Le féminisme est-il soluble dans le capitalisme ?

Faut-il détruire le système capi­ta­liste, pour mieux répartir les richesses ? Les mou­ve­ments fémi­nistes ont des visions dif­fé­rentes sur les moyens d’arriver à l’égalité de genre et la fin du patriar­cat. Trois fémi­nistes de géné­ra­tions et d’horizons dif­fé­rents, Léa Lejeune, Suzy Rojtman et Fatima Ouassak, en débattent pour La Déferlante.
Publié le 11 avril 2023
Mock-up Débat « Le féminisme est-il soluble dans le capitalisme ? » signée Elise Thiébaut
Le féminisme est-il soluble dans le capi­ta­lisme ? — La Déferlante n°10 Danser © Violaine Leroy

Léa Lejeune est jour­na­liste et essayiste. Elle a cofondé l’association féministe Prenons la une, et a siégé deux ans au Haut Conseil à l’égalité femmes-hommes (HCE). En 2021, elle a créé Plan Cash, un média féministe d’éducation et de formation à l’économie et à l’investissement.

Elle est l’autrice de Féminisme washing. Quand les entre­prises récu­pèrent la cause des femmes, paru au Seuil en 2021.

Fatima Ouassak, poli­to­logue et militante, a cofondé l’association Front de mères et la maison d’écologie populaire Verdragon à Bagnolet. Elle est l’autrice de La Puissance des mères. Pour un nouveau sujet révo­lu­tion­naire (2021), et de Pour une écologie pirate. Et nous serons libres (2023), aux éditions La Découverte.

Suzy Rojtman est une militante trots­kiste et féministe depuis les années 1970. En 1985, elle a cofondé le Collectif féministe contre le viol (CFCV). Aujourd’hui porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), elle a coordonné l’ouvrage Féministes. Luttes de femmes, lutte de classes paru en 2022 aux éditions Syllepse.

Suzy Rojtman, vous avez vécu les grandes heures du féminisme des années 1970 au sein d’un mouvement d’extrême gauche – la Ligue com­mu­niste révo­lu­tion­naire, que vous avez quittée en 1978 – qui plaçait la lutte des classes au centre de son combat. Comment articuliez-vous ce combat avec votre enga­ge­ment féministe ?

SUZY ROJTMAN Dans les années 1970, j’avais moins de 20 ans, et à cette époque, on était vraiment très marxistes. Quand est arrivé le mouvement féministe, on a commencé à combiner nos combats poli­tiques à des sujets de lutte comme l’avortement, la contra­cep­tion ou les violences, en vue d’une grande révo­lu­tion sociale qu’on pensait alors imminente. Les orga­ni­sa­tions d’extrême gauche ont parfois compris l’importance des luttes fémi­nistes, parfois non, mais pour tout dire, on ne leur a pas trop demandé l’autorisation, même s’il y a eu des débats. La lutte de classes était très impor­tante pour nous : on allait sur le terrain lors des grandes grèves, des mou­ve­ments sociaux, des luttes syn­di­cales. On a du mal à l’imaginer aujourd’hui, mais dans les années 1970, il y avait un « groupe femmes » à Renault-Billancourt, aux Chèques postaux, au ministère des Finances, au Crédit lyonnais, etc. Il y a même eu la création, en 1983, d’une Coordination euro­péenne des femmes¹. Et on n’avait pas Internet !

En 1985, j’ai participé à la création du Collectif féministe contre le viol (CFCV). C’était une période où le mouvement féministe s’ancrait, créait des outils pour devenir pérenne, notamment dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Nous avons aussi dû nous battre, à partir de 1987, contre les attaques de cliniques ou d’hôpitaux par des commandos anti-avortement, ce qui a débouché sur la création de la Coordination des asso­cia­tions pour le droit à l’avortement et à la contra­cep­tion (Cadac). Et enfin, il y a le grand mouvement social de 1995², auquel les fémi­nistes ont largement contribué. Cette dynamique a entraîné la création, en 1996, du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), qui réunis­sait des asso­cia­tions fémi­nistes, des syndicats et des partis de gauche et d’extrême gauche – un nouveau mode de struc­tu­ra­tion par rapport aux « groupes femmes » des années 1970.

