Enseignante depuis quinze ans dans des quartiers prioritaires, Manel Ben Boubaker est militante féministe et antiraciste.
Syndiquée à Sud Éducation 93, elle a participé à l’écriture de l’ouvrage Entrer en pédagogie antiraciste. D’une lutte syndicale à des pratiques émancipatrices (Shed publishing, 2023). Elle est membre du comité éditorial de La Déferlante.
« Je viens d’un milieu populaire, ouvrier, immigré. Mon père est arrivé en France au début des années 1970 puis ma mère l’a rejoint grâce à un rapprochement familial. Mes parents étaient du mauvais côté des Trente Glorieuses : ils travaillaient dur pour la croissance de la France mais n’en profitaient pas vraiment. J’ai grandi à Paris dans les années 1980 et 1990 en côtoyant plusieurs communautés ethno-raciales. La plupart des gens de mon entourage étaient dans le déni du racisme et croyaient à une France black-blanc-beur heureuse et unie.
En mai 2002, je finissais ma classe de seconde quand le Front national a été qualifié au second tour [de l’élection présidentielle face à Jacques Chirac] et j’ai manifesté pour la première fois. L’année suivante, je suis descendue dans la rue pour protester contre la guerre en Irak. Mon militantisme est né d’un combat anticolonial, ravivé après la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux à l’école [visant notamment les jeunes filles musulmanes portant le foulard], qui marque pour moi le début de l’islamophobie d’État. En 2005, quand les révoltes éclatent dans les banlieues après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois, j’étudie les sciences politiques et l’histoire à la fac et je milite contre le contrat première embauche. Je côtoie alors des syndicalistes et des jeunes communistes révolutionnaires, sans adhérer à leurs organisations à cause du sexisme et du racisme qui y règnent.
Syndicalisme de transformation sociale
En 2011, je réussis le Capes d’histoire-géographie et je deviens professeure stagiaire à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, dans un quartier très défavorisé. Sarkozy, qui est alors président, a mis en place une réforme brutale de la formation des profs qui traumatise les plus jeunes d’entre nous en les jetant devant des élèves sans aucune formation. Alors à cette époque, je me syndique chez Sud Éducation pour me défendre. Depuis, j’ai participé à de nombreuses grèves, notamment contre la réforme de l’éducation prioritaire, durant lesquelles j’ai parfois perdu beaucoup de mon salaire.
Ma boussole, c’est le syndicalisme de lutte et de transformation sociale, c’est-à-dire un syndicalisme qui entend aussi changer la société, lutter contre le racisme, le sexisme, et pas uniquement centré sur mes conditions de travail. Avec la commission antiraciste de Sud Éducation 93, on a écrit un livre qui propose de nouvelles façons d’enseigner en tenant compte de la dimension raciale. Au quotidien, je propose un enseignement décolonial en mettant en avant des personnalités non blanches ou en démontrant la composante coloniale du langage : j’explique par exemple à mes élèves qu’en France on utilise le terme “guerre d’indépendance de l’Algérie” alors qu’en Algérie on parle de “guerre de libération” ou de “révolution”.
« LORS DES BLOCAGES D’ÉTABLISSEMENTS, JE DOIS PROTÉGER MES ÉLÈVES FACE À LA POLICE »
Mes élèves sont des produits de la société actuelle : elles et ils sont influencé·es par les médias traditionnels, les émissions d’Hanouna et TikTok. C’est ma responsabilité d’éducatrice et d’enseignante d’apporter une pensée critique et de démonter les contrevérités des discours fascistes, racistes, sexistes et LGBTphobes que ces médias propagent. C’est un travail de longue haleine de transformation des consciences. Je dois aussi protéger mes élèves face à la police qui les embarque rapidement quand a lieu un blocage du lycée, comme lors de la mobilisation contre Parcoursup en 2018 ou contre le nouveau baccalauréat en 2020. Plusieurs fois, je suis allée les chercher au commissariat et je fais tout pour qu’ils n’aient pas de conseil de discipline après leur mobilisation.
Vous avez vu dernièrement le nombre d’actes racistes en France ? Il y en a au moins un par jour ! Sur Instagram [début juillet], un joueur du XV de France a publié une vidéo où il menaçait de “mettre un coup de casque” au “premier Arabe sur sa route”. Ça va de plus en plus loin et ça rejoint le seul projet politique de l’extrême droite : la violence. Si on regarde le passé et le présent des pays gouvernés par l’extrême droite, le but final c’est l’élimination et l’extermination des personnes minoritaires, de celles et ceux qu’ils assimilent à “des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur”. En tant que femme non blanche, cultivée et syndicaliste, je suis l’une des premières cibles.
À circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles
Avant le premier tour des législatives, j’ai milité auprès de mes élèves : à circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles ! Avec des collègues, nous avons écrit des tracts informatifs pour que nos élèves de plus de 18 ans aillent voter. Ma circonscription a directement élu un candidat Nouveau Front populaire (NFP). Mais entre les deux tours, j’ai fait campagne pour le NFP, pour la première fois, dans les circonscriptions pivots du 77. Si on est prêt·es à entrer dans des réseaux de résistance et de clandestinité en cas de victoire de l’extrême droite, pourquoi ne serait-on pas capables de faire campagne pour un parti politique ?
Je reste attachée aux contre-pouvoirs et je n’irai jamais m’encarter dans un parti, tout comme je ne mettrai jamais de côté les luttes antiracistes et féministes radicales. J’ai milité pour des espaces de non-mixité au sein de Sud Éducation et nous devons les garder. Mais, nous ne pouvons rien faire sans les blanc·hes. Les militants et militantes radicales de gauche doivent sortir de la pureté militante et du confort politique. Nous ne sommes pas en nombre suffisant, il va falloir convaincre davantage de monde pour contrer l’hégémonie culturelle de l’extrême droite.
À la rentrée, avec un camarade prof dans un autre collège du 93, nous allons monter un réseau informel de professeur·es dans la ville où j’enseigne, pour réapprendre à se connaître, travailler sur les questions antiracistes et se mettre en ordre de bataille. Nous avons besoin de créer des synergies très locales pour convaincre notre entourage. »
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