Le féminisme est-il soluble dans le capitalisme ?

Faut-il détruire le sys­tème capi­ta­liste, pour mieux répar­tir les richesses ? Les mou­ve­ments fémi­nistes ont des visions dif­fé­rentes sur les moyens d’arriver à l’égalité de genre et la fin du patriar­cat. Trois fémi­nistes de géné­ra­tions et d’horizons dif­fé­rents, Léa Lejeune, Suzy Rojtman et Fatima Ouassak, en débattent pour La Déferlante.
Publié le 11 avril 2023
Mock-up Débat « Le féminisme est-il soluble dans le capitalisme ? » signée Elise Thiébaut
Le fémi­nisme est-il soluble dans le capi­ta­lisme ? — La Déferlante n°10 Danser © Violaine Leroy

Léa Lejeune est jour­na­liste et essayiste. Elle a cofon­dé l’association fémi­niste Prenons la une, et a sié­gé deux ans au Haut Conseil à l’égalité femmes-hommes (HCE). En 2021, elle a créé Plan Cash, un média fémi­niste d’éducation et de for­ma­tion à l’économie et à l’investissement. Elle est l’autrice de Féminisme washing. Quand les entre­prises récu­pèrent la cause des femmes, paru au Seuil en 2021.

Fatima Ouassak, poli­to­logue et mili­tante, a cofon­dé l’association Front de mères et la mai­son d’écologie popu­laire Verdragon à Bagnolet. Elle est l’autrice de La Puissance des mères. Pour un nou­veau sujet révo­lu­tion­naire (2021), et de Pour une éco­lo­gie pirate. Et nous serons libres (2023), aux édi­tions La Découverte.

Suzy Rojtman est une mili­tante trots­kiste et fémi­niste depuis les années 1970. En 1985, elle a cofon­dé le Collectif fémi­niste contre le viol (CFCV). Aujourd’hui porte-parole du Collectif natio­nal pour les droits des femmes (CNDF), elle a coor­don­né l’ouvrage Féministes. Luttes de femmes, lutte de classes paru en 2022 aux édi­tions Syllepse.

Suzy Rojtman, vous avez vécu les grandes heures du fémi­nisme des années 1970 au sein d’un mou­ve­ment d’extrême gauche – la Ligue com­mu­niste révo­lu­tion­naire, que vous avez quit­tée en 1978 – qui pla­çait la lutte des classes au centre de son com­bat. Comment articuliez-vous ce com­bat avec votre enga­ge­ment féministe ?

SUZY ROJTMAN Dans les années 1970, j’avais moins de 20 ans, et à cette époque, on était vrai­ment très mar­xistes. Quand est arri­vé le mou­ve­ment fémi­niste, on a com­men­cé à com­bi­ner nos com­bats poli­tiques à des sujets de lutte comme l’avortement, la contra­cep­tion ou les vio­lences, en vue d’une grande révo­lu­tion sociale qu’on pen­sait alors immi­nente. Les orga­ni­sa­tions d’extrême gauche ont par­fois com­pris l’importance des luttes fémi­nistes, par­fois non, mais pour tout dire, on ne leur a pas trop deman­dé l’autorisation, même s’il y a eu des débats. La lutte de classes était très impor­tante pour nous : on allait sur le ter­rain lors des grandes grèves, des mou­ve­ments sociaux, des luttes syn­di­cales. On a du mal à l’imaginer aujourd’hui, mais dans les années 1970, il y avait un « groupe femmes » à Renault-Billancourt, aux Chèques pos­taux, au minis­tère des Finances, au Crédit lyon­nais, etc. Il y a même eu la créa­tion, en 1983, d’une Coordination euro­péenne des fem­mes¹. Et on n’avait pas Internet !

En 1985, j’ai par­ti­ci­pé à la créa­tion du Collectif fémi­niste contre le viol (CFCV). C’était une période où le mou­ve­ment fémi­niste s’ancrait, créait des outils pour deve­nir pérenne, notam­ment dans la lutte contre les vio­lences sexistes et sexuelles. Nous avons aus­si dû nous battre, à par­tir de 1987, contre les attaques de cli­niques ou d’hôpitaux par des com­man­dos anti-avortement, ce qui a débou­ché sur la créa­tion de la Coordination des asso­cia­tions pour le droit à l’avortement et à la contra­cep­tion (Cadac). Et enfin, il y a le grand mou­ve­ment social de 1995², auquel les fémi­nistes ont lar­ge­ment contri­bué. Cette dyna­mique a entraî­né la créa­tion, en 1996, du Collectif natio­nal pour les droits des femmes (CNDF), qui réunis­sait des asso­cia­tions fémi­nistes, des syn­di­cats et des par­tis de gauche et d’extrême gauche – un nou­veau mode de struc­tu­ra­tion par rap­port aux « groupes femmes » des années 1970.