Léa Lejeune, vous avez été jour­na­liste au magazine Challenges, réputé être, idéo­lo­gi­que­ment, plutôt du côté du patronat. De votre côté aussi, comment combiniez-vous cela avec vos convic­tions féministes ?

LÉA LEJEUNE À Challenges, on pourrait dire que j’ai fait de l’entrisme pour essayer de com­prendre comment ça fonc­tion­nait du côté de la domi­na­tion. Je voulais tra­vailler à l’intersection du féminisme et de l’économie, mais je me suis rendu compte que mon boulot servait à apprendre à des hommes blancs et riches de plus de 60 ans à devenir encore plus riches. Alors que mon objectif, c’était d’apprendre aux femmes, et notamment à celles issues des minorités, à améliorer leur situation éco­no­mique, à ne pas dépendre d’un homme.

Pour moi, la lutte féministe ne repose pas uni­que­ment sur les sujets qui ont été largement abordés par ma géné­ra­tion ces derniers temps, c’est-à-dire le corps et l’intimité, mais aussi sur des enjeux d’économie, de travail ménager, de répar­ti­tion des richesses. J’ai creusé ces questions au sein du collectif de jour­na­listes fémi­nistes Prenons la une, puis au Haut Conseil à l’égalité femmes-hommes. On a par exemple obtenu l’égalité d’accès au congé maternité pour les femmes pigistes par rapport aux salariées alors qu’aucun des syndicats tra­di­tion­nels n’avait mis ça à l’ordre du jour. Ensuite, j’ai écrit Féminisme washing [Seuil, 2022], sur les entre­prises et les gou­ver­ne­ments qui se pré­tendent fémi­nistes sans s’en donner les moyens : les trois quarts du temps, c’est de la com­mu­ni­ca­tion et du marketing pur, sans respect des droits des femmes en interne. Je suis critique du capi­ta­lisme actuel, contre le féminisme libéral [lire encadré page 117], mais pas anti­ca­pi­ta­liste. Mon approche est très prag­ma­tique : est-ce que les entre­prises per­mettent aux femmes de béné­fi­cier de garde d’enfants ? Est-ce qu’elles se battent pour l’allongement du congé paternité et pour l’égalité salariale à tous les niveaux ? Sur ces questions, par ailleurs, tout est conçu pour les femmes cadres. Il faut aussi intégrer une pers­pec­tive inter­sec­tion­nelle, et se demander, par exemple, comment arrêter de proposer des horaires le matin avant 8 heures et le soir après 18 heures à des femmes de ménage qui, avec ces temps partiels en horaires décalés, ne peuvent même plus s’occuper de leurs enfants.


« La lutte féministe ne repose pas uni­que­ment sur le corps et l’intimité, mais aussi sur des enjeux d’économie, de travail ménager, de répar­ti­tion des richesses. »

Léa Lejeune


Fatima Ouassak, en tant que militante féministe, anti­ra­ciste et éco­lo­giste de terrain, comment vous positionnez-vous sur cette question : le féminisme est-il soluble dans le capitalisme ?

