Le sport selon Netflix : misogyne et viriliste

Succès d’audience, le docu-série Formula 1 promeut une vision viriliste et abusive de la Formule 1, affirme dans cette chronique la jour­na­liste Nora Bouazzouni. Une souf­france et un entre-soi masculin glorifiés et jamais questionnés.
Publié le 17 octobre 2023
Mock-up chronique Nora Bouazzouni « Le sport selon netflix : souffrance et mâle » - La Déferlante 12

Depuis 2019, un programme a causé le désarroi – sinon la rupture – de couples dans le monde entier, quand les un·es ou les autres ne s’attendaient pas à voir leur par­te­naire déve­lop­per une passion pour la com­pé­ti­tion automobile.

Commandité par Formula One Group, l’entité qui chapeaute la promotion, la diffusion et le mana­ge­ment de la F1 dans le monde, afin de recruter de nouveaux fans, rajeunir son public et le féminiser, le docu-série Formula 1 : Pilotes de leur destin (5 saisons de 10 épisodes) nous plonge dans les coulisses pal­pi­tantes de ce sport ultra-compétitif et dangereux.Drive to Survive (le titre original, lit­té­ra­le­ment « conduire pour survivre », un brin paradoxal compte tenu des accidents mortels en F1) tient en haleine jusqu’aux plus réfrac­taires. Une gageure pour ce type de com­pé­ti­tions qui pourrait se résumer à des voitures qui font 45 fois le tour du même circuit. C’est que la série Netflix, en plus de montrer « l’homme » sous le casque, ne fait pas l’économie des clashs, voire des crashs, le tout dans une ambiance élec­trique, tendue à l’extrême. L’homme avec un petit « h », car les deux seules femmes qui se sont qua­li­fiées pour courir un Grand Prix sont Maria Teresa de Filippis en 1958 et Lella Lombardi en 1975… Pourtant l’une des rares dis­ci­plines sportives théo­ri­que­ment mixtes (avec la voile ou l’équitation), la F1 n’échappe pas aux biais sexistes (décou­ra­ger sa fille de pratiquer un sport dangereux et perçu comme « masculin ») ni aux obstacles sys­té­miques liés au genre (misogynie ou peine à trouver un soutien financier, crucial dans ce sport). Les rares femmes présentes dans la série Netflix sont d’ailleurs can­ton­nées aux rôles de mères ou d’épouses, à l’instar de l’ex-Spice Girl Geri Halliwell, mariée au directeur de Red Bull Racing Christian Horner, ou encore Susie Wolff, ex-pilote auto­mo­bile (désormais direc­trice exécutive de la F1 Academy, toute nouvelle com­pé­ti­tion exclu­si­ve­ment féminine lancée en avril dernier) et épouse de Toto Wolff, patron de l’écurie Mercedes Grand Prix.La F1, c’est donc une poignée non mixte d’élus (une vingtaine à ce niveau) écrasés par une logique pro­duc­ti­viste, dans l’obligation per­ma­nente de rapporter des points à leur écurie, sous peine de se voir virés sans ména­ge­ment en cours de saison. Les patrons, forts en gueule, ne ménagent pas leurs recrues, qui se livrent régu­liè­re­ment des guerres fra­tri­cides au sein de la même écurie. Ces coureurs, souvent très jeunes, sont montrés comme des héros roman­tiques courtisés par les sponsors et prêts à tout – même à mourir – pour réaliser leur rêve : devenir le numéro 1. Les risques inhérents au fait d’être lancé à 250 km/h sur un circuit passent pour des shoots d’adrénaline sur­ex­ci­tants, et le trauma lié aux accidents des collègues est vite évacué. À chaque épisode, la tension dra­ma­tique est à son comble, pour le plus grand bonheur des spectateur·ices scotché·es à l’écran et d’une industrie qui compte sur « l’effet Netflix » pour doper ses audiences télé et ses ventes de billets.

