Qu’est-ce que le concept de justice reproductive ?

Lancé aux États-Unis dans les années 1990, le concept de justice repro­duc­tive propose d’élargir la diversité des droits auxquels les femmes, notamment racisées, issues des classes popu­laires et LGBT+, ont accès en matière de repro­duc­tion. Entretien avec l’anthropologue et militante féministe Mounia El Kotni qui contribue à sa cir­cu­la­tion en France.
Publié le 2 février 2024
Mounia El Kotni à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) en novembre 2023. Alexia Fiasco pour La Déferlante
Mounia El Kotni à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) en novembre 2023. Alexia Fiasco pour La Déferlante

Quelle est l’origine du concept de justice reproductive ?

En 1994, douze femmes noires états-uniennes, qui vont rapi­de­ment se réunir en collectif (1), publient une tribune dans le Washington Post pour critiquer la réforme du système de santé proposée par l’administration Clinton. Même si certaines viennent du monde aca­dé­mique, elles fondent la légi­ti­mi­té de leur parole sur leur vécu.

Leur constat, c’est que la pro­po­si­tion défendue par les démo­crates, qui se concentre uni­que­ment sur l’avortement, ne cor­res­pond pas à l’expérience des femmes africaines-américaines. Pourtant, dès 1983, Angela Davis, dans son essai Femme, race et classe (2), rappelle que les luttes pour la contra­cep­tion et l’avortement initiées à partir des années 1920 par des figures telles que Margaret Sanger (3) ont été pensées pour des femmes blanches de la classe moyenne, en faisant, entre autres, l’impasse sur l’historique de sté­ri­li­sa­tion forcée des personnes noires aux États-Unis (4).

Comment la justice repro­duc­tive permet-elle d’articuler la question de l’avortement avec d’autres enjeux reproductifs ?

La justice repro­duc­tive ne vise pas à faire valoir un droit en par­ti­cu­lier, mais repose sur trois piliers. D’abord, le droit de ne pas avoir d’enfants et de pouvoir reven­di­quer le fait d’être childfree : je tra­dui­rais ce terme par « libre d’enfants » pour le dif­fé­ren­cier de childless, « sans enfant », qui insinue l’idée d’un manque. Cela signifie avoir accès à la contra­cep­tion, y compris défi­ni­tive, et à l’avortement, par exemple. Le deuxième pilier, c’est inver­se­ment le droit d’avoir des enfants et donc de ne pas être stérilisé·e de force, de pouvoir accoucher sans violence, comme on le souhaite, et en donnant naissance au nombre d’enfants que l’on désire. Enfin, le troisième pilier, c’est le droit à élever ses enfants dans un envi­ron­ne­ment non toxique : ça concerne la pollution envi­ron­ne­men­tale aussi bien que les violences policières.

Aux États-Unis, les pro-IVG sont souvent désigné·es comme les « pro-choice ». Quel lien la justice repro­duc­tive entretient-elle avec cette rhé­to­rique qui fait du choix une notion centrale ?

La notion de choix est très théorique : elle a pour postulat un individu qui serait capable de réaliser un arbitrage éclairé et libre de toute contrainte. La justice repro­duc­tive passe du paradigme du choix à celui de l’accès effectif. « Choisir » une IVG, par exemple, lorsqu’aucun·e médecin ne la pratique dans la région où l’on vit, implique de surmonter de nombreux obstacles pour réaliser ce choix. De manière globale, « choisir » n’a pas beaucoup de sens quand on appar­tient à une com­mu­nau­té exposée à des polluants envi­ron­ne­men­taux, au racisme sys­té­mique, aux violences policières.
La justice repro­duc­tive invite donc à regarder le contexte. En prenant en compte ce qui se joue au niveau de la com­mu­nau­té, elle implique une injustice vécue au départ et une répa­ra­tion, que l’on réclame pour soi autant que pour – et avec – d’autres membres de cette com­mu­nau­té. Si je me rends compte qu’on m’a enlevé mon utérus ou que j’ai subi une ligature des trompes à mon insu, moi, indi­vi­duel­le­ment, ça m’empêche d’avoir des enfants. Mais à l’échelle col­lec­tive, ça trau­ma­tise des popu­la­tions entières et ça crée une rupture dans la trans­mis­sion de la langue, de la culture, de l’histoire. Dans les poli­tiques de contra­cep­tion ou de sté­ri­li­sa­tion forcées, les individus ne sont pas ciblés en tant que tels, mais parce qu’elles ou ils font partie d’un groupe racial dominé.

Pourquoi les ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, telles que l’Organisation mondiale de la santé ou les grandes ONG qui agissent en matière de santé sexuelle et repro­duc­tive, préfèrent-elles parler de « droits repro­duc­tifs » ? La justice repro­duc­tive apparaît-elle comme trop politisée ?

Il y a une dimension pratico-pratique là-dedans : quand on veut juger de l’impact des poli­tiques de santé à l’échelle inter­na­tio­nale, il faut du mesurable. Pour un État, parler en termes de droits, c’est pouvoir dire : voilà, nous sommes signa­taires de telle ou telle conven­tion inter­na­tio­nale, nous avons construit tel nombre de centres de santé… Mais au-delà de ce langage ins­ti­tu­tion­nel, reste à ques­tion­ner l’accès réel à ces droits-là, et ça, c’est plus complexe.