FATIMA OUASSAK Ma pers­pec­tive est fina­le­ment assez classique : je défends l’égale dignité humaine. Je me bats donc contre tous les systèmes d’oppression et pour la liberté, que nous devons arracher au système capi­ta­liste, patriar­cal, colonial et raciste. Dans ce contexte, je ne peux qu’être anti­ca­pi­ta­liste puisque je considère que ce système ne produit que des rapports de domi­na­tion. Le prag­ma­tisme, c’est aussi une position idéo­lo­gique. Certes, je pratique une forme de prag­ma­tisme dans mon enga­ge­ment éco­lo­giste, sur les questions de l’alternative végé­ta­rienne dans les cantines scolaires et de la pollution dans ma ville, à Bagnolet [Seine-Saint-Denis]. Même si ce sont de petits sujets locaux, pour moi cette lutte doit être fon­da­men­ta­le­ment anti­ca­pi­ta­liste. Cela n’aurait pas de sens autrement, alors qu’on sait très bien que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique est dû au système capi­ta­liste. Je veux le meilleur pour mes enfants et mes petits-enfants. Je ne vois pas comment on peut défendre un projet pro­gres­siste, un projet de gauche en défendant certains aspects du capi­ta­lisme et pas d’autres, alors que son fondement même est la domi­na­tion et les inéga­li­tés de genres, de races, de ter­ri­toires. Dans l’intersectionnalité définie par Kimberlé Crenshaw³, la question raciale est mise au centre.

SUZY ROJTMAN Au sujet de l’intersectionnalité, je trouve que l’on assiste à l’heure actuelle dans le mouvement féministe à une espèce de dévoie­ment de cette notion, en la réduisant à une imbri­ca­tion des identités, à quelque chose de très indi­vi­dua­liste, au lieu de l’inscrire dans des rapports de domi­na­tion. Au début des années 1980, avant Kimberlé Crenshaw, une socio­logue française, Danièle Kergoat, a théorisé dans une pers­pec­tive maté­ria­liste l’imbrication des rapports de domi­na­tion de sexe (on ne parlait pas de genre à l’époque) et des rapports de pro­duc­tion capi­ta­listes et l’a appelée la « consub­stan­tia­li­té ». Dans le mouvement féministe d’extrême gauche, on a toujours été engagées dans les luttes anti­ra­cistes et anti­co­lo­nia­listes. Après la guerre d’Algérie et Mai 1968, ça passait par le soutien aux tra­vailleurs immigrés, qui étaient en majorité des hommes, avec pour mot d’ordre « Même patron, même combat ». Et il ne faut pas oublier toutes les fémi­nistes qui se sont engagées auprès du FLN pendant la guerre d’Algérie, qui ont été porteuses de valises⁴.

Il y a aussi eu beaucoup de femmes immigrées dans les années 1970–1980 qui se sont auto-organisées. On cite souvent Gerty Dambury⁵ et la Coordination des femmes noires, créée en 1976, qui luttaient déjà contre les oppres­sions liées au genre, à la classe, à la race et à l’immigration. Mais il y a eu aussi des groupes de fémi­nistes magh­ré­bines, des latino-américaines en lutte contre les dic­ta­tures en Amérique du Sud, ou encore la création en 1984 du Collectif féministe contre le racisme à la Maison des femmes de Paris pour soutenir les femmes immigrées, réfugiées, exilées, favoriser le regrou­pe­ment familial et soutenir les luttes de libé­ra­tion sur le plan international.

FATIMA OUASSAK En parlant des fémi­nistes anti­co­lo­nia­listes porteuses de valises, il ne faut pas oublier des figures comme Gisèle Halimi ou Djamila Bouhired⁶, qui posent la question raciale et coloniale dès les années 1960. Tu fais le procès de l’intersectionnalité alors que ce n’est pas l’intersectionnalité qui est res­pon­sable de ce que tu sembles dénoncer. Il faut plutôt s’en prendre au féminisme libéral, pour sa com­pa­ti­bi­li­té avec le capi­ta­lisme, et au fémo­na­tio­na­lis­me⁷, qui peut être com­pa­tible même avec le fascisme. La colonisationn’existe que parce qu’il y a une entre­prise capi­ta­liste, ces deux systèmes sont intrin­sè­que­ment liés. Là où je te rejoins, c’est sur le fait d’envisager la question féministe au prisme des condi­tions maté­rielles d’existence et de ne pas se contenter de parler de ce qui relève du sociétal – avec des termes qui ne veulent pas dire grand-chose, comme « la diversité ». Être une femme de classe populaire, migrante, Gilet jaune, sans papiers, ça a des impli­ca­tions concrètes sur son sort et celui de ses enfants, sur ce qu’on a à manger, sur la fin du mois, sur sa dignité.

