Quand on m’a demandé sur quel sujet j’aurais quelque chose à exprimer, j’ai dit, pas gênée, fanfaronne, même pas peur : l’amitié. Parfois, on se met soi-même dans des pièges, c’est complètement dingue.
Cela m’inquiète parce que j’ai 45 ans passés, que mes parents ne sont plus de ce monde, que je ne suis plus l’enfant de personne et que je ne peux plus vraiment me retourner pour demander de l’aide ou des comptes sur l’existence à quelqu’un qui serait plus vieux que moi. Cela m’inquiète parce que j’ai construit ma vie loin des liens conjugaux et familiaux traditionnels, parce que je n’ai pas d’enfants, personne à qui transmettre ce que j’ai appris de la vie, cette garce, et que ma famille, celles et ceux sur qui je peux compter, celles et ceux qui toujours me détournent de la falaise de laquelle j’ai projeté de me jeter, ce sont mes ami·es. Ma fiancée et mes ami·es. Une famille d’élection qui a rendu ma vie de femme lesbienne possible, vivable, joyeuse, épanouissante même. Une famille essentielle, essentiellement queer, construite pas à pas dans le temps, dont la cohésion et l’harmonie ont été brusquement ou plutôt accidentellement mises à mal par les séparations imposées par l’épisode pandémique. Le repli inconscient de la société sur la cellule familiale hétéro, incarné par la notion de «foyer », ça nous a fait comme une gifle, un camouflet, comme un retour au placard¹. Si, je vous assure, monsieur l’agent, nous sommes du même foyer car nous nous réchauffons au même feu, mais nous ne vivons pas sous le même toit, vous comprenez? Certain·es, dont moi, terrifié·es à l’idée de contaminer leurs ami.es-famille, n’ont même pas cherché à défendre cette option. Du coup, chacun·e s’est retrouvé·e isolé·e, obligé·e de rentrer dans sa province mentale, celle où les volets roulants se baissent à 18 heures sur des rues désertes quelle que soit la saison, celle où on vous regarde de travers à la boulangerie.
Retrait Mélancolique
Il y avait bien le téléphone et les apéros Zoom pour entretenir les braises de ce foyer atomisé mais ce n’était pas suffisant. Et puis, il y avait quelque chose d’obscène à se plaindre, depuis nos canapés chauffants, de nos vagues à l’âme minoritaires quand, partout autour de nous, tant de gens tombaient. Alors on s’est tu·es et on a plaisanté, tenu le café du commerce, raconté le contour des choses et du temps, décrit ce qu’on apercevait depuis nos fenêtres. Mais sans la réactivation concrète et répétée de ces liens d’affection, de cette tendresse physique, sans la réaffirmation de cette ineffable complicité qui rend nos vies libres et flamboyantes, sans le perpétuel redéploiement de cette grille de lecture commune qui rend l’ennemi visible et la violence articulable, sans le réconfort, enfin, de cet être-ensemble et des futurs qu’il implique, chacun·e a silencieusement redérivé vers le marasme informe et étouffant duquel il ou elle avait si difficilement réussi à s’extraire. Ainsi, la distanciation sociale obligatoire s’est muée en auto-mise au ban psychique et, de fil en aiguille, en mise à distance volontaire, voire en retrait mélancolique.
Ces « retours à Reims » forcés, à peine masqués par l’enthousiasme feint autour de nouveaux hobbies, films rares, livres anciens, jardinage, machines à pain et kits de tricot, nous ont bouleversé·es, abîmé·es, usé·es, mes ami·es et moi, et cela explique peut-être la difficulté que nous avons parfois eue à refaire la route pour nous re-trouver. Nous étions, au sortir de cet enfermement, dans un tel état de déprivation, de hurlement intérieur, dans une telle dé-formation, que nous ne nous sommes pas toujours re-connu·es. Certains équilibres s’en sont trouvés modifiés, leur dérèglement mettant au jour de manière parfois un peu abrupte les motifs sur lesquels ils reposaient.
Serait-ce à dire que l’amitié, un peu comme l’amour, est un théâtre de projections où chacun·e tente de liquider une situation d’enfance ou de retrouver quelque chose d’un paradis perdu ? Serait-ce à dire que l’amitié est aussi une fiction invraisemblable, tissée de névroses, qui n’existe que parce que d’autres consentent à la partager avec vous jusqu’à ce qu’ils aient mieux à faire, mieux à vivre? Je ne sais pas. Probablement. J’y pense parfois quand tout se met à trembler. Du coup, certains soirs, quand le sombre du ciel me plonge dans une de ces angoisses glaciales, j’hésite désormais à appeler mes ami·es pour leur faire part de ce terrible changement de luminosité. Ils ou elles décrocheraient, je le sais, mais je ne veux pas les déranger avec ma petite histoire, ma petite fiction. Et puis à cette heure, ils ou elles doivent être dans le métro, en voiture, en terrasse, au Franprix, ou en train de rentrer chez eux ou chez elles, fatigué·es, lessivé·es, sur les genoux et peu disposé·es à écouter les jérémiades existentielles de la copine sentimentale. Moi aussi parfois, je ne suis pas disposée. De toute manière, maintenant, les psys sont là pour ça, n’est-ce pas ? N’ai-je pas moi-même récemment répondu à une amie qui me décrivait son désespoir qu’elle devrait peut-être consulter ? C’était la honte de dire ça. Depuis quand suis-je trop fragile, trop occupée et trop incompétente pour recevoir la parole de mes ami·es ?
