« C’est ma responsabilité d’enseignante de démonter les discours racistes »

Alors qu’en France, les élections légis­la­tives du 30 juin et du 7 juillet ont confirmé la poussée phé­no­mé­nale du Rassemblement national (RN) dans les urnes, nous vous proposons tout l’été une série de news­let­ters pour mettre en lumière les résis­tances fémi­nistes et citoyennes à l’extrême droite. Cette semaine, nous donnons la parole à Manel Ben Boubaker, pro­fes­seure d’histoire-géographie en Seine-Saint-Denis.
Publié le 23 août 2024
Le 30 mars 2024, Manel Ben Boubaker (au centre, tenant un fumigène) manifestait en faveur d’un plan d’urgence pour les établissements scolaires de Seine-Saint-Denis. Crédit photo : Camille Chaumeron
Le 30 mars 2024, Manel Ben Boubaker (au centre, tenant un fumigène) mani­fes­tait en faveur d’un plan d’urgence pour les éta­blis­se­ments scolaires de Seine-Saint-Denis. Crédit photo : Camille Chaumeron

Enseignante depuis quinze ans dans des quartiers prio­ri­taires, Manel Ben Boubaker est militante féministe et antiraciste.

Syndiquée à Sud Éducation 93, elle a participé à l’écriture de l’ouvrage Entrer en pédagogie anti­ra­ciste. D’une lutte syndicale à des pratiques éman­ci­pa­trices (Shed publi­shing, 2023). Elle est membre du comité éditorial de La Déferlante.

« Je viens d’un milieu populaire, ouvrier, immigré. Mon père est arrivé en France au début des années 1970 puis ma mère l’a rejoint grâce à un rap­pro­che­ment familial. Mes parents étaient du mauvais côté des Trente Glorieuses : ils tra­vaillaient dur pour la crois­sance de la France mais n’en pro­fi­taient pas vraiment. J’ai grandi à Paris dans les années 1980 et 1990 en côtoyant plusieurs com­mu­nau­tés ethno-raciales. La plupart des gens de mon entourage étaient dans le déni du racisme et croyaient à une France black-blanc-beur heureuse et unie.

En mai 2002, je finissais ma classe de seconde quand le Front national a été qualifié au second tour [de l’élection pré­si­den­tielle face à Jacques Chirac] et j’ai manifesté pour la première fois. L’année suivante, je suis descendue dans la rue pour protester contre la guerre en Irak. Mon mili­tan­tisme est né d’un combat anti­co­lo­nial, ravivé après la loi de 2004 inter­di­sant le port de signes religieux à l’école [visant notamment les jeunes filles musul­manes portant le foulard], qui marque pour moi le début de l’islamophobie d’État. En 2005, quand les révoltes éclatent dans les banlieues après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois, j’étudie les sciences poli­tiques et l’histoire à la fac et je milite contre le contrat première embauche. Je côtoie alors des syn­di­ca­listes et des jeunes com­mu­nistes révo­lu­tion­naires, sans adhérer à leurs orga­ni­sa­tions à cause du sexisme et du racisme qui y règnent.

Syndicalisme de transformation sociale

En 2011, je réussis le Capes d’histoire-géographie et je deviens pro­fes­seure stagiaire à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, dans un quartier très défa­vo­ri­sé. Sarkozy, qui est alors président, a mis en place une réforme brutale de la formation des profs qui trau­ma­tise les plus jeunes d’entre nous en les jetant devant des élèves sans aucune formation. Alors à cette époque, je me syndique chez Sud Éducation pour me défendre. Depuis, j’ai participé à de nom­breuses grèves, notamment contre la réforme de l’éducation prio­ri­taire, durant les­quelles j’ai parfois perdu beaucoup de mon salaire.