Léa Lejeune, vous avez été jour­na­liste au maga­zine Challenges, répu­té être, idéo­lo­gi­que­ment, plu­tôt du côté du patro­nat. De votre côté aus­si, com­ment combiniez-vous cela avec vos convic­tions féministes ?

LÉA LEJEUNE À Challenges, on pour­rait dire que j’ai fait de l’entrisme pour essayer de com­prendre com­ment ça fonc­tion­nait du côté de la domi­na­tion. Je vou­lais tra­vailler à l’intersection du fémi­nisme et de l’économie, mais je me suis ren­du compte que mon bou­lot ser­vait à apprendre à des hommes blancs et riches de plus de 60 ans à deve­nir encore plus riches. Alors que mon objec­tif, c’était d’apprendre aux femmes, et notam­ment à celles issues des mino­ri­tés, à amé­lio­rer leur situa­tion éco­no­mique, à ne pas dépendre d’un homme.

Pour moi, la lutte fémi­niste ne repose pas uni­que­ment sur les sujets qui ont été lar­ge­ment abor­dés par ma géné­ra­tion ces der­niers temps, c’est-à-dire le corps et l’intimité, mais aus­si sur des enjeux d’économie, de tra­vail ména­ger, de répar­ti­tion des richesses. J’ai creu­sé ces ques­tions au sein du col­lec­tif de jour­na­listes fémi­nistes Prenons la une, puis au Haut Conseil à l’égalité femmes-hommes. On a par exemple obte­nu l’égalité d’accès au congé mater­ni­té pour les femmes pigistes par rap­port aux sala­riées alors qu’aucun des syn­di­cats tra­di­tion­nels n’avait mis ça à l’ordre du jour. Ensuite, j’ai écrit Féminisme washing [Seuil, 2022], sur les entre­prises et les gou­ver­ne­ments qui se pré­tendent fémi­nistes sans s’en don­ner les moyens : les trois quarts du temps, c’est de la com­mu­ni­ca­tion et du mar­ke­ting pur, sans res­pect des droits des femmes en interne. Je suis cri­tique du capi­ta­lisme actuel, contre le fémi­nisme libé­ral [lire enca­dré page 117], mais pas anti­ca­pi­ta­liste. Mon approche est très prag­ma­tique : est-ce que les entre­prises per­mettent aux femmes de béné­fi­cier de garde d’enfants ? Est-ce qu’elles se battent pour l’allongement du congé pater­ni­té et pour l’égalité sala­riale à tous les niveaux ? Sur ces ques­tions, par ailleurs, tout est conçu pour les femmes cadres. Il faut aus­si inté­grer une pers­pec­tive inter­sec­tion­nelle, et se deman­der, par exemple, com­ment arrê­ter de pro­po­ser des horaires le matin avant 8 heures et le soir après 18 heures à des femmes de ménage qui, avec ces temps par­tiels en horaires déca­lés, ne peuvent même plus s’occuper de leurs enfants.


« La lutte fémi­niste ne repose pas uni­que­ment sur le corps et l’intimité, mais aus­si sur des enjeux d’économie, de tra­vail ména­ger, de répar­ti­tion des richesses. »

Léa Lejeune


Fatima Ouassak, en tant que mili­tante fémi­niste, anti­ra­ciste et éco­lo­giste de ter­rain, com­ment vous positionnez-vous sur cette ques­tion : le fémi­nisme est-il soluble dans le capitalisme ?

