Anne Pauly : En réalité, l’amitié…

Pourquoi, parfois, l’amitié vacille ? Dans ce texte inédit, l’écrivaine Anne Pauly s’inquiète des coups portés par les gestes barrières et les confi­ne­ments répétés aux joies réelles de ce lien réputé indes­truc­tible. À moins que ce soit tout bonnement à cause de l’âge ? Ou bien parce que l’amitié cacherait un autre sentiment. Qui sait ?
Publié le 13 juin 2023
Illustration Récit « En réalité, l'amitié » d'Anne Pauly
Léa Djeziri

Quand on m’a demandé sur quel sujet j’aurais quelque chose à exprimer, j’ai dit, pas gênée, fan­fa­ronne, même pas peur : l’amitié. Parfois, on se met soi-même dans des pièges, c’est com­plè­te­ment dingue. 

Et voilà qu’en cette fin d’été, j’étais devant ma feuille, à me demander ce que j’allais bien pouvoir écrire d’intelligent parce que là, dans l’instant, avec vue sur mer, rien ne me venait: cerveau vide, brouillard en nappes, aphasie débi­li­tante, réflexes dis­ser­ta­tion­nels mal­heu­reux, de tout temps les hommes, parce que c’était lui, parce que c’était moi, éditions Je-sais-tout et publi­ca­tions Réponds-moi, approches illus­trées wikiHow et citations niaises sur fond de cosmos, parfaites pour la porte des toilettes. Spontanément, j’ai tout de suite rendu visite à l’hilarant Mes amis d’Emmanuel Bove (1924), chronique d’un pauvre bougre, incapable de s’en faire, des amis, ce qui ne m’a pas vraiment aidée. Puis, bonne fille, redoutant de n’être que l’imposture que je suis, j’ai quand même poussé un peu vers les clas­siques : Aristote, Agamben, Foucault, Derrida – je décon­seille Politiques de l’amitié à la plage –, Simone Weil et Adrienne Rich. J’ai lu et relu des choses très belles, très justes, très inté­res­santes, super, de quoi lancer n’importe quelle fusée, mais mon cerveau refusait toujours de coopérer. Alors il a bien fallu que je me l’avoue : la vérité, c’est que récemment le socle de mes amitiés a subi de légères secousses, de subtils glis­se­ments de terrain, et que cela m’inquiète.

Cela m’inquiète parce que j’ai 45 ans passés, que mes parents ne sont plus de ce monde, que je ne suis plus l’enfant de personne et que je ne peux plus vraiment me retourner pour demander de l’aide ou des comptes sur l’existence à quelqu’un qui serait plus vieux que moi. Cela m’inquiète parce que j’ai construit ma vie loin des liens conjugaux et familiaux tra­di­tion­nels, parce que je n’ai pas d’enfants, personne à qui trans­mettre ce que j’ai appris de la vie, cette garce, et que ma famille, celles et ceux sur qui je peux compter, celles et ceux qui toujours me détournent de la falaise de laquelle j’ai projeté de me jeter, ce sont mes ami·es. Ma fiancée et mes ami·es. Une famille d’élection qui a rendu ma vie de femme lesbienne possible, vivable, joyeuse, épa­nouis­sante même. Une famille essen­tielle, essen­tiel­le­ment queer, construite pas à pas dans le temps, dont la cohésion et l’harmonie ont été brus­que­ment ou plutôt acci­den­tel­le­ment mises à mal par les sépa­ra­tions imposées par l’épisode pan­dé­mique. Le repli incons­cient de la société sur la cellule familiale hétéro, incarné par la notion de «foyer », ça nous a fait comme une gifle, un camouflet, comme un retour au placard¹. Si, je vous assure, monsieur l’agent, nous sommes du même foyer car nous nous réchauf­fons au même feu, mais nous ne vivons pas sous le même toit, vous comprenez? Certain·es, dont moi, terrifié·es à l’idée de conta­mi­ner leurs ami.es-famille, n’ont même pas cherché à défendre cette option. Du coup, chacun·e s’est retrouvé·e isolé·e, obligé·e de rentrer dans sa province mentale, celle où les volets roulants se baissent à 18 heures sur des rues désertes quelle que soit la saison, celle où on vous regarde de travers à la boulangerie.

