Vandana Shiva, icône écoféministe

Autrice et confé­ren­cière à succès, Vandana Shiva est une icône mondiale, fon­da­trice d’un éco­fé­mi­nisme déco­lo­nial. À 70 ans, elle publie son auto­bio­gra­phie. Rencontre à New Delhi et dans la ferme de semences paysannes qu’elle a fondée au nord de l’Inde.
Publié le 28 juillet 2023
Vandana Shiva : objectif terre
Vandana Shiva à Mantoue (Italie) en septembre 2022, à l’occasion du Festivaletteratura, une mani­fes­ta­tion cultu­relle consacrée aux livres. OPALE.PHOTO / ISABELLA DE MADDALENA 

Dans la douce chaleur de ce mois de janvier, je l’attends, assise sur un muret à l’extérieur de la ferme Navdanya (« neuf graines », en hindi). Un 4x4 noir se gare devant les bâtiments de brique rouge, Vandana Shiva en sort, enve­lop­pée d’un sari noir et d’un châle foncé.

Elle avance vers moi d’un pas décidé. Deux jours avant, à la fin de notre entrevue dans son bureau de New Delhi, nous nous étions donné rendez-vous ici, dans ce lieu qu’elle a créé il y a plus de trente ans pour cultiver et dis­tri­buer les semences paysannes menacées par les brevets de l’agro-industrie. « Le soleil est plus doux qu’à Delhi! », me lance-t-elle avant de me contour­ner et de rejoindre l’accueil où l’attend une réunion. Je ne la reverrai pas.Il faut traverser un long verger de manguiers avant d’arriver à l’entrée de ce domaine de 28 hectares comptant une vingtaine de salarié·es. La ferme-ONG est située à six heures de train de la capitale, dans la campagne qui environne Dehradun, grosse bourgade de l’Uttarakhand dans le nord de l’Inde, d’où est ori­gi­naire Vandana Shiva.

La ferme accueille régu­liè­re­ment des volon­taires inter­na­tio­naux qui paient leur gîte et leur couvert. Ils et elles donnent un coup de main aux champs le matin avant d’assister, l’après-midi, à un cycle de cours sur l’agroécologie et l’écoféminisme, sur place à l’université de la Terre, la Bija Vidyapeeth (lit­té­ra­le­ment, « l’école de la graine »). Sur les murs exté­rieurs de la salle de confé­rences, des dizaines de photos souvenirs – la moitié repré­sentent le prince Charles en visite sur les lieux. « J’ai hâte de parler à Vandana ! », me confie un volon­taire canadien aux cheveux longs, adepte de médi­ta­tion. Il sera tout aussi déçu que moi : la cheffe de file de la lutte anti OGM est une femme occupée. Les livres, les confé­rences publiques et les réunions au sommet aux­quelles elle participe rythment son existence et lui procurent un revenu qui permet en partie de faire tourner la ferme. À 70 ans, elle vient de publier son auto­bio­gra­phie : Terra Viva, traduite ou en cours de tra­duc­tion dans le monde entier. « Un jour elle donne un discours féministe à l’ONU, le mois suivant elle se rend à un ras­sem­ble­ment alter­mon­dia­liste, et entre-temps elle échange avec des paysannes indiennes », souligne Marin Schaffner, éditeur et tra­duc­teur en français de Terra Viva.

Mémoires ter­restres, une auto­bio­gra­phie mondiale

Neuf chapitres pour résumer soixante-dix ans de vie et cinquante ans de mili­tan­tisme au service de la Terre : telle est l’ambition de l’autobiographie de Vandana Shiva. Publié en Inde en avril 2022 chez Women Unlimited sous le titre Terra Viva, My Life in Biodiversity of Movements, le livre sortira en librairie en France le 6 octobre sous le titre Mémoires Terrestres (traduit par Marin Schaffer, coédition Wildproject et Rue de l’Échiquier). La militante éco­fé­mi­niste y fait le récit de son enfance, développe ses sujets de pré­di­lec­tion, compte ses victoires et rend hommage à celles et ceux aujourd’hui décédé·es qui l’ont influen­cée : les femmes du mouvement Chipko, la féministe indienne Kamla Bhasin, l’écologiste Teddy Goldsmith (dont l’altercation avec le dirigeant de la Banque mondiale est une anecdote réjouis­sante du livre), la militante kényane Wangari Maathai. Le livre, qui se conclut sur l’évocation du « chaos cli­ma­tique » et de l’épidémie du Covid-19, fustige la « désas­treuse entre­prise » de la mani­pu­la­tion du vivant. L’ensemble manque parfois d’émotion et de nuance, mais compose une fresque complète de ses engagements.