FATIMA OUASSAK Ma pers­pec­tive est fina­le­ment assez clas­sique : je défends l’égale digni­té humaine. Je me bats donc contre tous les sys­tèmes d’oppression et pour la liber­té, que nous devons arra­cher au sys­tème capi­ta­liste, patriar­cal, colo­nial et raciste. Dans ce contexte, je ne peux qu’être anti­ca­pi­ta­liste puisque je consi­dère que ce sys­tème ne pro­duit que des rap­ports de domi­na­tion. Le prag­ma­tisme, c’est aus­si une posi­tion idéo­lo­gique. Certes, je pra­tique une forme de prag­ma­tisme dans mon enga­ge­ment éco­lo­giste, sur les ques­tions de l’alternative végé­ta­rienne dans les can­tines sco­laires et de la pol­lu­tion dans ma ville, à Bagnolet [Seine-Saint-Denis]. Même si ce sont de petits sujets locaux, pour moi cette lutte doit être fon­da­men­ta­le­ment anti­ca­pi­ta­liste. Cela n’aurait pas de sens autre­ment, alors qu’on sait très bien que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique est dû au sys­tème capi­ta­liste. Je veux le meilleur pour mes enfants et mes petits-enfants. Je ne vois pas com­ment on peut défendre un pro­jet pro­gres­siste, un pro­jet de gauche en défen­dant cer­tains aspects du capi­ta­lisme et pas d’autres, alors que son fon­de­ment même est la domi­na­tion et les inéga­li­tés de genres, de races, de ter­ri­toires. Dans l’intersectionnalité défi­nie par Kimberlé Crenshaw³, la ques­tion raciale est mise au centre.

SUZY ROJTMAN Au sujet de l’intersectionnalité, je trouve que l’on assiste à l’heure actuelle dans le mou­ve­ment fémi­niste à une espèce de dévoie­ment de cette notion, en la rédui­sant à une imbri­ca­tion des iden­ti­tés, à quelque chose de très indi­vi­dua­liste, au lieu de l’inscrire dans des rap­ports de domi­na­tion. Au début des années 1980, avant Kimberlé Crenshaw, une socio­logue fran­çaise, Danièle Kergoat, a théo­ri­sé dans une pers­pec­tive maté­ria­liste l’imbrication des rap­ports de domi­na­tion de sexe (on ne par­lait pas de genre à l’époque) et des rap­ports de pro­duc­tion capi­ta­listes et l’a appe­lée la « consub­stan­tia­li­té ». Dans le mou­ve­ment fémi­niste d’extrême gauche, on a tou­jours été enga­gées dans les luttes anti­ra­cistes et anti­co­lo­nia­listes. Après la guerre d’Algérie et Mai 1968, ça pas­sait par le sou­tien aux tra­vailleurs immi­grés, qui étaient en majo­ri­té des hommes, avec pour mot d’ordre « Même patron, même com­bat ». Et il ne faut pas oublier toutes les fémi­nistes qui se sont enga­gées auprès du FLN pen­dant la guerre d’Algérie, qui ont été por­teuses de valises⁴.

Il y a aus­si eu beau­coup de femmes immi­grées dans les années 1970–1980 qui se sont auto-organisées. On cite sou­vent Gerty Dambury⁵ et la Coordination des femmes noires, créée en 1976, qui lut­taient déjà contre les oppres­sions liées au genre, à la classe, à la race et à l’immigration. Mais il y a eu aus­si des groupes de fémi­nistes magh­ré­bines, des latino-américaines en lutte contre les dic­ta­tures en Amérique du Sud, ou encore la créa­tion en 1984 du Collectif fémi­niste contre le racisme à la Maison des femmes de Paris pour sou­te­nir les femmes immi­grées, réfu­giées, exi­lées, favo­ri­ser le regrou­pe­ment fami­lial et sou­te­nir les luttes de libé­ra­tion sur le plan international.

FATIMA OUASSAK En par­lant des fémi­nistes anti­co­lo­nia­listes por­teuses de valises, il ne faut pas oublier des figures comme Gisèle Halimi ou Djamila Bouhired⁶, qui posent la ques­tion raciale et colo­niale dès les années 1960. Tu fais le pro­cès de l’intersectionnalité alors que ce n’est pas l’intersectionnalité qui est res­pon­sable de ce que tu sembles dénon­cer. Il faut plu­tôt s’en prendre au fémi­nisme libé­ral, pour sa com­pa­ti­bi­li­té avec le capi­ta­lisme, et au fémo­na­tio­na­lis­me⁷, qui peut être com­pa­tible même avec le fas­cisme. La colonisationn’existe que parce qu’il y a une entre­prise capi­ta­liste, ces deux sys­tèmes sont intrin­sè­que­ment liés. Là où je te rejoins, c’est sur le fait d’envisager la ques­tion fémi­niste au prisme des condi­tions maté­rielles d’existence et de ne pas se conten­ter de par­ler de ce qui relève du socié­tal – avec des termes qui ne veulent pas dire grand-chose, comme « la diver­si­té ». Être une femme de classe popu­laire, migrante, Gilet jaune, sans papiers, ça a des impli­ca­tions concrètes sur son sort et celui de ses enfants, sur ce qu’on a à man­ger, sur la fin du mois, sur sa dignité.

