Inceste commis par des mineurs, des préjudices majeurs pour les victimes

Entre indif­fé­rence et mini­mi­sa­tion de leur parole, les victimes d’inceste commis par un mineur peinent à faire entendre leur voix. Dans le quatrième volet de notre enquête inédite sur ce type d’inceste en par­ti­cu­lier, la jour­na­liste Sarah Boucault, ayant elle-même subi ces violences, s’intéresse aux consé­quences pour les victimes. Leur prise en charge est quasiment inexistante.
Publié le 12 avril 2023
Illustration : Léa Djeziri
Illustration : Léa Djeziri pour La Déferlante

Quand les victimes se décident enfin à parler, le principal frein à leur prise en charge psy­cho­lo­gique et judi­ciaire est l’indifférence, ou la mini­mi­sa­tion de leur parole, ce qui favorise l’impunité – et donc l’absence de prise en charge – des agresseurs. 

«Je m’en suis toujours doutée», a dit sim­ple­ment la mère de Laurent Boyet à son fils quand elle a appris les faits. Ce capitaine de police de 51 ans, qui a raconté en 2017 dans un livre (1) les viols commis par son frère, de dix ans son aîné, lorsque lui avait entre 6 et 9 ans, a été anéanti par cette réaction mater­nelle. «Je m’étais préparé à tout sauf à entendre ça. Ça voulait dire qu’elle avait laissé faire. Ça a été un gros cata­clysme», me confie-t-il. «Je ne suis pas étonnée», m’a, de son côté, lâché ma mère quand je lui ai fait part des violences que j’avais subies.

Lorsque des scènes d’agression sont décou­vertes sur le vif, certains parents, aveuglés et démunis, nient l’événement, ou blâment la victime. Virginie* (voir son arbre généa­lo­gique ci-dessous), 61 ans, ori­gi­naire de Bretagne m’a raconté avoir été agressée non seulement, par son oncle, mais aussi par son frère de cinq ans son aîné. Elle a vu sa parole muselée en une seule phrase : «“Attention, à ce que vous faites, vous deux”, m’a dit ma mère quand elle est entrée dans la chambre lors de la première agression. Elle m’a incluse, a fermé la porte et elle est partie. Elle m’a aban­don­née, et ce jour-là j’ai compris que plus personne ne me pro­té­ge­rait.» Même fonc­tion­ne­ment chez Mathieu. Sa mère, elle-même victime de son frère dans l’enfance et aban­don­née par ses parents, était au courant des agres­sions en cascade commises ou subies par ses enfants : «Ma mère savait. Un jour, elle nous avait surpris et avait dit: “Rhabillez-vous.” Ça la mettait trop mal à l’aise, le lien avec ses enfants était entaché de son trau­ma­tisme.»

 

Arbre généalogique de Virginie, 61 ans

Arbre généa­lo­gique de Virginie, 61 ans. Cet arbre généa­lo­gique est inspiré de ceux publiés par Dorothée Dussy dans Le Berceau des domi­na­tions. Ils montrent, comme l’explique l’anthropologue que « l’inceste survient dans une famille où il est toujours déjà là ». Les morts pré­ma­tu­rées y sont également repré­sen­tées puisque « la sur­mor­ta­li­té d’adultes et d’enfants de la famille est une carac­té­ris­tique de la famille incestueuse ».

Les parents peuvent aussi incons­ciem­ment avoir recours à la honte sociale comme mécanisme de silen­cia­tion. Swan* a 30 ans, habite à Marseille et nous échan­geons en visio. Iel avait oublié les agres­sions subies. C’est son grand frère qui, en janvier 2020, lui raconte comment, à 11 ans, il a tenté de violer Swan, alors âgé·e de 5 ans. Par la suite, les agres­sions envers Swan ont continué, de la part de son frère mais aussi de cousins. «Mon frère se souvient du jour où il a commencé à porter en lui l’héritage de l’inceste, raconte Swan. Il avait une dizaine d’années. Lors d’un anni­ver­saire, une copine et lui “jouaient au docteur”, et ma mère a envoyé tout le monde ouvrir la porte de la chambre. Mêlé à la honte autour de la sexualité, il a ressenti le plein pouvoir et l’impunité, ce qui a aussi été fondateur pour ce qui s’est passé après. Ma mère, elle-même incestée par son propre père, a paniqué. Elle a “réagi”, plus qu’“agi”.»