À New Delhi, dans le vestibule de son bureau où nous étions assises côte à côte deux jours aupa­ra­vant, je lui ai demandé : « Si vous fermez les yeux et que vous imaginez la nature autour de vous, que voyez-vous ? » Vandana Shiva m’a regardée fixement. « Une forêt », a‑t-elle répondu. Et c’est comme si, dans le court silence qui a suivi, le bureau s’était changé en clairière. Pour elle, depuis toujours, tout part de la forêt. Née en 1952 à Dehradun, au pied de l’Himalaya, dans un milieu éduqué et de haute caste, elle a découvert les forêts de sa région natale grâce aux longues marches qu’elle faisait avec son père. Sa mère était ins­pec­trice des écoles et s’est mise à cultiver la terre sur le tard. Après une éducation en éta­blis­se­ment catho­lique, l’étudiante obtient une licence de physique, intègre briè­ve­ment le pres­ti­gieux centre de recherche atomique Bhabha de Bombay avant d’abandonner la physique nucléaire pour suivre un doctorat en phi­lo­so­phie des sciences au Canada.

À 22 ans, alors qu’elle est étudiante en thèse, elle profite de congés pour revenir en Inde et s’engager aux côtés de vil­la­geoises mobi­li­sées contre l’exploitation com­mer­ciale des forêts, au Garhwal dans l’Uttarakhand. Le mouvement Chipko (« étreinte » en hindi), célèbre pour ses actions d’enlacement des arbres, a été un tournant dans la vie de Vandana Shiva, comme elle le raconte dans son auto­bio­gra­phie et dans plusieurs de ses livres. C’est auprès de ses « sœurs de lutte » qu’elle remporte en 1981 sa première victoire d’activiste : un moratoire de quinze ans sur l’abattage des arbres sur une super­fi­cie de plus de 1000 kilo­mètres carrés.


La par­ti­cu­la­ri­té de sa pensée éco­fé­mi­niste repose essen­tiel­le­ment sur l’articulation qu’elle opère entre féminisme et colo­nia­lisme, ainsi que sur sa connais­sance concrète du monde agricole indien.


La même année, elle mène une enquête reten­tis­sante qui montre que les plan­ta­tions d’eucalyptus des environs de Bangalore, ville méri­dio­nale indienne, encou­ra­gées par la Banque mondiale pour l’industrie du papier, sont un désastre envi­ron­ne­men­tal. Dans la foulée, elle signe une autre étude qui précipite la fermeture d’une mine de calcaire située dans le nord du pays. En 1982, elle fonde la Research Foundation for Science, Technology and Natural ressource policy, qu’elle surnomme « l’institut de la contre-expertise » : un organisme de recherche indé­pen­dant dédié au déve­lop­pe­ment de méthodes d’agriculture durable en par­te­na­riat étroit avec les com­mu­nau­tés locales. En 1984, elle publie The Violence of the Green Revolution (non traduit en français), première enquête critique de la moder­ni­sa­tion accélérée de l’agriculture indienne au nom de la lutte contre la faim (1) . Dès lors, elle choisit de s’engager pour le combat des femmes mar­gi­na­li­sées par le déve­lop­pe­ment éco­no­mique de la société indienne, et intègre le cercle fermé de celles et ceux qui ont l’oreille des ministres.

Autonomie alimentaire

Lors d’une confé­rence sur la bio­tech­no­lo­gie à Genève, en 1987, elle découvre que les entre­prises qui ont aspergé de gly­pho­sate les champs de mono­cul­ture du nord de l’Inde ainsi que quelques autres géants de la bio­tech­no­lo­gie – qu’elle surnomme les « cartels du poison » – s’apprêtent à intro­duire partout dans le monde des orga­nismes géné­ti­que­ment modifiés (OGM) et à en breveter les semences. Dans l’avion qui la ramène chez elle, Vandana Shiva se rappelle avoir été saisie par l’urgence. « C’est l’anxiété qui a toujours nourri mes actions », affirme-t-elle. Face à ce qui lui apparaît comme une nouvelle guerre de colo­ni­sa­tion bio­tech­no­lo­gique motivée par le seul profit, elle élabore une riposte qui peut se résumer en trois points : protéger les semences des intérêts agro­tech­no­lo­giques afin de soutenir la culture paysanne locale ; déve­lop­per une théorie déco­lo­niale, éco­lo­giste et féministe ; et enfin, mener un lobbying intense, local et inter­na­tio­nal pour faire évoluer les légis­la­tions dans le domaine agricole.