Poser la ques­tion des condi­tions maté­rielles d’existence, ça per­met de par­ler de femmes mises au tra­vail, par le sys­tème capi­ta­liste, sur des bou­lots pré­caires, à temps par­tiel. On a des sec­teurs d’activité com­plè­te­ment gen­rés et eth­ni­ci­sés comme le ménage, le soin, la garde d’enfants et là, la ques­tion de l’égalité sala­riale ne se pose pas : elles sont toutes payées pareil, elles ne sont pas du tout dis­cri­mi­nées dans l’accès à l’emploi.

Léa Lejeune, vous mili­tez pour un capi­ta­lisme régu­lé, en quoi cela consiste-t-il ? Est-ce pos­sible d’avoir un capi­ta­lisme juste, social, féministe ?

LÉA LEJEUNE Le capi­ta­lisme, effec­ti­ve­ment, s’est construit sur l’exploitation des femmes et des mino­ri­tés. Dans Le Dîner d’Adam Smith. Comment le libé­ra­lisme a zap­pé les femmes et pour­quoi c’est un gros pro­blème [Les Arènes, 2019], la jour­na­liste sué­doise Katrine Marçal raconte com­ment le phi­lo­sophe et éco­no­miste du xviiie siècle Adam Smith a éla­bo­ré sa célèbre théo­rie de la main invi­sible, selon laquelle la pour­suite d’intérêts indi­vi­duels contri­bue au bien-être col­lec­tif, sans jamais tenir compte du fait que c’était sa mère qui lui pré­pa­rait ses repas, qui fai­sait les courses pour lui, qui net­toyait le logis et fai­sait qu’il pou­vait dis­po­ser de tout le temps de cer­veau dis­po­nible dont il avait besoin. Une réa­li­té qui est encore valable aujourd’hui puisque le tra­vail ména­ger, assu­ré aux trois quarts par des femmes, n’est jamais pris en compte dans le cal­cul du PIB.


« Toute la force du sys­tème capi­ta­liste, c’est qu’il est sexy. Ça brille de par­tout. Le capi­ta­lisme, quand on en pro­fite, c’est vicieux, ça rendre dans nos inti­mi­tés, nos goûts, nos choix »

Fatima Ouassak


Mais pour moi, le capi­ta­lisme n’est pas for­cé­ment cela. Dans son ouvrage L’Économie fémi­niste, Pourquoi la science éco­no­mique a besoin du fémi­nisme et vice ver­sa [Presses de Sciences Po, 2020], Hélène Périvier reprend le pro­ces­sus de la construc­tion du capi­ta­lisme his­to­ri­que­ment, et montre que ce qui est incom­pa­tible avec le fémi­nisme, ce n’est pas for­cé­ment le capi­ta­lisme, mais le libé­ra­lisme et le néo­li­bé­ra­lisme, c’est-à-dire la com­pé­ti­tion, l’idée de consom­mer tou­jours plus, l’obsession de la crois­sance – des « liber­tés » qui priment sur les droits concrets, sur la soli­da­ri­té et sur les moyens de sub­sis­tance. Je pense qu’un capi­ta­lisme très régu­lé, per­met­tant une redis­tri­bu­tion des richesses grâce à l’impôt, est pos­sible. Évidemment, ce n’est pas une démarche révo­lu­tion­naire, mais je crois à une éco­no­mie du bien com­mun très enca­drée, qui passe par une aug­men­ta­tion mas­sive des salaires du sec­teur du « care⁸ », par la prise en compte de la dette envers les pays qui ont été colo­ni­sés, par la comp­ta­bi­li­sa­tion du tra­vail ména­ger dans le PIB.

