lors, que faire ? Confier cette enquête à un·e autre ? Ne pas men­tion­ner cette information ?

À La Déferlante, où nous tenons à situer les regards, nous pen­sons que ce vécu apporte à Sarah Boucault une com­pré­hen­sion sup­plé­men­taire du sujet. Nous ne croyons pas à la neu­tra­li­té et consi­dé­rons qu’elle est « la sub­jec­ti­vi­té des domi­nants », comme l’écrivait Alice Coffin dans Le Génie les­bien (2020). Nous croyons à la valo­ri­sa­tion des exper­tises mili­tantes et per­son­nelles. « Il ne faut pas avoir été sur la Lune pour savoir qu’elle existe », scandent les uni­ver­sa­listes. Non, il ne faut pas être vic­time d’inceste pour enquê­ter sur ces crimes. Mais en tant que revue inter­sec­tion­nelle, nous pen­sons que celles et ceux qui ont vécu des oppres­sions dans leur chair sont tout aus­si légi­times que les autres pour en parler.

Cette forme jour­na­lis­tique n’est pas nou­velle. Et le jour­na­lisme gon­zo n’est pas réser­vé aux hommes : aux États-Unis, Nelly Bly ou Gloria Steinem ont écrit plu­sieurs enquêtes à la pre­mière per­sonne et assu­mé leur sub­jec­ti­vi­té pour dénon­cer le sexisme de leur époque. À l’heure de #MeToo, et alors que les com­bats fémi­nistes s’immiscent dans ce que d’aucun·es consi­dèrent encore comme le domaine de la vie pri­vée, le jour­na­lisme, c’est aus­si racon­ter – de l’intérieur – les vio­lences sexuelles subies pour en mon­trer le carac­tère mas­sif, sys­té­mique et poli­tique. Nous assu­mons donc ce regard situé, pour­vu qu’il soit, comme ici, assor­ti d’une enquête irré­pro­chable. Comme le résume le jour­na­liste trans états-unien Lewis Wallace* : « Nous sommes capables d’assumer un regard et de nous en tenir à la vérité. »

Cette enquête a été menée de mai 2022 à mars 2023. Sarah Boucault a recueilli les témoi­gnages de huit vic­times, en dehors de son cercle proche et fami­lial. À l’exception de Laurent Boyet, tous·tes témoignent ano­ny­me­ment. Certain·es pour pré­ser­ver leur entou­rage, d’autres par peur de pos­sibles pour­suites en dif­fa­ma­tion. Sarah Boucault a éga­le­ment inter­viewé cinq ‑professionnel·les de la pro­tec­tion de l’enfance : Anne-Hélène Moncany, pré­si­dente de la Fédération fran­çaise des Criavs ; Nathalie Puech Gimenez, direc­trice de l’association Accent Jeunes à Aurillac ; William Touzanne, direc­teur de la Maison Jean-Bru à Agen ; Nathalie Mathieu, copré­si­dente de la Ciivise, direc­trice géné­rale de l’Association doc­teurs Bru, ancienne res­pon­sable du dis­po­si­tif d’accueil des enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance en Seine-Saint-Denis et direc­trice d’établissements médico-sociaux. Elle s’est entre­te­nue avec deux cher­cheuses (Dorothée Dussy, anthro­po­logue et Marie Romero, socio­logue) ; le juge pour enfants Édouard Durand ; les avo­cates Anne Bouillon et Cécile de Oliveira ; des psy­cho­logues et psy­chiatres (Muriel Salmona, Sokhna Fall, Marie Bréhu, Anne Schwartzweber, Laurence Alberteau) et le jour­na­liste Dominique Thiéry, jour­na­liste et auteur de Frères et Sœurs. Incestes sous silence (Le bord de l’eau, 2018).

Restait à savoir si Sarah Boucault tenait à inté­grer sa propre his­toire à l’enquête et à confron­ter publi­que­ment sa famille. J’ai beau­coup dis­cu­té avec elle des impli­ca­tions de sa prise de parole. « Je ne suis pas démo­lie au point de m’exposer sans limites, a‑t-elle pré­ci­sé. Je ne veux pas non plus régler mes comptes. Je suis juste une humble vic­time d’inceste. L’éradication de l’inceste, et du secret qui l’entoure, est poli­tique. Et, en tant que jour­na­liste, j’ai une res­pon­sa­bi­li­té dans la mise en lumière des sujets graves, que per­sonne ne veut voir. »

Dans le res­pect de la déon­to­lo­gie jour­na­lis­tique, nous avons recou­pé auprès de ses proches et au moyen des docu­ments qu’elle nous a confiés, les accu­sa­tions que Sarah Boucault porte aujourd’hui. Nous avons contac­té, à plu­sieurs reprises, le cou­sin de Sarah Boucault mis en cause dans cette enquête ; il n’a pas don­né suite à nos sol­li­ci­ta­tions. Enfin, nous avons choi­si de ne pas décrire les scènes de vio­lences sexuelles, dans un sou­ci de pro­tec­tion des vic­times, et parce que le pro­pos n’est pas de foca­li­ser sur le détail des crimes com­mis, mais sur une vio­lence systémique.

Marie Barbier, cofon­da­trice et coré­dac­trice en chef de La Déferlante

 

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consa­crée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librai­rie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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