« La notion de choix est théorique : elle a pour postulat un individu capable de réaliser un arbitrage libre de toute contrainte. »

Mounia El Kotni


En élar­gis­sant le spectre des sujets de lutte, la justice repro­duc­tive rejoint-elle les luttes écologistes ?

Oui, au point qu’au Canada, Katsi Cook, qui est une sage-femme mohawk, a parlé, elle, de « justice envi­ron­ne­men­tale repro­duc­tive ». En 1981, elle a mené une enquête sur la com­po­si­tion du lait maternel des femmes de la réserve Akwesasne, qui vivaient près d’une décharge toxique jouxtant le fleuve Saint-Laurent. Sans surprise, des polluants orga­niques per­sis­tants (en l’occurrence, les PCB) et des métaux lourds ont été retrouvés dans le lait et dans les cordons ombi­li­caux. Cette démarche a mis en lumière les pré­oc­cu­pa­tions cruciales liées à la santé repro­duc­tive des femmes autoch­tones, et a jeté les bases d’une lutte conjointe pour la justice envi­ron­ne­men­tale et repro­duc­tive. Ici, la notion de justice interroge le rôle de l’État, qui a permis l’installation des indus­triels. Comme je le disais, il ne s’agit pas de demander un droit sup­plé­men­taire, mais d’obtenir réparation.

Comment contribuez-vous, avec d’autres cher­cheuses et mili­tantes, à faire circuler l’idée de justice repro­duc­tive en France ?

Avec deux militant·es, Johanna-Soraya Benamrouche et Eva-Luna Tholance, nous avons publié en mai 2023 une tribune qui réclame que la fête des Mères soit trans­for­mée en « Journée de lutte pour les droits des mères et des parents issu·es de minorités de genre (5) ». Il y a plusieurs idées dans ce texte : Johanna-Soraya, qui l’a rédigé, fait le lien avec les col­lec­tifs et ini­tia­tives exis­tantes – accès total à la PMA pour les personnes trans ou racisées, lutte contre les violences gyné­co­lo­giques et obs­té­tri­cales, accom­pa­gne­ment dans la période du post-partum, accès garanti à l’IVG… –, en montrant que ces actions consti­tuent dif­fé­rentes facettes de la justice repro­duc­tive. Actuellement, un ouvrage se prépare, qui reprend toutes ces reven­di­ca­tions et, dans la tradition de la justice repro­duc­tive, s’appuie sur une approche de terrain en faisant entendre la voix des premier·es concerné·es.
Dans le milieu de la recherche aussi, le concept se fait pro­gres­si­ve­ment une place. Il y a déjà dif­fé­rentes pro­duc­tions scien­ti­fiques sur les enjeux repro­duc­tifs, mais pas encore de lecture globale en termes de justice repro­duc­tive : avec d’autres cher­cheuses en sciences sociales, nous avons monté un groupe de travail et préparons actuel­le­ment un colloque pour essayer de mieux cir­cons­crire ce champ d’études.

Dans cette tribune pour l’abolition de la fête des Mères, la justice repro­duc­tive embrasse une grande diversité de causes. Cette mul­ti­pli­ci­té ne risque-t-elle 
pas de les mettre en concur­rence, de les invi­si­bi­li­ser mutuellement ?

C’est là où la notion de justice me semble très porteuse : ce qu’il y a derrière, c’est un idéal de société. Les luttes des un·es ne diminuent pas les luttes des autres. Plus les personnes auront accès à leurs droits et pourront s’épanouir dans leur paren­ta­li­té ou leur non-parentalité, meilleure sera la société. Ce qui est inté­res­sant, dans l’aspiration à la justice repro­duc­tive qui s’exprime là, c’est qu’elle permet de ne pas être uni­que­ment dans la réponse, dans la réaction : elle propose des pistes d’émancipation et d’action concrètes. Il ne s’agit pas de penser pour penser, mais de montrer qu’il y a encore beaucoup
de combats à mener, et d’imposer ces thèmes, de les mettre à l’ordre du jour. •

Entretien réalisé le 5 octobre 2023 à Paris par Emmanuelle Josse, coré­dac­trice en chef de La Déferlante. Article édité par Mathilde Blézat.


1. Le groupe porte aujourd’hui le nom de SisterSong Women of Color Reproductive Justice Collective.

2. Femme, race et classe, trad. par Dominique Taffin-Jouhaud, Zulma, 2022 (Penguin Classics, 1983).

3. Infirmière et sage-femme, Margaret Sanger (1879–1966) fonde en 1921 la Ligue amé­ri­caine pour le contrôle des nais­sances. Elle a adopté des positions eugé­nistes, qui en font une per­son­na­li­té controversée.

4. En 1927, la Cour suprême états-unienne autorise les sté­ri­li­sa­tions forcées pour certaines caté­go­ries de personnes. Elle légalise ainsi des poli­tiques eugé­nistes qui ont déjà cours dans plusieurs États, ciblant en par­ti­cu­lier les minorités raciales.

5. « Abolir la fête des Mères et la repenser comme une journée de lutte », 30 mai 2023, tribune en accès libre sur le site de Mediapart.

Avorter : Une lutte sans fin

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Consultez le sommaire.

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