Pourquoi tant de femmes psychopathes dans les séries ?

Des premiers récits mytho­lo­giques aux thrillers diffusés aujourd’hui sur les chaînes de la TNT, les femmes sont souvent pré­sen­tées comme des créatures perverses. Cette repré­sen­ta­tion vise à patho­lo­gi­ser celles qui par­viennent à échapper à la domi­na­tion masculine, estime la jour­na­liste et écrivaine Nora Bouazzouni.
Publié le 12 avril 2023
Chronique signée Nora Bouazzouni « Pourquoi tant de femme psy­cho­pathes dans les séries ? »»

À la télé­vi­sion, les affaires cri­mi­nelles ont leurs cases horaires. Les pro­grammes diffusés en prime time nous accablent des mêmes scénarios : des dis­pa­ri­tions d’enfants dans des villages isolés, où tout le monde a un secret et où le coupable est un homme « ordinaire » – le père, l’oncle, le pharmacien. 

En deuxième partie de soirée, place aux psy­cho­pathes¹: là encore, des hommes, cette fois inconnus de leurs victimes, qu’ils enlèvent dans des parkings mal éclairés, puis qu’ils violent, torturent et tuent sim­ple­ment parce qu’ils sont « dégénérés ».Mais l’après-midi, les chaînes misent sur un autre archétype, celui de la cri­mi­nelle dérangée, cas­tra­trice, sexy ou froi­de­ment mani­pu­la­trice. Un trope scé­na­ris­tique qui ne date pas d’hier : la Bible faisait déjà l’étal de ces figures véné­neuses (Dalila, Salomé), la pro­pa­gande his­to­rique aussi (Cléopâtre, Catherine de Médicis, Mata Hari), et la lit­té­ra­ture les exploite depuis longtemps (Misery, Les Liaisons dan­ge­reuses, Mildred Pierce).

Tandis que les spectateur·ices des années 1940–1950 décou­vraient les femmes fatales des films noirs, le public des années 1990 a frémi devant Catherine Tramell, la mante reli­gieuse de Basic Instinct, ou Alex Forrest, la pré­da­trice obses­sion­nelle de Liaison fatale. Ce même public a aussi grandi avec trois des plus grandes mani­pu­la­trices du petit écran : Amanda Woodward, Kimberly Shaw et Sydney Andrews, pro­ta­go­nistes de Melrose Place. La première figure même à la 20e place du top 40 des plus grand·es méchant·es de l’histoire des séries établi par le magazine états-unien Rolling Stone. Trente ans plus tard, c’est Cersei Lannister, reine inces­tueuse de Game of Thrones, ou encore Amy Elliott Dunne, l’héroïne de Gone Girl, qui incarnent cette déviance au féminin.

Toutes ces anti-héroïnes ont le même profil : trompées, abusées, agressées ou tout sim­ple­ment cruelles, elles passent leur temps à manipuler ou punir les hommes – sans pour autant épargner les femmes.

Des fictions qui perpétuent le mythe de la femme perverse

Entre 13 heures et 17 heures, la TNT propose donc des téléfilms états-uniens aux titres évo­ca­teurs – Une séduc­trice dans ma maison, Mystérieuse Mère porteuse, Une belle-mère qui me veut du mal – dont les pitchs se res­semblent cruel­le­ment. Une étudiante du Midwest se fait embaucher comme jeune fille au pair, mais se révèle une dan­ge­reuse dés­équi­li­brée. Une femme sexy et mys­té­rieuse séduit un veuf éploré, mais s’avère être la meur­trière de sa femme. Une ving­te­naire pétillante tue la mère porteuse engagée par son collègue, dont elle est secrè­te­ment amoureuse, pour la remplacer.

L’intrigue laisse place à peu de surprises. Au cœur de « l’engrenage infernal » se trouve une femme, souvent jeune, toujours sédui­sante et cal­cu­la­trice, dont les manœuvres ont un but très clair : attirer un homme dans ses filets ou causer son malheur. Prête à tout, elle n’hésitera pas à l’accuser d’un viol dont il est innocent pour le faire chanter, à inventer un passé trau­ma­ti­sant pour susciter son empathie ou à tuer quiconque se mettra en travers de son chemin. Des fictions qui, comme l’a montré par exemple l’autrice féministe Valérie Rey-Robert dans son livre Une culture du viol à la française, per­pé­tuent l’idée que les femmes sont par nature perverses, et qu’elles mentent dans le but de nuire aux hommes.

Retour de bâton conservateur

Cette misogynie carac­té­ri­sée a colonisé nos ima­gi­naires et nos écrans, alors que la réalité est tout autre : les femmes et les filles sont les premières victimes de violences sexuelles, très majo­ri­tai­re­ment per­pé­trées par les hommes. Les homicides obéissent à une autre logique : c’est d’abord un crime masculin, qui fait prin­ci­pa­le­ment des victimes masculines.

Si la fiction est fascinée par de tels per­son­nages féminins, c’est que l’ultraviolence des femmes, plus rare sta­tis­ti­que­ment, dément les carac­té­ris­tiques qu’on leur associe tra­di­tion­nel­le­ment : la douceur, la sen­si­bi­li­té, l’empathie, la fibre mater­nelle… Les femmes violentes incarnent une double trans­gres­sion : de la loi et des rôles de genre. Ces dis­si­dentes sont patho­lo­gi­sées, consi­dé­rées comme « anormales² » et par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reuses, puisqu’elles usent des sté­réo­types de genre uni­que­ment pour tromper des hommes convain­cus de leur bonté naturelle. Et quand ce n’est pas leur ingénuité, c’est leur sex-appeal qu’elles dégainent pour piéger leur proie. La sexualité des femmes, inti­me­ment liée à la violence contre les hommes, est alors présentée comme une arme létale.

Énième avatar du retour de bâton conser­va­teur observé à chaque avancée féministe, la cri­mi­nelle désaxée abuserait donc sans remords d’une agen­ti­vi­té inédite pour se venger des mâles (ou des autres femmes, qui ne sont alors que des concur­rentes). Ces récits, qui mettent en scène l’impensable et l’impossible, stig­ma­tisent la liberté des femmes et leur sexualité, pour mieux conjurer la peur panique des hommes consta­tant leur perte de pouvoir. 

Membre du comité éditorial de La Déferlante, Nora Bouazzouni est jour­na­liste spé­cia­li­sée en culture et ali­men­ta­tion. Elle est également tra­duc­trice et écrivaine, autrice de Faiminisme. Quand le sexisme passe à table (2017) et Steaksisme. En finir avec le mythe de la végé et du viandard (2021), parus aux éditions Nouriturfu. Cette chronique est la deuxième d’une série de quatre sur la pop culture.


  1. Rappelons que la psy­cho­pa­thie est un trouble de la per­son­na­li­té, et non une maladie mentale, qui tou­che­rait 2 à 3 % de la popu­la­tion mondiale, et que, contrai­re­ment à la vision cari­ca­tu­rale des fictions, les personnes qui en sont atteintes ne sont pas toutes des cri­mi­nelles en puissance.
  2. À l’inverse, de Tony Soprano (Les Sopranos) à Dexter Morgan (Dexter) en passant par Walter White (Breaking Bad), plusieurs séries nor­ma­lisent la cor­rup­tion morale des hommes, présentés comme des anti-héros atta­chants, des pères de famille aimants, qui bordent leurs enfants après avoir abattu un ennemi de sang-froid.
Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
Consulter le sommaire

Dans la même catégorie