L’autonomie doit l’emporter
Bref, à cause de cette période délétère, certain·es naviguent encore en eaux troubles, d’autres, plus gaillard·es, ont profité de ce rebattage de cartes intérieur pour changer d’histoire, de chemin, faire autre chose, vivre ailleurs, et ça m’inquiète parce je me demande comment je vais faire face à leur absence. Bien sûr, il y aura le téléphone, les cartes postales, on boira un café à Bordeaux ou à Montpellier de temps à autre, on s’enverra des mots sur les réseaux sociaux, l’attachement perdurera dans un coin de nos cœurs mais, de loin en loin et au bout d’un moment… Souvent, je préfère le détachement préventif à ces effacements programmés. Mes ami·es me manqueront, et pourtant je me garderai de leur faire part de mes appréhensions. Au contraire, je me réjouirai pour elles et eux de ce nouveau projet, de ce nouvel élan. Car en amitié il est un principe que j’ai eu du mal à
articuler² , mais qui vaut désormais pour moi dans tous les cas : jamais le besoin que j’ai de l’autre (pour me sentir exister, pour me sentir importante, intelligente, désirée, aimée, attendue) ne doit l’emporter sur son indépendance. Rien dans l’affection que nous nous portons ne doit venir entraver nos mouvements, nos intentions, notre autonomie. Car c’est ainsi que nous continuerons à nous trouver beaux et belles, libres, égaux et égales, puissant·es, à nous aimer et à désirer nous revoir dans le futur³.
Toutes les fâcheries, toutes les fins, y compris dans les camaraderies politiques, viennent toujours de ce que l’un·e n’a pas considéré l’autre comme son égal·e, qu’il l’a pris·e de haut, de loin, pour un cornichon ou obligé·e à quelque chose. Et force est de constater que les motifs de déception sont nombreux. Quoi de plus douloureux, par exemple, que ces ami·es systématiquement et outrageusement en retard qui me signifient, par leur absence et tandis que je les attends depuis 45 minutes à une terrasse ventée et bruyante, que mon temps a moins de valeur que le leur, qui m’obligent à être de mauvaise humeur, ou pire, triste? Quoi de plus éprouvant que ces ami·es en mal de place ou de sceptre qui en savent toujours plus long que moi sur des sujets qui sont pourtant ma partie, et qui, ce faisant, m’obligent à disparaître? Quoi de plus blessant que ces ami·es qui m’obligent à me sentir idiote ou coupable, hystérique ou bossy, qui me contraignent à jouer un rôle ou une partition qui n’est pas la mienne? Quoi de plus déconcertant, enfin, que ces ami·es qui refusent de me voir changer, avancer, ou refusent d’avancer elles ou eux-mêmes et me contraignent ainsi à quitter, pour un temps, l’histoire qui nous unit ?
Fantaisie et boîte à conneries
Dans l’ensemble, chacun·e fait de son mieux, je le sais, et je veux bien faire des efforts, pas de problème. Mais, compte tenu de mon âge et du temps qu’il me reste, je crois que je préfère la joie. Does it spark joy ⁴? me demandé-je en soupirant à intervalles réguliers. À ce sujet, j’aime bien les mots – une femme a probablement dû les écrire avant lui mais nous n’en saurons jamais rien – qu’Albert Camus adresse à son ami René Char : « Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. À la fin, on mourrait de chagrin, littéralement.⁵ » Voilà, exactement, thanks mate.