Grâce à un héritage maternel, Vandana achète en 1987 un bout de terre appauvrie par la culture de l’eucalyptus dans sa région d’origine. C’est là qu’elle implan­te­ra Navdanya, sa ferme éco­res­pon­sable avant l’heure. Elle décide de « remplacer la mono­cul­ture de l’eucalyptus par une centaine de variétés d’arbres qui s’épanouissent sur la ferme », explique Jatin, mon jeune guide lors de la visite des lieux. Fuyant la vie consu­mé­riste de Calcutta, il a été embauché ici il y a trois mois et se forme à la poly­cul­ture, la per­ma­cul­ture et le labour sans tracteur.

Dans cette région dominée par la culture du riz basmati, l’ambition de la ferme a toujours été de déve­lop­per des variétés anciennes de céréales et de légu­mi­neuses aux pro­prié­tés rési­lientes. Depuis des décennies, Vandana Shiva bataille pour faire entendre que l’autonomie ali­men­taire et la culture vivrière sont les clés d’un système où tout le monde mange à sa faim. « On fait pousser cent cinquante variétés de blé », explique encore Jatin en montrant les petites parcelles cultivées. Durant la saison estivale, elles lais­se­ront place aux 375 variétés de riz de la ferme.

Au bout du domaine, le jeune homme pousse la porte d’une petite maison-musée. On se déchausse. Ici, le sol est lavé à la bouse de vache fraîche. Les variétés sont conser­vées dans des dizaines de boîtes de métal éti­que­tées – les dernières ont été envoyées d’Arizona.

Drona, le bras droit de Vandana Shiva à la ferme me reçoit. Il est « directeur des pro­grammes et de la com­mu­ni­ca­tion » et pilote désormais l’entreprise qui com­mer­cia­lise les produits Navdanya. Sweat à capuche sur le dos, ce fils d’un ex-ministre bhou­ta­nais défend le bilan de l’ONG avec fierté : 2,7 millions de paysan·nes ont été formé·es par Navdanya. L’organisation possède désormais 150 banques de semences pour 4000 variétés de riz, 250 de blé, 11 d’orge, 14 de millet, 10 d’avoine, 7 de moutarde. « Nous sou­hai­tons que l’Inde devienne un pays 100 % bio d’ici à 2047, pour le cen­te­naire de l’indépendance », m’annonce Drona. Pourtant, tout autour de cette petite oasis qu’est Navdanya, les champs sont arrosés de pes­ti­cides. « À chaque agri­cul­teur qui déclare qu’il n’a pas besoin de produit chimique, il y a de l’espoir », m’assurait pourtant à New Dehli Vandana Shiva, confiante. Et, avec ses grands yeux plantés dans les miens, elle décrétait qu’il est ainsi possible de « déplacer
des montagnes ».

Écoféminisme décolonial

Théoricienne et autrice pro­li­fique, Vandana Shiva a défini sa propre pensée au fil de plusieurs ouvrages, à commencer par l’un de ses livres majeurs : Restons vivantes. La par­ti­cu­la­ri­té de sa pensée éco­fé­mi­niste repose essen­tiel­le­ment sur l’articulation qu’elle opère entre féminisme et colo­nia­lisme ainsi que sur sa connais­sance concrète du monde agricole indien. Son concept phare, le « patriar­cat capi­ta­liste », désigne un système d’organisation éco­no­mique reposant sur des connais­sances imposées par le colo­nia­lisme et gouverné par une soif de pro­duc­ti­visme et d’accaparement, dans lequel la domi­na­tion et l’exploitation subies par les femmes et par la nature sont du même ordre. Dans un même mouvement, la logique « mas­cu­li­niste », en imposant une division genrée entre le travail productif et le travail repro­duc­tif, a délé­gi­ti­mé, mar­gi­na­li­sé et exploité éco­no­mi­que­ment les femmes. « Ce qui est magistral dans l’œuvre de Shiva, c’est son analyse anti­ca­pi­ta­liste, à la hauteur des grands récits de Marx ou Federici , qu’elle sort du monde intel­lec­tuel et des joutes uni­ver­si­taires pour l’utiliser dans son mili­tan­tisme de terrain », souligne la socio­logue éco­fé­mi­niste Geneviève Pruvost.