Pour conserver la cohésion de la famille, la plupart de ses membres – y compris la victime, prise dans des émotions contra­dic­toires – s’obstinent géné­ra­le­ment à continuer à vivre comme si de rien n’était. Aux fêtes de famille, Louise a continué à côtoyer le fameux «cousin préféré» et à «jouer le jeu de la famille parfaite». «C’était de plus en plus dur, j’avais envie de vomir.» Jusqu’à 2019, Jessica s’est rendue dans sa famille pour Noël. Le cousin était là. «Son odeur, sa posture, c’était horrible à vivre. Après, j’ai eu des pulsions de suicide.» L’absence de réaction de l’entourage est un préjudice majeur.

Dans ma famille, il existe plusieurs cas d’inceste. Parmi eux, celui de mon frère, agressé par un autre de nos cousins plus âgé, quand il avait entre 7 et 8 ans. Malgré la révé­la­tion des faits dès l’âge de 9 ans, il a passé son enfance à le côtoyer. Quand j’ai moi-même parlé à mes parents, en 2020, mon père a continué à serrer la main de Maurice lors des réunions de famille, avant d’arrêter à ma demande. Et l’une de mes cousines m’a dit : «Je ne veux pas prendre parti.» Ces attitudes de soi-disant statu quo font le lit de l’agresseur. «Être neutre, c’est être du côté du loup», résume le juge Édouard Durand. «Force est de constater que la légi­ti­mi­té de l’incesteur, alliée à l’aveuglement sur l’inceste, est plus puissante que l’amour qu’on porte […] à son enfant et qui sup­po­se­rait qu’on le protège des abus sexuels», écrit Dorothée Dussy.

«Dans la plupart des cas, la victime est consi­dé­rée comme étant la fauteuse de troubles, et c’est à elle qu’on en veut d’avoir détruit la famille», remarque la copré­si­dente de la Ciivise, Nathalie Mathieu. Dans ces condi­tions, l’enfant agresseur (devenu adulte ou pas) a un boulevard devant lui, comme cet oncle de 15 ans, qui a agressé sexuel­le­ment son neveu qui en avait 4. L’avocate Anne Bouillon a défendu les parents de la victime : «Le père de l’enfant a rompu avec son frère, mais les grands-parents ont pris parti pour leur fils mineur auteur, consi­dé­rant que c’était regret­table mais qu’on pouvait s’arranger “entre nous”. Tout se passe comme si on n’était pas dans le champ infrac­tion­nel. À l’audience, le mineur auteur a voulu faire passer ses actes sur le compte du “J’ai dérapé, mais ce n’est pas si grave”. C’est une violence sup­plé­men­taire, car les victimes attendent qu’il n’y ait pas de ter­gi­ver­sa­tions sur le fait qu’il y a un auteur et une victime. C’est ça qui remet le monde à l’endroit.»

Quand rien n’a été fait par les parents dans l’enfance, la plupart des victimes d’inceste par mineur ne portent pas plainte (2). Cela peut sembler «décalé»: «Leurs attentes sont souvent davantage de l’ordre d’un désir de réaction et de recon­nais­sance paren­tales et fami­liales que de punition juridique de l’agresseur», souligne la psy­cho­logue Anne Schwartzweber. Beaucoup de victimes refusent de se confron­ter à une justice qui peut s’avérer violente. Ainsi, Laurent Boyet, lui-même capitaine de police, n’a jamais poursuivi son frère : «Je suis lucide, beaucoup de mes collègues ne savent pas recevoir les victimes.»

Manque de structures de prise en charge des victimes

Le jour de ses 40 ans, Virginie s’est rendue chez une avocate, qui lui a dit : «Il y a pres­crip­tion et de toute façon, je vous décon­seille la voie judi­ciaire, c’est épou­van­table.» Membre de l’Association d’action, de recherche et d’échange entre les victimes d’inceste (Arevi), elle tient à témoigner dans cette enquête mais l’anonymat est vital pour elle. En l’absence de preuves et de plainte, elle redoute l’attaque en diffamation.