Poser la question des condi­tions maté­rielles d’existence, ça permet de parler de femmes mises au travail, par le système capi­ta­liste, sur des boulots précaires, à temps partiel. On a des secteurs d’activité com­plè­te­ment genrés et eth­ni­ci­sés comme le ménage, le soin, la garde d’enfants et là, la question de l’égalité salariale ne se pose pas : elles sont toutes payées pareil, elles ne sont pas du tout dis­cri­mi­nées dans l’accès à l’emploi.

Léa Lejeune, vous militez pour un capi­ta­lisme régulé, en quoi cela consiste-t-il ? Est-ce possible d’avoir un capi­ta­lisme juste, social, féministe ?

LÉA LEJEUNE Le capi­ta­lisme, effec­ti­ve­ment, s’est construit sur l’exploitation des femmes et des minorités. Dans Le Dîner d’Adam Smith. Comment le libé­ra­lisme a zappé les femmes et pourquoi c’est un gros problème [Les Arènes, 2019], la jour­na­liste suédoise Katrine Marçal raconte comment le phi­lo­sophe et éco­no­miste du xviiie siècle Adam Smith a élaboré sa célèbre théorie de la main invisible, selon laquelle la poursuite d’intérêts indi­vi­duels contribue au bien-être collectif, sans jamais tenir compte du fait que c’était sa mère qui lui préparait ses repas, qui faisait les courses pour lui, qui nettoyait le logis et faisait qu’il pouvait disposer de tout le temps de cerveau dis­po­nible dont il avait besoin. Une réalité qui est encore valable aujourd’hui puisque le travail ménager, assuré aux trois quarts par des femmes, n’est jamais pris en compte dans le calcul du PIB.


« Toute la force du système capi­ta­liste, c’est qu’il est sexy. Ça brille de partout. Le capi­ta­lisme, quand on en profite, c’est vicieux, ça rendre dans nos intimités, nos goûts, nos choix »

Fatima Ouassak


Mais pour moi, le capi­ta­lisme n’est pas forcément cela. Dans son ouvrage L’Économie féministe, Pourquoi la science éco­no­mique a besoin du féminisme et vice versa [Presses de Sciences Po, 2020], Hélène Périvier reprend le processus de la construc­tion du capi­ta­lisme his­to­ri­que­ment, et montre que ce qui est incom­pa­tible avec le féminisme, ce n’est pas forcément le capi­ta­lisme, mais le libé­ra­lisme et le néo­li­bé­ra­lisme, c’est-à-dire la com­pé­ti­tion, l’idée de consommer toujours plus, l’obsession de la crois­sance – des « libertés » qui priment sur les droits concrets, sur la soli­da­ri­té et sur les moyens de sub­sis­tance. Je pense qu’un capi­ta­lisme très régulé, per­met­tant une redis­tri­bu­tion des richesses grâce à l’impôt, est possible. Évidemment, ce n’est pas une démarche révo­lu­tion­naire, mais je crois à une économie du bien commun très encadrée, qui passe par une aug­men­ta­tion massive des salaires du secteur du « care⁸ », par la prise en compte de la dette envers les pays qui ont été colonisés, par la comp­ta­bi­li­sa­tion du travail ménager dans le PIB.

SUZY ROJTMAN Cet âge d’or d’un capi­ta­lisme redis­tri­bu­tif, Léa, je crois qu’il n’a jamais existé. Le fondement du capi­ta­lisme, c’est l’extorsion de la plus-value, la crois­sance maximum du profit. La régu­la­tion n’a pra­ti­que­ment jamais existé, sauf peut-être dans la tête du Conseil national de la Résistance, après la Seconde Guerre mondiale, avec la création de la Sécurité sociale. Par ailleurs, je ne crois pas beaucoup à une forme de social-démocratie de la redis­tri­bu­tion. On parle beaucoup du modèle scan­di­nave, mais actuel­le­ment, l’extrême droite est au pouvoir en Suède… Cela dit, je comprends qu’on hésite, parce qu’il n’existe aucun modèle que l’on pourrait suivre à l’heure actuelle, ni la Chine ni Cuba et encore moins la Corée du Nord ou la Russie. On est orphelins et orphe­lines de quelque chose.