« Je ne dis pas que c’est dans nos gènes de porter de l’eau ! Je dis que les inéga­li­tés de genre ont créé un contexte qui fait que ce sont les femmes qui portent l’eau. Et donc elles savent quand il n’y en a plus ou quand elle est polluée. »

Vandana Shiva


Face à la remise en question de l’agriculture tra­di­tion­nelle et à la des­truc­tion du vivant par les firmes occi­den­tales, Vandana Shiva plaide pour une agri­cul­ture durable qui remette les paysannes au centre du système de pro­duc­tion. L’originalité de son propos réside également dans les réfé­rences appuyées à la culture hindoue qui le nour­rissent. Au cœur de sa pensée : la « shakti », principe « féminin » créateur du cosmos qui exalte la puissance créatrice féminine et les liens entre les femmes et la nature. « Les femmes sont celles qui prennent soin de nos vies, ce sont elles qui four­nissent la nour­ri­ture, ce sont elles qui vont chercher l’eau», souligne-t-elle lors de notre entretien. Contre les accu­sa­tions d’essentialisme que je lui oppose, elle s’exclame : « Je ne dis pas que c’est dans nos gènes de porter de l’eau! Je dis que les inéga­li­tés de genre ont créé un contexte qui fait que ce sont les femmes qui portent l’eau. Et donc elles savent quand il n’y en a plus ou quand elle est polluée. » Autrement dit, leur condition, souvent non choisie, en fait des expertes. Et pour Vandana Shiva, ces savoirs ver­na­cu­laires, transmis de géné­ra­tion en géné­ra­tion, ont autant de valeur, sinon plus, que le savoir agro­no­mique moderne et occi­den­tal. En mettant en avant ces savoirs ances­traux, Vandana Shiva a, de fait, fortement contribué à redonner de la puissance à des modes de pensée non occi­den­taux.

Ses réfé­rences à la « puissance créatrice féminine » sont peu audibles chez les intel­lec­tuelles fran­çaises héri­tières d’un féminisme maté­ria­liste qui tourne le dos aux religions et au concept de nature. Cependant, estime la phi­lo­sophe Émilie Hache dans sa préface à l’anthologie de textes éco­fé­mi­nistes Reclaim (Cambourakis, 2016), « elle est moins en train d’idéaliser la société indienne pré­co­lo­niale (ou de souhaiter un chi­mé­rique “retour à”) que de reclaim –reven­di­quer et réin­ven­ter – d’autres façons de vivre contre la dévas­ta­tion du monde par le capi­ta­lisme post­co­lo­nial ». Pour sa part, la militante éco­fé­mi­niste et cher­cheuse en phi­lo­so­phie Myriam Bahaffou souligne le décen­tre­ment salutaire qu’a provoqué chez elle la pensée de Vandana Shiva. « Ses réfé­rences cos­mo­lo­giques m’ont autorisée à penser le féminisme dans une dimension inédite, c’est-à-dire éner­gé­tique et spi­ri­tuelle, et ça, ça a changé ma vie, confie-t-elle. Cette puissance continue de me nourrir aujourd’hui. »

Dans le viseur de Monsanto

C’est dans les années 1990 que Vandana Shiva est devenue une figure du mouvement alter­mon­dia­liste. Elle a organisé en 1996 le tout premier ras­sem­ble­ment anti-mondialisation à Bangalore, ras­sem­blant 500000 fermier·es et militant·es. Puis elle a été, avec d’autres, à la tête des mani­fes­ta­tions monstres pour protester contre la politique de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dans les rues de Seattle en 1999. Son activisme s’incarne aussi sur les bancs des tribunaux. Dès 1998, elle attaque en justice Monsanto, le numéro 2 mondial des semences agricoles accusant la mul­ti­na­tio­nale d’avoir fait entrer de manière illégale des OGM en Inde. Elle repousse les brevets amé­ri­cains sur le riz basmati en 2001, ceux sur la feuille de mar­gou­sier en 2005, empêche l’introduction de l’aubergine Monsanto (2) en 2010. C’est encore elle qui est parmi d’autres à l’initiative du « tribunal citoyen», composé d’un collectif inter­na­tio­nal de juristes et d’ONG, pour juger Monsanto pour « crimes contre l’humanité et écocide», à La Haye en 2016.