Retrait Mélancolique

Il y avait bien le téléphone et les apéros Zoom pour entre­te­nir les braises de ce foyer atomisé mais ce n’était pas suffisant. Et puis, il y avait quelque chose d’obscène à se plaindre, depuis nos canapés chauf­fants, de nos vagues à l’âme mino­ri­taires quand, partout autour de nous, tant de gens tombaient. Alors on s’est tu·es et on a plaisanté, tenu le café du commerce, raconté le contour des choses et du temps, décrit ce qu’on aper­ce­vait depuis nos fenêtres. Mais sans la réac­ti­va­tion concrète et répétée de ces liens d’affection, de cette tendresse physique, sans la réaf­fir­ma­tion de cette ineffable com­pli­ci­té qui rend nos vies libres et flam­boyantes, sans le perpétuel redé­ploie­ment de cette grille de lecture commune qui rend l’ennemi visible et la violence arti­cu­lable, sans le réconfort, enfin, de cet être-ensemble et des futurs qu’il implique, chacun·e a silen­cieu­se­ment redérivé vers le marasme informe et étouffant duquel il ou elle avait si dif­fi­ci­le­ment réussi à s’extraire. Ainsi, la dis­tan­cia­tion sociale obli­ga­toire s’est muée en auto-mise au ban psychique et, de fil en aiguille, en mise à distance volon­taire, voire en retrait mélancolique.

Ces « retours à Reims » forcés, à peine masqués par l’enthousiasme feint autour de nouveaux hobbies, films rares, livres anciens, jardinage, machines à pain et kits de tricot, nous ont bouleversé·es, abîmé·es, usé·es, mes ami·es et moi, et cela explique peut-être la dif­fi­cul­té que nous avons parfois eue à refaire la route pour nous re-trouver. Nous étions, au sortir de cet enfer­me­ment, dans un tel état de dépri­va­tion, de hurlement intérieur, dans une telle dé-formation, que nous ne nous sommes pas toujours re-connu·es. Certains équi­libres s’en sont trouvés modifiés, leur dérè­gle­ment mettant au jour de manière parfois un peu abrupte les motifs sur lesquels ils reposaient.

Serait-ce à dire que l’amitié, un peu comme l’amour, est un théâtre de pro­jec­tions où chacun·e tente de liquider une situation d’enfance ou de retrouver quelque chose d’un paradis perdu ? Serait-ce à dire que l’amitié est aussi une fiction invrai­sem­blable, tissée de névroses, qui n’existe que parce que d’autres consentent à la partager avec vous jusqu’à ce qu’ils aient mieux à faire, mieux à vivre? Je ne sais pas. Probablement. J’y pense parfois quand tout se met à trembler. Du coup, certains soirs, quand le sombre du ciel me plonge dans une de ces angoisses glaciales, j’hésite désormais à appeler mes ami·es pour leur faire part de ce terrible chan­ge­ment de lumi­no­si­té. Ils ou elles décro­che­raient, je le sais, mais je ne veux pas les déranger avec ma petite histoire, ma petite fiction. Et puis à cette heure, ils ou elles doivent être dans le métro, en voiture, en terrasse, au Franprix, ou en train de rentrer chez eux ou chez elles, fatigué·es, lessivé·es, sur les genoux et peu disposé·es à écouter les jéré­miades exis­ten­tielles de la copine sen­ti­men­tale. Moi aussi parfois, je ne suis pas disposée. De toute manière, main­te­nant, les psys sont là pour ça, n’est-ce pas ? N’ai-je pas moi-même récemment répondu à une amie qui me décrivait son désespoir qu’elle devrait peut-être consulter ? C’était la honte de dire ça. Depuis quand suis-je trop fragile, trop occupée et trop incom­pé­tente pour recevoir la parole de mes ami·es ?