SUZY ROJTMAN Cet âge d’or d’un capi­ta­lisme redis­tri­bu­tif, Léa, je crois qu’il n’a jamais exis­té. Le fon­de­ment du capi­ta­lisme, c’est l’extorsion de la plus-value, la crois­sance maxi­mum du pro­fit. La régu­la­tion n’a pra­ti­que­ment jamais exis­té, sauf peut-être dans la tête du Conseil natio­nal de la Résistance, après la Seconde Guerre mon­diale, avec la créa­tion de la Sécurité sociale. Par ailleurs, je ne crois pas beau­coup à une forme de social-démocratie de la redis­tri­bu­tion. On parle beau­coup du modèle scan­di­nave, mais actuel­le­ment, l’extrême droite est au pou­voir en Suède… Cela dit, je com­prends qu’on hésite, parce qu’il n’existe aucun modèle que l’on pour­rait suivre à l’heure actuelle, ni la Chine ni Cuba et encore moins la Corée du Nord ou la Russie. On est orphe­lins et orphe­lines de quelque chose.

FATIMA OUASSAK Pour ma part, cela ne m’intéresse pas de réflé­chir à l’égalité ou à la liber­té dans le cadre de l’État-nation, donc quand je dis « les femmes », je dis « les femmes du monde entier » et pas « les femmes blanches bour­geoises de France ». Je pense le fémi­nisme et l’anticapitalisme à l’échelle du monde, dans le cadre d’un pro­jet inter­na­tio­na­liste. Cela sup­pose de s’interroger : quand on béné­fi­cie d’un dis­po­si­tif en France, quel est son impact en Chine, au Nigeria, en Algérie, ou encore au Brésil chez les peuples autoch­tones d’Amazonie ? Quand on consomme ceci ou cela, quand on dis­pose d’un cer­tain confort ici en France, est-ce que cela ne s’appuie pas sur du sang et des larmes ? Même si c’est à l’autre bout du monde, même s’il s’agit du sang et des larmes de femmes non blanches, c’est notre digni­té qui est tou­chée. Il me semble que cette his­toire de capi­ta­lisme régu­lé, ça n’arrange pas les affaires de nos amies afri­caines ou de nos cama­rades asiatiques.

LÉA LEJEUNE De fait, c’est dans le capi­ta­lisme régu­lé que s’inscrit la loi sur la res­pon­sa­bi­li­té des mul­ti­na­tio­nales après l’effondrement du Rana Plaza⁹ au Bangladesh. Les entre­prises doivent désor­mais véri­fier com­ment sont trai­tées toutes les per­sonnes qu’elles font tra­vailler pour pro­duire les vête­ments ou les pro­duits qu’elles vendent, qu’elles les embauchent elles-mêmes ou indi­rec­te­ment, par leurs sous-traitants. D’accord, la loi n’est pas appli­quée, mais c’est de cela que ça relève.

SUZY ROJTMAN Je trouve que tu cari­ca­tures nos posi­tions, Fatima, en par­lant de Blanches, de Blancs. Moi je suis juive. Toute ma famille, du côté de mon père et du côté de ma mère, a été dépor­tée pen­dant la guerre. Je com­prends ce que tu veux dire, le concept de race sociale, etc., mais je viens d’un cou­rant poli­tique, le trots­kisme, qui a tou­jours été anti­co­lo­nia­liste, et je pense qu’on peut tout mener de front. On a par exemple sou­te­nu le com­bat des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles¹⁰.

FATIMA OUASSAK Suzy, dans mon pro­pos, tu n’es pas visée en tant que per­sonne. Les termes « blanc » et « non-blanc » relèvent d’un voca­bu­laire de recherche lar­ge­ment docu­men­té dans les sciences sociales, asso­cié notam­ment à la notion d’intersectionnalité, justement.

SUZY ROJTMAN D’accord. J’ai fait une mau­vaise inter­pré­ta­tion, tant mieux. Cela dit, on se rejoint sur la néces­si­té d’un com­bat inter­na­tio­na­liste. Je tiens pour­tant à ajou­ter que ce com­bat inter­na­tio­na­liste, il se mène ici en France par rap­port aux per­sonnes raci­sées (bien que je n’aime pas beau­coup ce terme), mais aus­si dans les pays où des femmes sont oppri­mées et muse­lées. Je pense à ce qui se passe en Afghanistan, où les femmes en prennent plein la gueule, à ce qui se passe à l’heure actuelle en Iran et ce qui se passe par rap­port aux Kurdes. Et bien sûr aux femmes en Ukraine. Je trouve que les fémi­nistes ne des­cendent pas assez dans la rue pour les soutenir.