En raison de ces attaques répétées contre la firme agro-industrielle, l’Indienne est une figure appréciée des éco­lo­gistes français. Elle a plusieurs fois rencontré l’agriculteur et phi­lo­sophe Pierre Rabhi, figure du mouvement français de l’agroécologie, décédé en 2021. Elle a également soutenu dans les années 2000 le mouvement des faucheurs d’OGM mené par José Bové, puis l’association Notre affaire à tous qui lutte pour la justice cli­ma­tique ; elle a aussi arpenté la ZAD de Notre-Dame des Landes en 2018. Dans sa ligne de mire plus récemment : les géants du numérique. Dans son dernier essai, 1 %, Reprendre le pouvoir face à la toute-puissance des riches (Rue de l’Échiquier, 2019), elle s’attaque notamment à la fondation Bill & Melinda Gates à qui elle reproche leur soutien aux bio­tech­no­lo­gies et à la géo-ingénierie.

Une personnalité objet de critiques

En Inde, l’activiste a conseillé de nombreux ministres de l’Agriculture afin que la loi indienne sur les brevets garan­tisse le libre partage des semences. Mais ses talents de lobbyiste n’ont empêché ni l’arrivée du coton trans­gé­nique en 2002, ni le feu vert donné fin 2022 à la pro­duc­tion de semences d’une moutarde géné­ti­que­ment modifiée, premier OGM destiné à l’alimentation humaine autorisé en Inde. Quand le parti ultra­na­tio­na­liste hindou BJP (Bharatiya Janata Party) a gagné les élections en 2014 et porté Narendra Modi au pouvoir, Shiva n’est pas devenue une opposante politique. Lalitha Kumaramangalam (3) , ex-secrétaire nationale du BJP, a même été invitée à prononcer une confé­rence à la ferme Navdanya, comme me le confir­me­ra la phi­lo­sophe spé­cia­liste de l’écoféminisme Jeanne Burgart Goutal, qui a séjourné à la ferme en 2018 lorsqu’elle préparait son livre Être éco­fé­mi­niste. Théories et pratiques (L’Échappée, 2020).

Pourtant, dans un ouvrage non traduit en français, India divided (l’Inde divisée), publié après un pogrom anti-musulman orchestré en 2002 au Gujarat – alors gouverné par le futur Premier ministre d’extrême droite Narendra Modi –, la militante dénonçait avec virulence sa « politique de l’exclusion ». Vingt ans plus tard, plus rien ne subsiste de cette critique dans son auto­bio­gra­phie. Mais lorsque je dis à Shiva que ses réfé­rences à la culture ances­trale peuvent être perçues comme com­pa­tibles avec l’idéologie d’extrême droite du gou­ver­ne­ment actuel, elle ne me laisse pas finir : « Je défends une Inde diverse », affirmant ici sa rupture avec le discours de Modi, pétri de haine et de dis­cri­mi­na­tion contre les minorités. Elle me fait part aussi de sa « tristesse » face aux dizaines d’intellectuel·les emprisonné·es et poursuivi·es sous de faux chefs d’inculpation.

De retour en France début février, je découvre sur le site European Scientist, une lettre ouverte, signée par cinquante scien­ti­fiques européens s’opposant à la visite de Vandana Shiva au lycée de Boston et à l’université inter­na­tio­nale de Floride. Présentée comme une femme inco­hé­rente, dont les propos ne sont pas seulement « fan­tai­sistes » mais « néfastes », elle se voit rappeler la présumée impor­tance de l’agrochimie pour « moder­ni­ser l’agriculture » et « sauver la popu­la­tion de la faim ». Depuis de nom­breuses années, le lobby agro­chi­mique, et par­ti­cu­liè­re­ment celui lié à Monsanto, cherche à lui nuire, s’appuyant notamment sur le soutien de certain·es scien­ti­fiques. Les jour­na­listes et organisateur·ices d’événements invitant Shiva subissent régu­liè­re­ment des attaques vir­tuelles de « trolls ». Jade Lindgaard, jour­na­liste chargée des questions éco­lo­giques à Mediapart, témoigne avoir reçu « des messages très agressifs et inti­mi­dants », après la mise en ligne d’une interview vidéo de Shiva en 2018. Le site internet de la fondation Navdanya est quant à lui régu­liè­re­ment piraté.