Jessica a pour sa part fait le choix de déposer plainte contre ses agres­seurs en janvier 2018, plus de dix-sept ans après les faits et n’a depuis aucune nouvelle de la justice. Dans la grande machine judi­ciaire, l’inceste des mineur·es est relégué au rang de sous-inceste. «Comme partout ailleurs, les juri­dic­tions peuvent être pétries de biais cognitifs sexistes, racistes, remarque l’avocate Anne Bouillon. Dans ce domaine, il y a cette culture très forte de “réglons ça en famille” et, poten­tiel­le­ment, c’est moins grave parce que ce sont des enfants.»

Le cousin de Louise a été jugé à l’âge de 36 ans, par le tribunal pour enfants, comme s’il en avait 13, son âge au moment des faits. Jugé au tribunal cor­rec­tion­nel, il a admis, à l’audience, «avoir fait une connerie», se souvient Louise. Elle a aussi en mémoire la phrase de la juge qua­li­fiant les faits de « viols » dans ses conclu­sions… Reconnu coupable d’agressions sexuelles commises sur mineure de quinze ans, il a été condamné à 2 000 euros de dommages et intérêts, soit le montant des frais d’avocate avancés par Louise. «Je suis soulagée car on m’a crue, mais il n’a reçu aucune injonc­tion de soins, n’est pas fiché délin­quant sexuel, et j’ai appris au procès qu’il allait être père, déplore Louise. Cette peine n’est pas suf­fi­sante par rapport à ce qu’il a fait.» Sur le plan civil, la procédure indem­ni­taire de Louise est toujours en cours.

Dans les cas d’inceste par un frère, les parents, civi­le­ment res­pon­sables des deux mineur·es, peuvent demander pour leur enfant victime des dommages et intérêts auxquels ils pourront eux-mêmes être condamnés, en tant que res­pon­sable de leur fils mineur auteur. Ce paradoxe pose aussi la question de la repré­sen­ta­tion de la victime. «Un admi­nis­tra­teur ad hoc [personne physique ou ins­ti­tu­tion qui accom­pagne la victime dans la procédure] est indis­pen­sable, mais il n’y en a pas toujours», regrette Cécile de Oliveira, avocate de Jessica. À l’issue de l’instruction, «70 % des plaintes déposées pour des violences sexuelles infligées aux enfants font l’objet d’un clas­se­ment sans suite […], le plus souvent au motif que l’infraction est insuf­fi­sam­ment carac­té­ri­sée», détaille la Ciivise. Les struc­tures de prise en charge des victimes sont, elles aussi, largement insuf­fi­santes face à l’ampleur du phénomène.

À Agen, dans le Lot-et-Garonne, la Maison Jean-Bru est la seule en France qui accueille exclu­si­ve­ment des mineur·es victimes d’inceste, qui ont grandi «dans un milieu défaillant, où règnent d’autres problèmes que l’inceste, comme la négli­gence et la mal­trai­tance», décrit William Touzanne, son directeur. Parmi ces jeunes, placé·es par le conseil dépar­te­men­tal sur ordon­nance d’un·e magistrat·e, 20 % ont été agressé·es par un membre de leur fratrie. En 2021, sur 78 demandes, seules 6 ont été acceptées, soit un taux de refus de 91 %. Un nouvel éta­blis­se­ment de ce type a commencé à accueillir des enfants en février 2023 à Paris.

La plupart des victimes ren­con­trées ont coupé les ponts avec leur agresseur. C’est mon cas avec Maurice, que je ne vois plus depuis la défla­gra­tion de 2020, et la confron­ta­tion infor­melle qui s’est ensuivie, au cours de laquelle il n’a pas nié les faits. J’ai longtemps hésité à déposer plainte contre lui. Le délai de pres­crip­tion pour crimes sexuels sur mineur·es est fixé à 30 ans après la majorité depuis la loi Schiappa du 3 août 2018, ce qui me laissait jusqu’en 2034 pour me décider. Finalement, à la veille de la publi­ca­tion de cet article, j’ai saisi la justice, par une lettre envoyée au procureur.

