Inceste commis par des mineurs, qui sont les « gentils monstres ordinaires » ?

Qui sont ces cou­sins, ces frères qui agressent leurs sœurs, frères et cousin·es ? Comment la police et la jus­tice traitent-elles ces vio­lences spé­ci­fiques ? Qu’en dit la lit­té­ra­ture scien­ti­fique ? Rien ou presque, comme si ces crimes n’existaient pas. Dans ce troi­sième volet de notre enquête, la jour­na­liste Sarah Boucault, ayant elle-même subi ces vio­lences, met en lumière le manque criant de prise en charge des auteurs.
Publié le 12 avril 2023
Illustration : Léa Djeziri
Illustration : Léa Djeziri pour La Déferlante

Les mineurs auteurs de vio­lences sexuelles inces­tueuses étant très majo­ri­tai­re­ment des gar­çons (92 % d’après l’enquête de la socio­logue Marie Romero), nous uti­li­sons exclu­si­ve­ment le mas­cu­lin pour les dési­gner dans cet article.

Qui sont ces «gen­tils monstres ordi­naires (1)», qui agressent leur sœur, frère, cou­sine, cou­sin, nièce ou neveu ? Des gar­çons, dans leur immense majo­ri­té : 92 % des mineurs auteurs pour­sui­vis en jus­tice, d’après le rap­port de Marie Romero, qui note aus­si qu’ils sont plus jeunes que les autres mineurs auteurs d’infractions sexuelles puisque «la caté­go­rie des mineurs de moins de 13 ans est sur­re­pré­sen­tée dans les viols et agres­sions sexuelles à carac­tère inces­tueux». La socio­logue des­sine par ailleurs le pro­fil de jeunes gar­çons «assez inhi­bés, plu­tôt bien insé­rés sco­lai­re­ment mais en dif­fi­cul­té dans les rela­tions duelles». L’inceste dans la fra­trie s’inscrit sou­vent sur le temps long, pointent les pédo­psy­chiatres Barbara Thomazeau et Sandrine Bonneton. Il reflète «une volon­té de domi­na­tion et d’écrasement de l’autre» ou une «ten­ta­tive d’apaiser une ten­sion psy­chique secon­daire liée à un état d’angoisse et d’insécurité face à des phé­no­mènes vio­lents paren­taux. […] Plus rare­ment, le lien inces­tueux vient dévoi­ler la construc­tion d’une sexua­li­té pédo­phile (2)».

Les enjeux de la détec­tion et des soins sont essen­tiels mais les dis­po­si­tifs de prise en charge, lar­ge­ment insuf­fi­sants. Les Centres res­sources pour intervenant·es auprès des auteurs de vio­lences sexuelles (Criavs), sou­vent mécon­nus, ont récem­ment consta­té une aug­men­ta­tion signi­fi­ca­tive de la pro­por­tion des auteurs de vio­lences sexuelles n’ayant pas encore atteint la majo­ri­té. «Depuis quelques années, la moi­tié des sol­li­ci­ta­tions concerne des mineurs auteurs de vio­lences sexuelles, remarque ain­si Anne-Hélène Moncany, pré­si­dente de la Fédération fran­çaise des Criavs. Il est peu pro­bable que ces vio­lences n’existaient pas aupa­ra­vant. Mon hypo­thèse est plu­tôt que le tra­vail socié­tal autour de ces ques­tions porte ses fruits.» La psy­chiatre milite pour davan­tage de pré­ven­tion adres­sée aux poten­tiels auteurs, et pas uni­que­ment aux vic­times : «Certains ados devien­dront des auteurs de vio­lences sexuelles, sta­tis­ti­que­ment c’est une cer­ti­tude. La pré­ven­tion doit donc aussi, et même sur­tout, s’adresser à eux, car c’est com­pli­qué de faire por­ter la res­pon­sa­bi­li­té et la pré­ven­tion sur les vic­times poten­tielles. C’est comme si, en sécu­ri­té rou­tière, on disait aux pié­tons de faire atten­tion à tous les chauf­feurs qui passent.»