L’autonomie doit l’emporter

Bref, à cause de cette période délétère, certain·es naviguent encore en eaux troubles, d’autres, plus gaillard·es, ont profité de ce rebattage de cartes intérieur pour changer d’histoire, de chemin, faire autre chose, vivre ailleurs, et ça m’inquiète parce je me demande comment je vais faire face à leur absence. Bien sûr, il y aura le téléphone, les cartes postales, on boira un café à Bordeaux ou à Montpellier de temps à autre, on s’enverra des mots sur les réseaux sociaux, l’attachement perdurera dans un coin de nos cœurs mais, de loin en loin et au bout d’un moment… Souvent, je préfère le déta­che­ment préventif à ces effa­ce­ments pro­gram­més. Mes ami·es me man­que­ront, et pourtant je me garderai de leur faire part de mes appré­hen­sions. Au contraire, je me réjouirai pour elles et eux de ce nouveau projet, de ce nouvel élan. Car en amitié il est un principe que j’ai eu du mal à
arti­cu­ler² , mais qui vaut désormais pour moi dans tous les cas : jamais le besoin que j’ai de l’autre (pour me sentir exister, pour me sentir impor­tante, intel­li­gente, désirée, aimée, attendue) ne doit l’emporter sur son indé­pen­dance. Rien dans l’affection que nous nous portons ne doit venir entraver nos mou­ve­ments, nos inten­tions, notre autonomie. Car c’est ainsi que nous conti­nue­rons à nous trouver beaux et belles, libres, égaux et égales, puissant·es, à nous aimer et à désirer nous revoir dans le futur³.

Toutes les fâcheries, toutes les fins, y compris dans les cama­ra­de­ries poli­tiques, viennent toujours de ce que l’un·e n’a pas considéré l’autre comme son égal·e, qu’il l’a pris·e de haut, de loin, pour un cornichon ou obligé·e à quelque chose. Et force est de constater que les motifs de déception sont nombreux. Quoi de plus dou­lou­reux, par exemple, que ces ami·es sys­té­ma­ti­que­ment et outra­geu­se­ment en retard qui me signi­fient, par leur absence et tandis que je les attends depuis 45 minutes à une terrasse ventée et bruyante, que mon temps a moins de valeur que le leur, qui m’obligent à être de mauvaise humeur, ou pire, triste? Quoi de plus éprouvant que ces ami·es en mal de place ou de sceptre qui en savent toujours plus long que moi sur des sujets qui sont pourtant ma partie, et qui, ce faisant, m’obligent à dis­pa­raître? Quoi de plus blessant que ces ami·es qui m’obligent à me sentir idiote ou coupable, hys­té­rique ou bossy, qui me contraignent à jouer un rôle ou une partition qui n’est pas la mienne? Quoi de plus décon­cer­tant, enfin, que ces ami·es qui refusent de me voir changer, avancer, ou refusent d’avancer elles ou eux-mêmes et me contraignent ainsi à quitter, pour un temps, l’histoire qui nous unit ?

Fantaisie et boîte à conneries

Dans l’ensemble, chacun·e fait de son mieux, je le sais, et je veux bien faire des efforts, pas de problème. Mais, compte tenu de mon âge et du temps qu’il me reste, je crois que je préfère la joie. Does it spark joy ? me demandé-je en soupirant à inter­valles réguliers. À ce sujet, j’aime bien les mots – une femme a pro­ba­ble­ment dû les écrire avant lui mais nous n’en saurons jamais rien – qu’Albert Camus adresse à son ami René Char : « Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles ser­vi­tudes, venues de qui on aime. À la fin, on mourrait de chagrin, lit­té­ra­le­ment. » Voilà, exac­te­ment, thanks mate.

Parlons-en donc de ces liens qui libèrent et laissons éclater, dans ce texte constipé et sans vue sur mer, un petit passage poétique et quelques bulles de joie. Depuis le début, je tortille du pied et je n’ose pas aborder la question parce que j’ai peur que ma ferveur, cette émotion qu’on ne trouve plus que dans les romans sen­ti­men­taux, passe pour de la niaiserie. Mais bon, tant pis, j’y vais. Pour moi, la défla­gra­tion se produit toujours quand un·e ami·e devant moi déploie sa fantaisie. Sa fantaisie, son ima­gi­naire et sa boîte à conneries. Révéler à quelqu’un qu’on connaît à peine, l’existence de son pays bizarre, c’est courageux, quel que soit l’âge. Le plus souvent, le simple fait d’y avoir été invité·e suffit à sceller le lien. Ensuite vient la question de l’éclat du jour et des couleurs. Qu’ils sont lumineux tes paysages ! Et ces routes ! Quelle griserie, quels virages ! C’est marrant, ça ressemble un peu à chez moi. À partir de là, on fait l’effort de ne rien piétiner avec sa propre bêtise, on prend le temps de regarder les fleurs de chaque massif, de retenir le nom de l’endroit for­mi­dable qu’on n’a pas encore vu mais qu’on décou­vri­ra à la prochaine promenade. Puis viennent les contes et légendes, les textes fon­da­teurs, le contexte, les héros et les héroïnes, l’histoire de ce petit cochon qui saute dans les rivières dès que l’occasion se présente, celle de ce monsieur qui a un gros pansement sur le front, celle encore du gredin dont la spécialité
est de gâcher la fête. Bon, je dois y aller, mais tu sais, je revien­drai. Et puis la fois suivante, c’est toi qui viendras. OK, on fait ça. Je chéris aussi les moments où mon ami·e m’arrache à l’obscurité dans laquelle je piétine. Parfois, quand nous parlons, je me rends compte que je ne sais rien. Je ne sais rien de la guerre des Balkans, ni du camp de Rivesaltes ; je ne sais rien de Robert Walser ni de l’extinction du disco. Alors, pour que puisse continuer notre conver­sa­tion, je rattrape mon retard et des pans entiers du monde s’éclairent tandis que tombe ma mâchoire. Ainsi nous cheminons ensemble, mon ami·e et moi, des jours et des années durant . Et à force d’arpenter l’étrange pays de mon ami·e, je commence à com­prendre ses raisons et bientôt sa vision, qui ressemble par endroits, ou peutêtre par capil­la­ri­té, quand même beaucoup à la mienne. Alors nous rions ensemble à gorge déployée, en nous tenant les côtes, de ce que le réel autour de nous soit si laid.