Non-violence et mythification

Face à cette hostilité, Vandana Shiva s’est forgé une armure, celle de l’héritière de Gandhi, figure de l’Indépendance respectée des Occidentaux. Comme lui, elle défend la célèbre « ahimsa », qui veut dire «non-violence» et incarne un humanisme de bon ton. Bien décidée à marquer des points face à ceux qui dirigent la planète, elle ne s’embarrasse pas toujours de com­plexi­té, envoie des pun­chlines et des méta­phores bien senties qui touchent son public inter­na­tio­nal. Dans le récit qu’elle déploie, les dif­fé­rences de caste, de classe ou de région sont gommées « pour la cause », favo­ri­sant l’image d’une nation indienne unie. Une stratégie de com­mu­ni­ca­tion que critique l’historien indien Ramachandra Guha. Il regrette notamment les « repré­sen­ta­tions super­fi­cielles et sen­sa­tion­nelles » de la lutte du mouvement Chipko, dont le récit invi­si­bi­lise la place des militant·es du Parti com­mu­niste indien et des leaders étudiant·es de gauche radicale. Tout comme l’image mythifiée des villageois·es enlaçant des arbres fait passer à l’arrière-plan d’autres tactiques de résis­tance plus classiques.

Gandhi faisait face aux colons pieds nus, avec son châle de coton indien et son rouet pour tisser la laine. Chez Vandana Shiva, c’est le sari et un bindi par­ti­cu­liè­re­ment gros entre les yeux, qu’elle n’omet jamais de porter. Consciente de la force sym­bo­lique de ces acces­soires, elle sait aussi qu’apparaître en costume occi­den­tal et le front nu lors d’une formation auprès de paysan·nes indien·nes peut lui donner plus de crédit. De son regard hyp­no­tique, Vandana Shiva conclut notre entretien en me confiant à mi-voix : « Je ne fais pas de cour­bettes devant un poli­ti­cien. Je sais que demain, il ne sera plus là. Les poli­ti­ciens, je ne les prends pas au sérieux. C’est la civi­li­sa­tion que je prends au sérieux. »

Vandana Shiva, chro­no­lo­gie d’une écoféministe

1952 : Naissance à Dehradun, dans le nord de l’Inde.

1974 : Participe au mouvement Chipko contre la défo­res­ta­tion dans l’Himalaya.

1984 : Dénonce l’introduction en Inde de la mono­cul­ture abreuvée de produits chimiques.

1993 : Le prix Nobel « alter­na­tif » lui est décerné pour son activisme en faveur des femmes et de l’écologie.

2016 : Organise le tribunal inter­na­tio­nal citoyen contre Monsanto à La Haye pour crimes contre l’humanité.

2023 : Sortie en France de son auto­bio­gra­phie Mémoires ter­restres.

 

Naiké Desquesnes est militante, jour­na­liste et éditrice. Elle s’intéresse à l’Inde, l’écologie et les sujets fémi­nistes. Elle a édité Le livre de la jungle insurgée (Éditions de la dernière lettre, 2022) et coécrit Notre corps, Nous-Mêmes (Hors d’atteinte éditions, 2020).

 


(1) La « révo­lu­tion verte », impulsée par Nehru au milieu des années 1960 pour lutter contre la crise ali­men­taire, est une politique agricole fondée sur l’application intensive de méthodes modernes.

(2) Le 14 septembre 2016, Monsanto est offi­ciel­le­ment racheté par la société phar­ma­ceu­tique et agro­chi­mique allemande Bayer pour 66 milliards de dollars. À la suite de la fusion des deux com­pa­gnies, Bayer n’a pas souhaité conserver le nom Monsanto.

(3) Lalitha Kumaramangalam a dirigé une ONG pour les droits des femmes avant d’entrer en politique en 2001 en faisant campagne pour le parti ultra­na­tio­na­liste hindou BJP. En 2019, elle a défendu dans la presse la politique dis­cri­mi­na­toire visant les musulman·es au cœur de la nouvelle loi gou­ver­ne­men­tale sur la citoyenneté.

Habiter : brisons les murs !

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°11 Habiter, paru en août 2023. Consultez le sommaire.

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