« Dans le mou­ve­ment fémi­niste d’extrême gauche, on a tou­jours été enga­gées dans les luttes anti­ra­cistes et anti­co­lo­nia­listes. Il ne faut pas oublier toutes les fémi­nistes qui se sont enga­gées auprès du FLN pen­dant la guerre d’Algérie, qui ont été por­teuses de valises. »

Suzy Rojtman


FATIMA OUASSAK Oui, la ques­tion c’est com­ment on dis­cute, on débat et on rêve à l’échelle du monde.

SUZY ROJTMAN Le pro­blème, c’est qu’à l’heure actuelle je n’arrive plus à rêver.

FATIMA OUASSAK Mon hypo­thèse, c’est qu’on n’arrive pas à rêver parce qu’on se contraint à l’espace natio­nal ou, dans le meilleur des cas, euro­péen. Or, pour abor­der l’urgence cli­ma­tique, il faut réflé­chir à l’échelle de l’humanité.

SUZY ROJTMAN Je suis com­plè­te­ment d’accord, c’est évident.

Peut-on tout de même uti­li­ser les outils du capi­ta­lisme dans une pers­pec­tive fémi­niste et anticapitaliste ?

SUZY ROJTMAN On pour­rait éven­tuel­le­ment se tour­ner vers ce qui se pra­tique du côté de l’économie sociale et soli­daire. Dans ces entre­prises, le patron ne peut pas gagner plus de sept fois le smic, c’est un écart de reve­nus beau­coup plus faible qu’ailleurs. J’imagine que ça change les rap­ports de domi­na­tion. Si notre patron ne gagne pas beau­coup plus que nous, on est face à quelqu’un qui va avoir des modes de consom­ma­tion et des façons de s’adresser à nous qui sont plus proches.

LÉA LEJEUNE Je pense que les outils du capi­ta­lisme ne peuvent pas le ren­ver­ser, mais le rééqui­li­brer. Prenons l’exemple des start-up, là où dans l’écosystème capi­ta­liste il y a le plus de dévoie­ment depuis dix ans. Dans ce sec­teur, des per­sonnes très aisées aident des jeunes qui ont des idées à créer des boîtes. Or, la grande majo­ri­té des start-up finan­cées en France – mais ça vaut aus­si à l’international – le sont par des hommes, et ce sont celles qui ont le moins d’intérêt social.

Mais il y a aus­si des start-up qui se sont mon­tées dans la san­té sexuelle, pour aider notam­ment à lut­ter contre l’endométriose ou contre les phé­no­mènes liés à la méno­pause. Pourquoi ? Parce que les labos n’en ont rien à faire, parce que la san­té publique ne finance plus ce genre de choses, parce que les grandes entre­prises ne s’en occupent pas. Autre exemple : Commune Coliving, qui est un sys­tème de colo­ca­tion pour les familles mono­pa­ren­tales et les femmes qui ont été vic­times de vio­lences conju­gales. Ou encore les entre­prises contre le gas­pillage ali­men­taire comme Too Good To Go, qui ont été mon­tées par des femmes. Et ça marche aus­si pour les ques­tions des mino­ri­tés, comme le montre le pro­jet Meet My Mama – un trai­teur qui met en valeur le savoir-faire culi­naire des femmes issues de l’immigration. Après, ça ne résout pas le pro­blème total du capi­ta­lisme. C’est à la marge.

FATIMA OUASSAK Le capi­ta­lisme ne fait pas du mal de la même manière à toutes les femmes. Il peut même être très pro­fi­table à cer­taines caté­go­ries de femmes, et pas seule­ment aux très riches. Toute la force du sys­tème capi­ta­liste, c’est qu’il est sexy. C’est des belles marques, du loi­sir, du luxe, du temps, ça brille de par­tout. Pour cer­taines et cer­tains, plu­tôt en grand nombre, cela signi­fie la san­té, la beau­té, une espé­rance de vie plus éle­vée, etc. Le capi­ta­lisme, quand on en pro­fite, c’est quelque chose de vicieux, qui rentre dans nos inti­mi­tés, nos goûts, nos choix. C’est dif­fi­cile de pro­po­ser une alter­na­tive convain­cante face à une telle puissance.