Ma boussole, c’est le syn­di­ca­lisme de lutte et de trans­for­ma­tion sociale, c’est-à-dire un syn­di­ca­lisme qui entend aussi changer la société, lutter contre le racisme, le sexisme, et pas uni­que­ment centré sur mes condi­tions de travail. Avec la com­mis­sion anti­ra­ciste de Sud Éducation 93, on a écrit un livre qui propose de nouvelles façons d’enseigner en tenant compte de la dimension raciale. Au quotidien, je propose un ensei­gne­ment déco­lo­nial en mettant en avant des per­son­na­li­tés non blanches ou en démon­trant la com­po­sante coloniale du langage : j’explique par exemple à mes élèves qu’en France on utilise le terme “guerre d’indépendance de l’Algérie” alors qu’en Algérie on parle de “guerre de libé­ra­tion” ou de “révo­lu­tion”.


« LORS DES BLOCAGES D’ÉTABLISSEMENTS, JE DOIS PROTÉGER MES ÉLÈVES FACE À LA POLICE »


Mes élèves sont des produits de la société actuelle : elles et ils sont influencé·es par les médias tra­di­tion­nels, les émissions d’Hanouna et TikTok. C’est ma res­pon­sa­bi­li­té d’éducatrice et d’enseignante d’apporter une pensée critique et de démonter les contre­vé­ri­tés des discours fascistes, racistes, sexistes et LGBTphobes que ces médias propagent. C’est un travail de longue haleine de trans­for­ma­tion des consciences. Je dois aussi protéger mes élèves face à la police qui les embarque rapi­de­ment quand a lieu un blocage du lycée, comme lors de la mobi­li­sa­tion contre Parcoursup en 2018 ou contre le nouveau bac­ca­lau­réat en 2020. Plusieurs fois, je suis allée les chercher au com­mis­sa­riat et je fais tout pour qu’ils n’aient pas de conseil de dis­ci­pline après leur mobilisation.

Vous avez vu der­niè­re­ment le nombre d’actes racistes en France ? Il y en a au moins un par jour ! Sur Instagram [début juillet], un joueur du XV de France a publié une vidéo où il menaçait de “mettre un coup de casque” au “premier Arabe sur sa route”. Ça va de plus en plus loin et ça rejoint le seul projet politique de l’extrême droite : la violence. Si on regarde le passé et le présent des pays gouvernés par l’extrême droite, le but final c’est l’élimination et l’extermination des personnes mino­ri­taires, de celles et ceux qu’ils assi­milent à “des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur”. En tant que femme non blanche, cultivée et syn­di­ca­liste, je suis l’une des premières cibles.

À circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles

Avant le premier tour des légis­la­tives, j’ai milité auprès de mes élèves : à cir­cons­tances excep­tion­nelles, mesures excep­tion­nelles ! Avec des collègues, nous avons écrit des tracts infor­ma­tifs pour que nos élèves de plus de 18 ans aillent voter. Ma cir­cons­crip­tion a direc­te­ment élu un candidat Nouveau Front populaire (NFP). Mais entre les deux tours, j’ai fait campagne pour le NFP, pour la première fois, dans les cir­cons­crip­tions pivots du 77. Si on est prêt·es à entrer dans des réseaux de résis­tance et de clan­des­ti­ni­té en cas de victoire de l’extrême droite, pourquoi ne serait-on pas capables de faire campagne pour un parti politique ?

Je reste attachée aux contre-pouvoirs et je n’irai jamais m’encarter dans un parti, tout comme je ne mettrai jamais de côté les luttes anti­ra­cistes et fémi­nistes radicales. J’ai milité pour des espaces de non-mixité au sein de Sud Éducation et nous devons les garder. Mais, nous ne pouvons rien faire sans les blanc·hes. Les militants et mili­tantes radicales de gauche doivent sortir de la pureté militante et du confort politique. Nous ne sommes pas en nombre suffisant, il va falloir convaincre davantage de monde pour contrer l’hégémonie cultu­relle de l’extrême droite.

À la rentrée, avec un camarade prof dans un autre collège du 93, nous allons monter un réseau informel de professeur·es dans la ville où j’enseigne, pour réap­prendre à se connaître, tra­vailler sur les questions anti­ra­cistes et se mettre en ordre de bataille. Nous avons besoin de créer des synergies très locales pour convaincre notre entourage. »


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Résister en féministes

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister en fémi­nistes, à paraître en août 2024. Consultez le sommaire.

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