FATIMA OUASSAK Pour ma part, cela ne m’intéresse pas de réfléchir à l’égalité ou à la liberté dans le cadre de l’État-nation, donc quand je dis « les femmes », je dis « les femmes du monde entier » et pas « les femmes blanches bour­geoises de France ». Je pense le féminisme et l’anticapitalisme à l’échelle du monde, dans le cadre d’un projet inter­na­tio­na­liste. Cela suppose de s’interroger : quand on bénéficie d’un dis­po­si­tif en France, quel est son impact en Chine, au Nigeria, en Algérie, ou encore au Brésil chez les peuples autoch­tones d’Amazonie ? Quand on consomme ceci ou cela, quand on dispose d’un certain confort ici en France, est-ce que cela ne s’appuie pas sur du sang et des larmes ? Même si c’est à l’autre bout du monde, même s’il s’agit du sang et des larmes de femmes non blanches, c’est notre dignité qui est touchée. Il me semble que cette histoire de capi­ta­lisme régulé, ça n’arrange pas les affaires de nos amies afri­caines ou de nos camarades asiatiques.

LÉA LEJEUNE De fait, c’est dans le capi­ta­lisme régulé que s’inscrit la loi sur la res­pon­sa­bi­li­té des mul­ti­na­tio­nales après l’effondrement du Rana Plaza⁹ au Bangladesh. Les entre­prises doivent désormais vérifier comment sont traitées toutes les personnes qu’elles font tra­vailler pour produire les vêtements ou les produits qu’elles vendent, qu’elles les embauchent elles-mêmes ou indi­rec­te­ment, par leurs sous-traitants. D’accord, la loi n’est pas appliquée, mais c’est de cela que ça relève.

SUZY ROJTMAN Je trouve que tu cari­ca­tures nos positions, Fatima, en parlant de Blanches, de Blancs. Moi je suis juive. Toute ma famille, du côté de mon père et du côté de ma mère, a été déportée pendant la guerre. Je comprends ce que tu veux dire, le concept de race sociale, etc., mais je viens d’un courant politique, le trots­kisme, qui a toujours été anti­co­lo­nia­liste, et je pense qu’on peut tout mener de front. On a par exemple soutenu le combat des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles¹⁰.

FATIMA OUASSAK Suzy, dans mon propos, tu n’es pas visée en tant que personne. Les termes « blanc » et « non-blanc » relèvent d’un voca­bu­laire de recherche largement documenté dans les sciences sociales, associé notamment à la notion d’intersectionnalité, justement.

SUZY ROJTMAN D’accord. J’ai fait une mauvaise inter­pré­ta­tion, tant mieux. Cela dit, on se rejoint sur la nécessité d’un combat inter­na­tio­na­liste. Je tiens pourtant à ajouter que ce combat inter­na­tio­na­liste, il se mène ici en France par rapport aux personnes racisées (bien que je n’aime pas beaucoup ce terme), mais aussi dans les pays où des femmes sont opprimées et muselées. Je pense à ce qui se passe en Afghanistan, où les femmes en prennent plein la gueule, à ce qui se passe à l’heure actuelle en Iran et ce qui se passe par rapport aux Kurdes. Et bien sûr aux femmes en Ukraine. Je trouve que les fémi­nistes ne des­cendent pas assez dans la rue pour les soutenir.