Quand elle a lieu, la prise en charge par la pro­tec­tion de l’enfance des mineurs auteurs est com­plexe. Les professionnel·les tra­vaillent sur deux registres d’intervention à la fois, jon­glant entre la sanc­tion et l’exigence de la pro­tec­tion d’un enfant. En France, une tren­taine de dis­po­si­tifs de prise en charge des mineurs auteurs existent. «Dans la plu­part des ter­ri­toires, on s’appuie sur le réseau de pédo­psy­chia­trie exis­tant [non spé­cia­li­sé, ni dans le trai­te­ment des vio­lences sexuelles, ni dans celui de l’inceste], déjà par­ti­cu­liè­re­ment sinis­tré, donc ce n’est pas simple», pointe Anne-Hélène Moncany.

En France, seules cinq struc­tures d’Action édu­ca­tive en milieu ouvert (AEMO) sont spé­cia­li­sées dans l’accompagnement des vic­times d’inceste et de leur famille. Un seul pro­gramme d’accompagnement spé­ci­fique pour mineurs auteurs d’inceste existe. Il a été mis en place dans deux centres : à Bordeaux (Gironde) et à Aurillac (Cantal). Dans le pre­mier centre, 33 mineurs auteurs d’inceste ont été sui­vis par l’Association giron­dine d’éducation spé­cia­li­sée et de pré­ven­tion sociale (Agep) entre 2016 et 2021. À Aurillac, ils sont 49 à avoir béné­fi­cié entre 2018 et 2021 de l’accompagnement de l’association Accent Jeunes. Ce sont donc 82 enfants auteurs de vio­lences inces­tueuses qui ont été accom­pa­gnés en cinq ans. Une goutte d’eau en com­pa­rai­son du nombre de situa­tions, déjà lar­ge­ment sous-révélées.

«Nous sommes le fil rouge, sou­ligne Nathalie Puech Gimenez, direc­trice de l’association Accent Jeunes, à Aurillac. Un mineur auteur est aus­si un mineur en dan­ger, ce qui n’enlève en rien sa res­pon­sa­bilité. Dans les situa­tions ren­con­trées, il y a tou­jours de l’inceste au-dessus, des secrets, une his­toire trau­ma­tique. L’accompagnement et le soin évitent la réci­dive, nous sommes là pour leur don­ner des outils pour qu’ils deviennent des adultes équi­li­brés.»

Vide juridique et lenteur de la Justice

La loi ne dit rien, ou presque, des agres­sions sexuelles com­mises par des mineur·es, encore moins lorsqu’elles sont intra­fa­mi­liales. Il y a un vide juri­dique. Un agres­seur est jugé selon son âge au moment des faits : devant le tri­bu­nal des mineur·es s’il avait moins de 16 ans ; devant la cour d’assises des mineurs s’il avait entre 16 et 18 ans. Depuis l’entrée en vigueur du Code de jus­tice pénale des mineurs en sep­tembre 2021, un mineur de moins de 13 ans est pré­su­mé irres­pon­sable péna­le­ment. De 13 à 18 ans, le prin­cipe d’excuse de mino­ri­té divise toutes les peines du Code pénal par deux (soit 10 ans au lieu de 20 pour viol, et 5 ans au lieu de 10 pour agres­sion sexuelle). «L’éducatif prime sur le répres­sif», explique Marie Romero. En géné­ral, il y a autant de peines (sou­vent des sur­sis pro­ba­toires) que de mesures édu­ca­tives. «Ce qui compte dans les déci­sions judi­ciaires, c’est l’âge du mineur auteur (s’il avait plus ou moins de 16 ans), ain­si que l’écart d’âge entre les deux mineurs, pour­suit la socio­logue. Plus les vic­times sont petites, les faits répé­tés et les agres­sions vio­lentes, plus les peines seront sévères.»