Et se dégourdir les jambes…

Maintenant, pour finir en beauté, remplacez dans le précédent para­graphe le mot «ami·e », par le syntagme «tendre ami·e », ajoutez, au milieu du passage, juste après « Et puis la prochaine fois, c’est toi qui viendras», un baiser de hasard, des scènes de sexe en grande quantité sur tous les canapés qui se pré­sentent. Insérez un camion de démé­na­ge­ment. Reprenez le texte où il en est – «Je chéris» –, puis juste après « que tombe ma
mâchoire », incor­po­rez rapi­de­ment un mal­en­ten­du dû à un voyage de quelques jours à Berlin ou à Los Angeles, suivi d’un accident de type rupture fra­cas­sante ». Faites repasser le camion de démé­na­ge­ment. Marquez une pause dans le texte, soufflez un peu, sortez de l’habitacle, dégourdissez-vous les jambes, puis reprenez tran­quille­ment votre route à « Ainsi nous cheminons ensemble, mon ami·e et moi, des jours et des années durant» et vous aurez une idée de ce qu’est une amitié lesbienne. Parfois la séquence où on se dégourdit les jambes est un peu difficile, un peu longuette, c’est vrai, mais, la plupart du temps et avec l’expérience, on sait que la suite de l’histoire sera encore plus pas­sion­nante que le début, alors on patiente gentiment, en fumant des clopes.•

1. Lire à ce sujet, sur son blog, le joli texte de Charles Roncier

2. La lecture du texte Amitiés. L’art de bien aimer, de Simone Weil (Rivages Poche, 2016) a été déter­mi­nante dans cette tardive articulation.

3. Ce lien qui jamais n’asservit ni ne domine, qu’aucune ins­ti­tu­tion ne vient attester, qu’aucun protocole ne vient contraindre, qui s’invente de A à Z et qui n’existe que par sa régulière repro­cla­ma­tion, ne serait-il pas le mode d’aimer idéal ? Je dis ça…

4. Marie Kondo, la reine japonaise du rangement, propose de très efficaces principes de tri. L’«étincelle de joie»
(spark joy) en est un.»

5. Albert Camus, René Char, Correspondance (1946–1959), Gallimard, 2007.

6. Écouter à ce sujet «Mon camarade», une chanson de Jean-Roger Caussimon magni­fi­que­ment reprise par
Dominique A sur la deuxième édition de l’album Tout sera comme avant (2012).

7. Et peut-être en écoutant You’ve Got a Friend de Carole King dont le premier couplet va comme suit : «When you’re down and troubled ( Quand tu es triste et tourmenté·e ) / And you need some lovin’ care ( Et que tu as besoin de réconfort ) / And nothin’, nothin’ is goin’ right ( Et que rien, rien ne va ) / Close your eyes and think  of me ( Ferme les yeux et pense à moi ) / And soon I will be there ( Et bientôt je serai là ) / To brighten up even your darkest night. ( Pour éclairer la plus sombre de tes nuits ) »

S’aimer : pour une libération des sentiments

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°4. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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