Parlons-en donc de ces liens qui libèrent et laissons éclater, dans ce texte constipé et sans vue sur mer, un petit passage poétique et quelques bulles de joie. Depuis le début, je tortille du pied et je n’ose pas aborder la question parce que j’ai peur que ma ferveur, cette émotion qu’on ne trouve plus que dans les romans sentimentaux, passe pour de la niaiserie. Mais bon, tant pis, j’y vais. Pour moi, la déflagration se produit toujours quand un·e ami·e devant moi déploie sa fantaisie. Sa fantaisie, son imaginaire et sa boîte à conneries. Révéler à quelqu’un qu’on connaît à peine, l’existence de son pays bizarre, c’est courageux, quel que soit l’âge. Le plus souvent, le simple fait d’y avoir été invité·e suffit à sceller le lien. Ensuite vient la question de l’éclat du jour et des couleurs. Qu’ils sont lumineux tes paysages ! Et ces routes ! Quelle griserie, quels virages ! C’est marrant, ça ressemble un peu à chez moi. À partir de là, on fait l’effort de ne rien piétiner avec sa propre bêtise, on prend le temps de regarder les fleurs de chaque massif, de retenir le nom de l’endroit formidable qu’on n’a pas encore vu mais qu’on découvrira à la prochaine promenade. Puis viennent les contes et légendes, les textes fondateurs, le contexte, les héros et les héroïnes, l’histoire de ce petit cochon qui saute dans les rivières dès que l’occasion se présente, celle de ce monsieur qui a un gros pansement sur le front, celle encore du gredin dont la spécialité
est de gâcher la fête. Bon, je dois y aller, mais tu sais, je reviendrai. Et puis la fois suivante, c’est toi qui viendras. OK, on fait ça. Je chéris aussi les moments où mon ami·e m’arrache à l’obscurité dans laquelle je piétine. Parfois, quand nous parlons, je me rends compte que je ne sais rien. Je ne sais rien de la guerre des Balkans, ni du camp de Rivesaltes ; je ne sais rien de Robert Walser ni de l’extinction du disco. Alors, pour que puisse continuer notre conversation, je rattrape mon retard et des pans entiers du monde s’éclairent tandis que tombe ma mâchoire. Ainsi nous cheminons ensemble, mon ami·e et moi, des jours et des années durant⁶ . Et à force d’arpenter l’étrange pays de mon ami·e, je commence à comprendre ses raisons et bientôt sa vision, qui ressemble par endroits, ou peutêtre par capillarité, quand même beaucoup à la mienne. Alors nous rions ensemble à gorge déployée, en nous tenant les côtes, de ce que le réel autour de nous soit si laid.
Et se dégourdir les jambes…
Maintenant, pour finir en beauté, remplacez dans le précédent paragraphe le mot «ami·e », par le syntagme «tendre ami·e », ajoutez, au milieu du passage, juste après « Et puis la prochaine fois, c’est toi qui viendras», un baiser de hasard, des scènes de sexe en grande quantité sur tous les canapés qui se présentent. Insérez un camion de déménagement. Reprenez le texte où il en est – «Je chéris» –, puis juste après « que tombe ma
mâchoire », incorporez rapidement un malentendu dû à un voyage de quelques jours à Berlin ou à Los Angeles, suivi d’un accident de type rupture fracassante ». Faites repasser le camion de déménagement. Marquez une pause dans le texte, soufflez un peu, sortez de l’habitacle, dégourdissez-vous les jambes, puis reprenez tranquillement votre route à « Ainsi nous cheminons ensemble, mon ami·e et moi, des jours et des années durant» et vous aurez une idée de ce qu’est une amitié lesbienne. Parfois la séquence où on se dégourdit les jambes est un peu difficile, un peu longuette, c’est vrai, mais, la plupart du temps et avec l’expérience, on sait que la suite de l’histoire sera encore plus passionnante que le début, alors on patiente gentiment, en fumant des clopes⁷.•
1. Lire à ce sujet, sur son blog, le joli texte de Charles Roncier
2. La lecture du texte Amitiés. L’art de bien aimer, de Simone Weil (Rivages Poche, 2016) a été déterminante dans cette tardive articulation.
3. Ce lien qui jamais n’asservit ni ne domine, qu’aucune institution ne vient attester, qu’aucun protocole ne vient contraindre, qui s’invente de A à Z et qui n’existe que par sa régulière reproclamation, ne serait-il pas le mode d’aimer idéal ? Je dis ça…
4. Marie Kondo, la reine japonaise du rangement, propose de très efficaces principes de tri. L’«étincelle de joie»
(spark joy) en est un.»
5. Albert Camus, René Char, Correspondance (1946–1959), Gallimard, 2007.
6. Écouter à ce sujet «Mon camarade», une chanson de Jean-Roger Caussimon magnifiquement reprise par
Dominique A sur la deuxième édition de l’album Tout sera comme avant (2012).
7. Et peut-être en écoutant You’ve Got a Friend de Carole King dont le premier couplet va comme suit : «When you’re down and troubled ( Quand tu es triste et tourmenté·e ) / And you need some lovin’ care ( Et que tu as besoin de réconfort ) / And nothin’, nothin’ is goin’ right ( Et que rien, rien ne va ) / Close your eyes and think of me ( Ferme les yeux et pense à moi ) / And soon I will be there ( Et bientôt je serai là ) / To brighten up even your darkest night. ( Pour éclairer la plus sombre de tes nuits ) »