Et c’est pour ça, Léa, que j’entends com­plè­te­ment ta stra­té­gie. Oui, je pense qu’on peut uti­li­ser les outils du capi­ta­lisme pour le détruire donc je ne suis pas contre ces outils. Mais pour aller où ? Si là où tu veux aller, on n’est pas tous et toutes à éga­li­té et libres, ça ne tient pas, ça ne m’intéresse pas. La ques­tion de la liber­té est sur­tout pen­sée aujourd’hui comme quelque chose d’individuel. On a un peu per­du de vue l’idée qu’on n’est pas libre si les autres ne le sont pas. Par exemple, sur le sujet de la liber­té de cir­cu­ler, qui m’intéresse par­ti­cu­liè­re­ment, les per­sonnes qui peuvent cir­cu­ler sans entraves sont des hommes, blancs, qui ont de l’argent, c’est-à-dire des per­sonnes qui ont des pri­vi­lèges de classe, de genre et de race. On peut réus­sir à détruire le capi­ta­lisme en se bat­tant ensemble – les orga­ni­sa­tions fémi­nistes, les orga­ni­sa­tions anti­ca­pi­ta­listes, les orga­ni­sa­tions éco­lo­gistes et les orga­ni­sa­tions de défense des droits des per­sonnes migrantes – avec quelque chose qui nous est com­mun, qui est un droit fon­da­men­tal : la liber­té de circuler. •

Débat mené en visio­con­fé­rence le 16 jan­vier 2023 par Élise Thiébaut, autrice et jour­na­liste, membre du comi­té édi­to­rial de La Déferlante.


1. Cette asso­cia­tion inter­na­tio­nale a œuvré de 1983 à 1995 pour défendre les dis­po­si­tions les plus favo­rables aux femmes dans les direc­tives européennes.

2. Le 25 novembre 1995, en plein mou­ve­ment social contre le pro­jet de réforme des retraites du gou­ver­ne­ment Juppé, les syn­di­cats rejoignent les orga­ni­sa­tions fémi­nistes dans la rue. Les grèves et les mani­fes­ta­tions mas­sives dure­ront jusqu’à ce que, le 15 décembre 1995, le gou­ver­ne­ment retire sa réforme.

3. Kimberlé Crenshaw, juriste et mili­tante afro­fé­mi­niste états-unienne, a théo­ri­sé, en 1989 le concept d’intersectionnalité pour ana­ly­ser les effets com­bi­nés du racisme et du sexisme subis par les femmes africaines-américaines.

4. Durant la guerre d’indépendance algé­rienne (1954–1962) les por­teurs et por­teuses de valises étaient des Français·es ou des Algérien·nes qui appor­taient clan­des­ti­ne­ment leur sou­tien au Front de libé­ra­tion natio­nale (FLN).

5. Gerty Dambury est une poé­tesse et roman­cière gua­de­lou­péenne enga­gée contre le racisme d’État. Membre de la Coordination des femmes noires, elle fait aus­si par­tie du col­lec­tif Décoloniser les arts.

6. Djamila Bouhired, née en 1935, est une figure de la lutte pour l’indépendance algé­rienne, arrê­tée et tor­tu­rée, condam­née à mort puis gra­ciée et libé­rée en 1962. Gisèle Halimi (1927–2020) est une avo­cate, mili­tante et femme poli­tique franco-tunisienne connue pour son enga­ge­ment fémi­niste et ses com­bats anticolonialistes.

7. Théorisé par la socio­logue bri­tan­nique mar­xiste Sara R. Farris, le fémo­na­tio­na­lisme désigne l’instrumentalisation du fémi­nisme à des fins racistes.

8. L’éthique du care désigne de manière glo­bale le sou­ci et le soin accor­dés aux autres.

9. En 2013, à Dacca, au Bangladesh, l’immeuble Rana Plaza, qui abrite une usine de confec­tion, s’effondre, cau­sant la mort de 1 135 per­sonnes, et fai­sant 2 500 blessé·es. L’enquête révé­le­ra que les règles élé­men­taires de sécu­ri­té n’avaient pas été res­pec­tées, pas plus que les droits des employé·es, sous-payé·es et soumis·es à des cadences infer­nales pour satis­faire aux coûts bas exi­gés par les don­neurs d’ordres, de grandes marques inter­na­tio­nales de prêt-à-porter.

10. En juillet 2019, les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles à Paris entament une grève qui dure­ra 22 mois pour récla­mer de meilleures condi­tions de tra­vail et de salaire. Leur lutte vic­to­rieuse est un sym­bole de la lutte des tra­vailleuses immi­grées et raci­sées pré­caires. L’une des gré­vistes, Rachel Keke (Lire La Déferlante no 9, février 2023), est élue dépu­tée en 2022.

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consa­crée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librai­rie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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