Quelle est l’origine du concept de justice reproductive ?
En 1994, douze femmes noires états-uniennes, qui vont rapidement se réunir en collectif (1), publient une tribune dans le Washington Post pour critiquer la réforme du système de santé proposée par l’administration Clinton. Même si certaines viennent du monde académique, elles fondent la légitimité de leur parole sur leur vécu.
Leur constat, c’est que la proposition défendue par les démocrates, qui se concentre uniquement sur l’avortement, ne correspond pas à l’expérience des femmes africaines-américaines. Pourtant, dès 1983, Angela Davis, dans son essai Femme, race et classe (2), rappelle que les luttes pour la contraception et l’avortement initiées à partir des années 1920 par des figures telles que Margaret Sanger (3) ont été pensées pour des femmes blanches de la classe moyenne, en faisant, entre autres, l’impasse sur l’historique de stérilisation forcée des personnes noires aux États-Unis (4).
Comment la justice reproductive permet-elle d’articuler la question de l’avortement avec d’autres enjeux reproductifs ?
La justice reproductive ne vise pas à faire valoir un droit en particulier, mais repose sur trois piliers. D’abord, le droit de ne pas avoir d’enfants et de pouvoir revendiquer le fait d’être childfree : je traduirais ce terme par « libre d’enfants » pour le différencier de childless, « sans enfant », qui insinue l’idée d’un manque. Cela signifie avoir accès à la contraception, y compris définitive, et à l’avortement, par exemple. Le deuxième pilier, c’est inversement le droit d’avoir des enfants et donc de ne pas être stérilisé·e de force, de pouvoir accoucher sans violence, comme on le souhaite, et en donnant naissance au nombre d’enfants que l’on désire. Enfin, le troisième pilier, c’est le droit à élever ses enfants dans un environnement non toxique : ça concerne la pollution environnementale aussi bien que les violences policières.
Aux États-Unis, les pro-IVG sont souvent désigné·es comme les « pro-choice ». Quel lien la justice reproductive entretient-elle avec cette rhétorique qui fait du choix une notion centrale ?
La notion de choix est très théorique : elle a pour postulat un individu qui serait capable de réaliser un arbitrage éclairé et libre de toute contrainte. La justice reproductive passe du paradigme du choix à celui de l’accès effectif. « Choisir » une IVG, par exemple, lorsqu’aucun·e médecin ne la pratique dans la région où l’on vit, implique de surmonter de nombreux obstacles pour réaliser ce choix. De manière globale, « choisir » n’a pas beaucoup de sens quand on appartient à une communauté exposée à des polluants environnementaux, au racisme systémique, aux violences policières.
La justice reproductive invite donc à regarder le contexte. En prenant en compte ce qui se joue au niveau de la communauté, elle implique une injustice vécue au départ et une réparation, que l’on réclame pour soi autant que pour – et avec – d’autres membres de cette communauté. Si je me rends compte qu’on m’a enlevé mon utérus ou que j’ai subi une ligature des trompes à mon insu, moi, individuellement, ça m’empêche d’avoir des enfants. Mais à l’échelle collective, ça traumatise des populations entières et ça crée une rupture dans la transmission de la langue, de la culture, de l’histoire. Dans les politiques de contraception ou de stérilisation forcées, les individus ne sont pas ciblés en tant que tels, mais parce qu’elles ou ils font partie d’un groupe racial dominé.
Pourquoi les institutions internationales, telles que l’Organisation mondiale de la santé ou les grandes ONG qui agissent en matière de santé sexuelle et reproductive, préfèrent-elles parler de « droits reproductifs » ? La justice reproductive apparaît-elle comme trop politisée ?
Il y a une dimension pratico-pratique là-dedans : quand on veut juger de l’impact des politiques de santé à l’échelle internationale, il faut du mesurable. Pour un État, parler en termes de droits, c’est pouvoir dire : voilà, nous sommes signataires de telle ou telle convention internationale, nous avons construit tel nombre de centres de santé… Mais au-delà de ce langage institutionnel, reste à questionner l’accès réel à ces droits-là, et ça, c’est plus complexe.
« La notion de choix est théorique : elle a pour postulat un individu capable de réaliser un arbitrage libre de toute contrainte. »
Mounia El Kotni
En élargissant le spectre des sujets de lutte, la justice reproductive rejoint-elle les luttes écologistes ?