D’autres victimes trouvent leur salut dans une forme de justice res­tau­ra­tive. C’est le cas de Swan, qui envisage d’écrire un livre avec son frère pour «ouvrir la boîte noire et que ça s’arrête à nous» : «Mon frère est encore mon frère car il m’en a parlé. Face à sa culpa­bi­li­té d’auteur et sa honte, il encaisse la res­pon­sa­bi­li­té et fait un énorme travail en thérapie. Je suis plein·e de respect pour son courage même si j’ai été méga blessé·e. Au début, je me posais une question cruciale: dois-je lui en vouloir? Mais en fait je ne suis pas obligé·e de mal le vivre.»

Un préjudice multiforme

Pour les victimes de ce type d’inceste, le préjudice est dif­fi­ci­le­ment quan­ti­fiable, et dépend de facteurs variés, dont l’éducation, l’affection reçue et l’accueil de la nouvelle par l’entourage. Le préjudice de Jessica se retrouve dans de nom­breuses sphères de sa vie. La tren­te­naire multiplie les problèmes de santé : «D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours eu des douleurs. Tout ce que j’ai encaissé a fatigué mon corps.» Et la santé de sa bouche se dégrade : «J’ai été violée par ce biais-là et je n’arrive pas à me laver les dents: j’ai essayé brosse élec­trique, doigts, et même bain de bouche, ça ne fonc­tionne pas.» Parmi les huit victimes témoi­gnant dans cet article, Jessica est l’une des cinq qui m’a spon­ta­né­ment fait part de ses pulsions sui­ci­daires. Elle ne peut pas tra­vailler et bénéficie d’une prise en charge « affection longue durée » par l’Assurance maladie. Pour Virginie aussi, le constat est amer : «Le coût est très élevé, dans la vie sexuelle, amoureuse, sociale et pro­fes­sion­nelle. C’est très dur d’admettre que, presque cinquante ans après, je paie encore.» «Briser le silence, ça crée des problèmes, reconnaît l’anthropologue Dorothée Dussy, elle-même victime d’inceste. Mais à long terme, je n’ai connu personne qui aurait préféré ne pas dévoiler. Malgré des phases atroces, ce n’est pas désa­gréable comme expé­rience d’être réunie. Je suis mieux dans mes sandales.»

Ce préjudice n’est pas moins important parce que l’agresseur est mineur. «Si vous mettez une Kalachnikov dans les mains d’un enfant de 15 ans et qu’il tire, les dégâts sont les mêmes que s’il a 20 ans», souligne Muriel Salmona10, pionnière dans la théo­ri­sa­tion des consé­quences du psycho-traumatisme. Difficile de mon côté d’évaluer les dommages causés par les agres­sions sexuelles de Maurice sur ma personne. Après un calcul rapide, je peux dire que j’atteins 34 000 euros de suivi psy­cho­lo­gique depuis dix-sept ans. Mais comment quan­ti­fier le préjudice lié au trans-générationnel incestuel, celui qui m’a nommée à vie marraine de la fille de mon agresseur ?

Sarah BoucaultSarah Boucault est jour­na­liste à Lorient. Elle s’intéresse aux sujets en lien avec la mort : de la fin de vie au deuil en passant par le domaine funéraire. Titulaire d’un master d’études sur le genre, les sujets fémi­nistes sont au coeur de ses pré­oc­cu­pa­tions. Pour La Déferlante, elle a enquêté sur l’inceste commis par des mineurs.

(1) Laurent Boyet, Tous les frères font comme ça, Hugo Publishing, 2017.

(2) « Nos résultats indiquent que les victimes agressées au sein de la fratrie ont plus souvent tendance que celles des autres groupes à ne pas dévoiler leur agression sexuelle […]. Ceci peut s’expliquer en partie par le fait que ces victimes  s’attendent à être moins soutenues de la part de leurs parents », écrit Mireille Cyr dans son étude.

* Le prénom a été modifié.

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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