Lire aussi : Chronique n°2 de Nora Bouazzouni : « Pourquoi tant de femmes psy­cho­pathes dans les séries ? »

Mais, sous le vernis glamour, l’opération séduction menée par la F1 promeut une vision viriliste, abusive et inique du sport. Drive to Survive fait l’apologie d’une violence subie, infligée aux autres ou à soi-même, et de com­por­te­ments agressifs, voire ouver­te­ment dangereux, justifiés (et valorisés) par la recherche de l’excellence. Cela n’est pas sans rappeler un autre milieu très masculin, celui du res­tau­rant gas­tro­no­mique. La déres­pon­sa­bi­li­sa­tion des managers et de l’entourage pro­fes­sion­nel des coureurs est acca­blante, dans ce programme qui normalise la violence psy­cho­lo­gique au travail, à travers l’idéalisation exacerbée du métier et une spec­ta­cu­la­ri­sa­tion de la prise de risque. Les titres de certains épisodes sont d’ailleurs sans équivoque : « L’art de la guerre », « Le mâle alpha », « L’argent est roi », « Le sang, la sueur et les larmes » ou encore « Nice Guys Finish Last » (les gentils garçons finissent derniers).

Le corps n’est plus qu’une machine à gagner

 

Impossible d’occulter une autre carac­té­ris­tique de la F1 qui, contrai­re­ment à la forme d’égalitarisme et de méri­to­cra­tie reven­di­quée dans le football, est sidérante d’entre-soi : la quasi-
totalité des coureurs sont des fils d’anciens pilotes ou d’entrepreneurs aux poches bien remplies. Lewis Hamilton, le seul homme noir à ce niveau de com­pé­ti­tion (et acces­soi­re­ment le pilote le plus titré de l’histoire), est l’un des rares (le seul ?) issus d’une famille ouvrière. On découvre aussi que certains pilotes sont recrutés parce que fils du nouveau pro­prié­taire de l’écurie ou de son sponsor principal, malgré un niveau insuf­fi­sant et des per­for­mances médiocres.

Les pro­duc­teurs de la série, sol­li­ci­tés par l’organisateur de la Grande Boucle, ont tenté d’appliquer la même recette au cyclisme avec Tour de France : Au cœur du peloton, sorti sur Netflix en juin 2023, quelques semaines avant la com­pé­ti­tion. Suspense et dépas­se­ment extrême de soi sont les ingrédients-clés de ce nouveau docu-série où la souf­france est glorifiée, nor­ma­li­sée, jamais ques­tion­née. On y entend des phrases comme : « La souf­france c’est le cœur du cyclisme, on devient leader en faisant mal aux autres » ou « Savoir encaisser la douleur, c’est l’un des talents les plus impor­tants chez un coureur pro­fes­sion­nel. Par chance, j’aime me faire du mal. » Une épaule disloquée ou une fracture du bassin n’empêchent pas les cyclistes de finir une étape. Le corps n’est plus qu’une machine à gagner – et à per­fec­tion­ner –, en concur­rence per­ma­nente avec d’autres corps-machines. Le phi­lo­sophe Raphaël Verchère rappelle que le sport com­pé­ti­tif moderne « naît en Angleterre dans le contexte de la première indus­tria­li­sa­tion du XIXe siècle, et donc d’une forme de capi­ta­lisme (1) ». Pas étonnant, donc, que leurs valeurs et idéo­lo­gies se confondent, et que l’un comme l’autre demeurent des piliers civi­li­sa­tion­nels intou­chables. Mais avec ces contenus de marque déguisés en docu­men­taires, le sport-business s’offre aujourd’hui une caisse de résonance inédite, à travers la promotion d’un indi­vi­dua­lisme bel­li­queux, la défense d’une forme de sta­kha­no­visme sportif et l’institutionnalisation de la douleur comme principe immanent de la pratique sportive. N’y a‑t-il pas d’horizon plus désirable pour le sport de haut niveau ?

 

Membre du comité éditorial de La Déferlante, Nora Bouazzouni est jour­na­liste, spé­cia­li­sée en culture et ali­men­ta­tion. Elle est également tra­duc­trice et autrice. Son nouveau livre, Mangez les riches ! La lutte des classes passe par l’assiette, est paru en octobre 2023 aux éditions Nouriturfu. Cette chronique est la dernière d’une série de quatre sur la pop culture.

 

 


(1) Raphaël Verchère, « Le sport de haut niveau n’est pas qu’une affaire de mérite », La Croix, 5 septembre 2022.

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