En cas d’inceste d’un frère sur sa sœur, le juge pour enfants peut ordon­ner le pla­ce­ment de l’agresseur (en éta­blis­se­ment édu­ca­tif pénal ou en foyer s’il est deve­nu majeur), et / ou de la vic­time (en mai­son d’enfants, lieux de vie et d’accueil ou famille d’accueil). Il peut aus­si ne pla­cer per­sonne. «Le risque est très grand que l’enfant vic­time soit mis à l’écart de la famille, observe Édouard Durand. Pour le pro­té­ger ou parce qu’il devient bouc émis­saire d’un sys­tème qui a dys­fonc­tion­né.» Le juge pour enfants se sou­vient d’un frère de 17 ans, ayant vio­lé sa sœur de 13 ans : «Il a été mis en exa­men et pla­cé sous contrôle judi­ciaire avec une mesure d’investigation édu­ca­tive confiée à la PJJ [Protection judi­ciaire de la jeu­nesse]. Mais il est res­té à la mai­son. J’ai été sai­si pour prendre des mesures de pro­tec­tion: j’ai extrait la jeune fille de sa famille pour qu’elle ne soit pas confron­tée quo­ti­dien­ne­ment à son agres­seur. Mais au bout de quelques semaines, elle ne com­pre­nait plus pour­quoi elle était mise à l’écart. Il a fal­lu tra­vailler avec les parents et la jus­tice pénale sur la situa­tion du mineur deve­nu majeur, pour le pla­cer dans un foyer de jeunes tra­vailleurs. Mais tout cela a pris du temps. En atten­dant, le cli­mat inces­tuel et la tolé­rance face au fils vio­leur ont conti­nué. Ces parents disaient: “On ne peut pas le mettre à la porte” et ne com­pre­naient pas que la loi com­mune s’impose aus­si dans leur mai­son.»

Le sort des inces­teurs est un sujet peu abor­dé : les médias se contentent, la plu­part du temps, de livrer des témoi­gnages sor­dides quand les professionnel·les de la san­té men­tale pointent sur­tout les dégâts trau­ma­tiques chez les vic­times. Certaines d’entre elles peinent à le sup­por­ter. «Panser les vic­times est essen­tiel mais ne résout pas le pro­blème, pointe @carabine à citron. Il y aura un vrai effet quand la répres­sion ces­se­ra et qu’il y aura une véri­table prise en charge psy­cho­so­ciale des inces­teurs.» Inès, mili­tante déco­lo­niale et abo­li­tion­niste du sys­tème pénal, est, elle aus­si, en colère contre le manque de moyens poli­tiques mis en œuvre : «#MeToo, puis #MeTooInceste ont entraî­né des ava­lanches de témoi­gnages, mais tour­ner autour de l’émotivité et pro­po­ser de faire des lois pour ce qui est déjà qua­li­fié de crime avec cir­cons­tance aggra­vante, c’est faire du popu­lisme pénal. Ce n’est pas se concen­trer sur les causes struc­tu­relles. Et de toute façon, le pénal inter­vient après, quand c’est trop tard.» Depuis la vague #MeToo, les cam­pagnes de pré­ven­tion (Apprendre à dire non, Mon corps est mon corps) se concentrent sur la détec­tion et la prise en charge des vic­times. La Ciivise jusqu’à pré­sent aus­si, même si son rap­port final atten­du pour novembre 2023 pré­voit des sta­tis­tiques sur les agres­seurs mineurs.

L’enjeu majeur de l’inceste d’un enfant sur un autre, comme pour toutes les vio­lences sexuelles, est pour­tant la pré­ven­tion et la prise en charge des futurs agres­seurs, aus­si jeunes soient-ils. «Il faut un sou­tien col­lec­tif sur ce tra­vail socié­tal, car aujourd’hui très peu de choses sont mises en place et il y a un enjeu de pro­nos­tic majeur sur la prise en charge de ces jeunes», pointe Anne-Hélène Moncany, la pré­si­dente de la Fédération fran­çaise des Centres res­sources pour intervenant·es auprès des auteurs de vio­lences sexuelles, qui regrette le manque de moyens octroyés à cha­cun des 27 Criavs : 320 000 euros annuels, un mon­tant inchan­gé depuis 2008. La psy­chiatre sou­haite mener une audi­tion publique sur la ques­tion spé­ci­fique des mineurs auteurs de vio­lences sexuelles, finan­cée en par­tie par le minis­tère de la Santé et la Protection judi­ciaire de la jeu­nesse, et dont l’un des volets sera l’inceste, avec une syn­thèse scien­ti­fique pré­vue pour 2024.