« Dans le mouvement féministe d’extrême gauche, on a toujours été engagées dans les luttes anti­ra­cistes et anti­co­lo­nia­listes. Il ne faut pas oublier toutes les fémi­nistes qui se sont engagées auprès du FLN pendant la guerre d’Algérie, qui ont été porteuses de valises. »

Suzy Rojtman


FATIMA OUASSAK Oui, la question c’est comment on discute, on débat et on rêve à l’échelle du monde.

SUZY ROJTMAN Le problème, c’est qu’à l’heure actuelle je n’arrive plus à rêver.

FATIMA OUASSAK Mon hypothèse, c’est qu’on n’arrive pas à rêver parce qu’on se contraint à l’espace national ou, dans le meilleur des cas, européen. Or, pour aborder l’urgence cli­ma­tique, il faut réfléchir à l’échelle de l’humanité.

SUZY ROJTMAN Je suis com­plè­te­ment d’accord, c’est évident.

Peut-on tout de même utiliser les outils du capi­ta­lisme dans une pers­pec­tive féministe et anticapitaliste ?

SUZY ROJTMAN On pourrait éven­tuel­le­ment se tourner vers ce qui se pratique du côté de l’économie sociale et solidaire. Dans ces entre­prises, le patron ne peut pas gagner plus de sept fois le smic, c’est un écart de revenus beaucoup plus faible qu’ailleurs. J’imagine que ça change les rapports de domi­na­tion. Si notre patron ne gagne pas beaucoup plus que nous, on est face à quelqu’un qui va avoir des modes de consom­ma­tion et des façons de s’adresser à nous qui sont plus proches.

LÉA LEJEUNE Je pense que les outils du capi­ta­lisme ne peuvent pas le renverser, mais le rééqui­li­brer. Prenons l’exemple des start-up, là où dans l’écosystème capi­ta­liste il y a le plus de dévoie­ment depuis dix ans. Dans ce secteur, des personnes très aisées aident des jeunes qui ont des idées à créer des boîtes. Or, la grande majorité des start-up financées en France – mais ça vaut aussi à l’international – le sont par des hommes, et ce sont celles qui ont le moins d’intérêt social.

Mais il y a aussi des start-up qui se sont montées dans la santé sexuelle, pour aider notamment à lutter contre l’endométriose ou contre les phé­no­mènes liés à la ménopause. Pourquoi ? Parce que les labos n’en ont rien à faire, parce que la santé publique ne finance plus ce genre de choses, parce que les grandes entre­prises ne s’en occupent pas. Autre exemple : Commune Coliving, qui est un système de colo­ca­tion pour les familles mono­pa­ren­tales et les femmes qui ont été victimes de violences conju­gales. Ou encore les entre­prises contre le gas­pillage ali­men­taire comme Too Good To Go, qui ont été montées par des femmes. Et ça marche aussi pour les questions des minorités, comme le montre le projet Meet My Mama – un traiteur qui met en valeur le savoir-faire culinaire des femmes issues de l’immigration. Après, ça ne résout pas le problème total du capi­ta­lisme. C’est à la marge.

FATIMA OUASSAK Le capi­ta­lisme ne fait pas du mal de la même manière à toutes les femmes. Il peut même être très pro­fi­table à certaines caté­go­ries de femmes, et pas seulement aux très riches. Toute la force du système capi­ta­liste, c’est qu’il est sexy. C’est des belles marques, du loisir, du luxe, du temps, ça brille de partout. Pour certaines et certains, plutôt en grand nombre, cela signifie la santé, la beauté, une espérance de vie plus élevée, etc. Le capi­ta­lisme, quand on en profite, c’est quelque chose de vicieux, qui rentre dans nos intimités, nos goûts, nos choix. C’est difficile de proposer une alter­na­tive convain­cante face à une telle puissance.