Oui, au point qu’au Canada, Katsi Cook, qui est une sage-femme mohawk, a parlé, elle, de « justice environnementale reproductive ». En 1981, elle a mené une enquête sur la composition du lait maternel des femmes de la réserve Akwesasne, qui vivaient près d’une décharge toxique jouxtant le fleuve Saint-Laurent. Sans surprise, des polluants organiques persistants (en l’occurrence, les PCB) et des métaux lourds ont été retrouvés dans le lait et dans les cordons ombilicaux. Cette démarche a mis en lumière les préoccupations cruciales liées à la santé reproductive des femmes autochtones, et a jeté les bases d’une lutte conjointe pour la justice environnementale et reproductive. Ici, la notion de justice interroge le rôle de l’État, qui a permis l’installation des industriels. Comme je le disais, il ne s’agit pas de demander un droit supplémentaire, mais d’obtenir réparation.
Comment contribuez-vous, avec d’autres chercheuses et militantes, à faire circuler l’idée de justice reproductive en France ?
Avec deux militant·es, Johanna-Soraya Benamrouche et Eva-Luna Tholance, nous avons publié en mai 2023 une tribune qui réclame que la fête des Mères soit transformée en « Journée de lutte pour les droits des mères et des parents issu·es de minorités de genre (5) ». Il y a plusieurs idées dans ce texte : Johanna-Soraya, qui l’a rédigé, fait le lien avec les collectifs et initiatives existantes – accès total à la PMA pour les personnes trans ou racisées, lutte contre les violences gynécologiques et obstétricales, accompagnement dans la période du post-partum, accès garanti à l’IVG… –, en montrant que ces actions constituent différentes facettes de la justice reproductive. Actuellement, un ouvrage se prépare, qui reprend toutes ces revendications et, dans la tradition de la justice reproductive, s’appuie sur une approche de terrain en faisant entendre la voix des premier·es concerné·es.
Dans le milieu de la recherche aussi, le concept se fait progressivement une place. Il y a déjà différentes productions scientifiques sur les enjeux reproductifs, mais pas encore de lecture globale en termes de justice reproductive : avec d’autres chercheuses en sciences sociales, nous avons monté un groupe de travail et préparons actuellement un colloque pour essayer de mieux circonscrire ce champ d’études.
Dans cette tribune pour l’abolition de la fête des Mères, la justice reproductive embrasse une grande diversité de causes. Cette multiplicité ne risque-t-elle
pas de les mettre en concurrence, de les invisibiliser mutuellement ?
C’est là où la notion de justice me semble très porteuse : ce qu’il y a derrière, c’est un idéal de société. Les luttes des un·es ne diminuent pas les luttes des autres. Plus les personnes auront accès à leurs droits et pourront s’épanouir dans leur parentalité ou leur non-parentalité, meilleure sera la société. Ce qui est intéressant, dans l’aspiration à la justice reproductive qui s’exprime là, c’est qu’elle permet de ne pas être uniquement dans la réponse, dans la réaction : elle propose des pistes d’émancipation et d’action concrètes. Il ne s’agit pas de penser pour penser, mais de montrer qu’il y a encore beaucoup
de combats à mener, et d’imposer ces thèmes, de les mettre à l’ordre du jour. •
Entretien réalisé le 5 octobre 2023 à Paris par Emmanuelle Josse, corédactrice en chef de La Déferlante. Article édité par Mathilde Blézat.
1. Le groupe porte aujourd’hui le nom de SisterSong Women of Color Reproductive Justice Collective.
2. Femme, race et classe, trad. par Dominique Taffin-Jouhaud, Zulma, 2022 (Penguin Classics, 1983).
3. Infirmière et sage-femme, Margaret Sanger (1879–1966) fonde en 1921 la Ligue américaine pour le contrôle des naissances. Elle a adopté des positions eugénistes, qui en font une personnalité controversée.
4. En 1927, la Cour suprême états-unienne autorise les stérilisations forcées pour certaines catégories de personnes. Elle légalise ainsi des politiques eugénistes qui ont déjà cours dans plusieurs États, ciblant en particulier les minorités raciales.
5. « Abolir la fête des Mères et la repenser comme une journée de lutte », 30 mai 2023, tribune en accès libre sur le site de Mediapart.