Apprendre le respect et l’intimité de l’autre

Le dis­po­si­tif Stop (Service télé­pho­nique d’orientation et de pré­ven­tion : 0 806 23 10 63) per­met­tant d’évaluer et d’orienter les per­sonnes atti­rées sexuel­le­ment par des enfants existe depuis 2019 en France – alors que des dis­po­si­tifs simi­laires sont en ser­vice en Allemagne et en Angleterre depuis plus de quinze ans. Le numé­ro sera pro­chai­ne­ment ouvert aux mineurs. «Si on ne les prend pas en charge [les agres­seurs mineurs], on passe à côté d’une par­tie très impor­tante du pro­blème et on n’est pas effi­cace. Les outils de pré­ven­tion que l’on déve­loppe tra­vaillent sur les com­pé­tences psy­cho­so­ciales des enfants et des jeunes, qui apprennent le res­pect et l’intimité de l’autre», conclut Anne-Hélène Moncany, qui constate une petite pro­gres­sion dans ce domaine, encore très lar­ge­ment insuffisante.

Pour toutes les vic­times de cette enquête, dont moi-même, l’enjeu actuel se can­tonne à la recons­truc­tion post-agressions. Mais pour ma filleule de 4 ans, la fille de Maurice*, le cou­sin qui m’a agres­sée enfant (ren­voyer au pre­mier volet de l’enquête), et pour l’ensemble des enfants né·es dans une famille inces­tueuse, les adultes et les ins­ti­tu­tions ont un devoir : se regar­der en face en pre­nant la mesure des faits, apprendre la notion d’intégrité aux frères et aux cou­sins, poten­tiels inces­teurs, et ne jamais tour­ner le dos à la parole d’un·e enfant victime.

Une justice muette

Les vio­lences sexuelles com­mises par per­sonnes ayant auto­ri­té sont une cir­cons­tance aggra­vante dans le Code pénal depuis 1832. Mais le terme « inceste » n’entre dans la loi qu’en 2010.

Selon l’article 222.22.3 : « Les viols et les agres­sions sexuelles sont qua­li­fiés d’incestueux lorsqu’ils sont com­mis par : 1° Un ascen­dant ; 2° Un frère, une sœur, un oncle, une tante, un grand-oncle, une grand-tante, un neveu ou une nièce ; 3° Le conjoint, le concu­bin d’une des per­sonnes men­tion­nées aux 1° et 2° ou le par­te­naire lié par un pacte civil de soli­da­ri­té à l’une des per­sonnes men­tion­nées aux mêmes 1° et 2°, s’il a sur la vic­time une auto­ri­té de droit ou de fait. » 

Mais les auteurs mineurs n’y figurent pas. Seul·es les majeur·es sont concerné·es et les cousin·es ne sont pas mentionné·es : la loi suit les inter­dits du Code civil, qui auto­rise les mariages entre cousin·es germain·es. Nous avons pris le par­ti, dans cette enquête, de consi­dé­rer les vio­lences sexuelles entre cousin·es comme rele­vant bien de vio­lences incestueuses.

Nouvelle loi en 2021 et même prin­cipe : la pré­somp­tion de non-consentement (il n’est plus néces­saire de prou­ver que l’acte sexuel a été obte­nu par vio­lence, contrainte, menace ou sur­prise pour les vic­times d’inceste de moins
de 18 ans) ne concerne pas les viols ou agres­sions sexuelles com­mis par un mineur. Autrement dit, un·e mineur·e violé·e par son frère de 18 ans est auto­ma­ti­que­ment considéré·e comme non consentant·e, en revanche, si le frère a 17 ans, il fau­dra prou­ver l’absence de consentement.

En France, il n’existe pas de règles d’écarts d’âge pro­té­geant les mineur·es ins­crites dans le Code pénal, contrai­re­ment à d’autres pays comme le Canada et la Belgique.

Sarah BoucaultSarah Boucault est jour­na­liste à Lorient. Elle s’intéresse aux sujets en lien avec la mort : de la fin de vie au deuil en pas­sant par le domaine funé­raire. Titulaire d’un mas­ter d’études sur le genre, les sujets fémi­nistes sont au coeur de ses pré­oc­cu­pa­tions. Pour La Déferlante, elle a enquê­té sur l’inceste com­mis par des mineurs.

(1) Alain Harraud et Claude Savinaud, « Les Violences sexuelles d’adolescents. Fait de socié­té ou his­toire de famille ? », Érès, 2015.

(2) « L’Inceste dans la fra­trie », de Barbara Thomazeau et Sandrine Bonneton, Santé men­tale n° 271, octobre 2022.

* Le pré­nom a été modifié.

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consa­crée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librai­rie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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