Et c’est pour ça, Léa, que j’entends com­plè­te­ment ta stratégie. Oui, je pense qu’on peut utiliser les outils du capi­ta­lisme pour le détruire donc je ne suis pas contre ces outils. Mais pour aller où ? Si là où tu veux aller, on n’est pas tous et toutes à égalité et libres, ça ne tient pas, ça ne m’intéresse pas. La question de la liberté est surtout pensée aujourd’hui comme quelque chose d’individuel. On a un peu perdu de vue l’idée qu’on n’est pas libre si les autres ne le sont pas. Par exemple, sur le sujet de la liberté de circuler, qui m’intéresse par­ti­cu­liè­re­ment, les personnes qui peuvent circuler sans entraves sont des hommes, blancs, qui ont de l’argent, c’est-à-dire des personnes qui ont des pri­vi­lèges de classe, de genre et de race. On peut réussir à détruire le capi­ta­lisme en se battant ensemble – les orga­ni­sa­tions fémi­nistes, les orga­ni­sa­tions anti­ca­pi­ta­listes, les orga­ni­sa­tions éco­lo­gistes et les orga­ni­sa­tions de défense des droits des personnes migrantes – avec quelque chose qui nous est commun, qui est un droit fon­da­men­tal : la liberté de circuler. •

Débat mené en visio­con­fé­rence le 16 janvier 2023 par Élise Thiébaut, autrice et jour­na­liste, membre du comité éditorial de La Déferlante.


1. Cette asso­cia­tion inter­na­tio­nale a œuvré de 1983 à 1995 pour défendre les dis­po­si­tions les plus favo­rables aux femmes dans les direc­tives européennes.

2. Le 25 novembre 1995, en plein mouvement social contre le projet de réforme des retraites du gou­ver­ne­ment Juppé, les syndicats rejoignent les orga­ni­sa­tions fémi­nistes dans la rue. Les grèves et les mani­fes­ta­tions massives dureront jusqu’à ce que, le 15 décembre 1995, le gou­ver­ne­ment retire sa réforme.

3. Kimberlé Crenshaw, juriste et militante afro­fé­mi­niste états-unienne, a théorisé, en 1989 le concept d’intersectionnalité pour analyser les effets combinés du racisme et du sexisme subis par les femmes africaines-américaines.

4. Durant la guerre d’indépendance algé­rienne (1954–1962) les porteurs et porteuses de valises étaient des Français·es ou des Algérien·nes qui appor­taient clan­des­ti­ne­ment leur soutien au Front de libé­ra­tion nationale (FLN).

5. Gerty Dambury est une poétesse et roman­cière gua­de­lou­péenne engagée contre le racisme d’État. Membre de la Coordination des femmes noires, elle fait aussi partie du collectif Décoloniser les arts.

6. Djamila Bouhired, née en 1935, est une figure de la lutte pour l’indépendance algé­rienne, arrêtée et torturée, condamnée à mort puis graciée et libérée en 1962. Gisèle Halimi (1927–2020) est une avocate, militante et femme politique franco-tunisienne connue pour son enga­ge­ment féministe et ses combats anticolonialistes.

7. Théorisé par la socio­logue bri­tan­nique marxiste Sara R. Farris, le fémo­na­tio­na­lisme désigne l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes.

8. L’éthique du care désigne de manière globale le souci et le soin accordés aux autres.

9. En 2013, à Dacca, au Bangladesh, l’immeuble Rana Plaza, qui abrite une usine de confec­tion, s’effondre, causant la mort de 1 135 personnes, et faisant 2 500 blessé·es. L’enquête révélera que les règles élé­men­taires de sécurité n’avaient pas été res­pec­tées, pas plus que les droits des employé·es, sous-payé·es et soumis·es à des cadences infer­nales pour satis­faire aux coûts bas exigés par les donneurs d’ordres, de grandes marques inter­na­tio­nales de prêt-à-porter.

10. En juillet 2019, les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles à Paris entament une grève qui durera 22 mois pour réclamer de meilleures condi­tions de travail et de salaire. Leur lutte vic­to­rieuse est un symbole de la lutte des tra­vailleuses immigrées et racisées précaires. L’une des grévistes, Rachel Keke (Lire La Déferlante no 9, février 2023), est élue députée en 2022.

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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