Dans la douce chaleur de ce mois de janvier, je l’attends, assise sur un muret à l’extérieur de la ferme Navdanya (« neuf graines », en hindi). Un 4x4 noir se gare devant les bâtiments de brique rouge, Vandana Shiva en sort, enveloppée d’un sari noir et d’un châle foncé.
Elle avance vers moi d’un pas décidé. Deux jours avant, à la fin de notre entrevue dans son bureau de New Delhi, nous nous étions donné rendez-vous ici, dans ce lieu qu’elle a créé il y a plus de trente ans pour cultiver et distribuer les semences paysannes menacées par les brevets de l’agro-industrie. « Le soleil est plus doux qu’à Delhi! », me lance-t-elle avant de me contourner et de rejoindre l’accueil où l’attend une réunion. Je ne la reverrai pas.Il faut traverser un long verger de manguiers avant d’arriver à l’entrée de ce domaine de 28 hectares comptant une vingtaine de salarié·es. La ferme-ONG est située à six heures de train de la capitale, dans la campagne qui environne Dehradun, grosse bourgade de l’Uttarakhand dans le nord de l’Inde, d’où est originaire Vandana Shiva.
La ferme accueille régulièrement des volontaires internationaux qui paient leur gîte et leur couvert. Ils et elles donnent un coup de main aux champs le matin avant d’assister, l’après-midi, à un cycle de cours sur l’agroécologie et l’écoféminisme, sur place à l’université de la Terre, la Bija Vidyapeeth (littéralement, « l’école de la graine »). Sur les murs extérieurs de la salle de conférences, des dizaines de photos souvenirs – la moitié représentent le prince Charles en visite sur les lieux. « J’ai hâte de parler à Vandana ! », me confie un volontaire canadien aux cheveux longs, adepte de méditation. Il sera tout aussi déçu que moi : la cheffe de file de la lutte anti OGM est une femme occupée. Les livres, les conférences publiques et les réunions au sommet auxquelles elle participe rythment son existence et lui procurent un revenu qui permet en partie de faire tourner la ferme. À 70 ans, elle vient de publier son autobiographie : Terra Viva, traduite ou en cours de traduction dans le monde entier. « Un jour elle donne un discours féministe à l’ONU, le mois suivant elle se rend à un rassemblement altermondialiste, et entre-temps elle échange avec des paysannes indiennes », souligne Marin Schaffner, éditeur et traducteur en français de Terra Viva.
Mémoires terrestres, une autobiographie mondiale
Neuf chapitres pour résumer soixante-dix ans de vie et cinquante ans de militantisme au service de la Terre : telle est l’ambition de l’autobiographie de Vandana Shiva. Publié en Inde en avril 2022 chez Women Unlimited sous le titre Terra Viva, My Life in Biodiversity of Movements, le livre sortira en librairie en France le 6 octobre sous le titre Mémoires Terrestres (traduit par Marin Schaffer, coédition Wildproject et Rue de l’Échiquier). La militante écoféministe y fait le récit de son enfance, développe ses sujets de prédilection, compte ses victoires et rend hommage à celles et ceux aujourd’hui décédé·es qui l’ont influencée : les femmes du mouvement Chipko, la féministe indienne Kamla Bhasin, l’écologiste Teddy Goldsmith (dont l’altercation avec le dirigeant de la Banque mondiale est une anecdote réjouissante du livre), la militante kényane Wangari Maathai. Le livre, qui se conclut sur l’évocation du « chaos climatique » et de l’épidémie du Covid-19, fustige la « désastreuse entreprise » de la manipulation du vivant. L’ensemble manque parfois d’émotion et de nuance, mais compose une fresque complète de ses engagements.
À New Delhi, dans le vestibule de son bureau où nous étions assises côte à côte deux jours auparavant, je lui ai demandé : « Si vous fermez les yeux et que vous imaginez la nature autour de vous, que voyez-vous ? » Vandana Shiva m’a regardée fixement. « Une forêt », a‑t-elle répondu. Et c’est comme si, dans le court silence qui a suivi, le bureau s’était changé en clairière. Pour elle, depuis toujours, tout part de la forêt. Née en 1952 à Dehradun, au pied de l’Himalaya, dans un milieu éduqué et de haute caste, elle a découvert les forêts de sa région natale grâce aux longues marches qu’elle faisait avec son père. Sa mère était inspectrice des écoles et s’est mise à cultiver la terre sur le tard. Après une éducation en établissement catholique, l’étudiante obtient une licence de physique, intègre brièvement le prestigieux centre de recherche atomique Bhabha de Bombay avant d’abandonner la physique nucléaire pour suivre un doctorat en philosophie des sciences au Canada.
À 22 ans, alors qu’elle est étudiante en thèse, elle profite de congés pour revenir en Inde et s’engager aux côtés de villageoises mobilisées contre l’exploitation commerciale des forêts, au Garhwal dans l’Uttarakhand. Le mouvement Chipko (« étreinte » en hindi), célèbre pour ses actions d’enlacement des arbres, a été un tournant dans la vie de Vandana Shiva, comme elle le raconte dans son autobiographie et dans plusieurs de ses livres. C’est auprès de ses « sœurs de lutte » qu’elle remporte en 1981 sa première victoire d’activiste : un moratoire de quinze ans sur l’abattage des arbres sur une superficie de plus de 1000 kilomètres carrés.
La particularité de sa pensée écoféministe repose essentiellement sur l’articulation qu’elle opère entre féminisme et colonialisme, ainsi que sur sa connaissance concrète du monde agricole indien.
La même année, elle mène une enquête retentissante qui montre que les plantations d’eucalyptus des environs de Bangalore, ville méridionale indienne, encouragées par la Banque mondiale pour l’industrie du papier, sont un désastre environnemental. Dans la foulée, elle signe une autre étude qui précipite la fermeture d’une mine de calcaire située dans le nord du pays. En 1982, elle fonde la Research Foundation for Science, Technology and Natural ressource policy, qu’elle surnomme « l’institut de la contre-expertise » : un organisme de recherche indépendant dédié au développement de méthodes d’agriculture durable en partenariat étroit avec les communautés locales. En 1984, elle publie The Violence of the Green Revolution (non traduit en français), première enquête critique de la modernisation accélérée de l’agriculture indienne au nom de la lutte contre la faim (1) . Dès lors, elle choisit de s’engager pour le combat des femmes marginalisées par le développement économique de la société indienne, et intègre le cercle fermé de celles et ceux qui ont l’oreille des ministres.
Autonomie alimentaire
Lors d’une conférence sur la biotechnologie à Genève, en 1987, elle découvre que les entreprises qui ont aspergé de glyphosate les champs de monoculture du nord de l’Inde ainsi que quelques autres géants de la biotechnologie – qu’elle surnomme les « cartels du poison » – s’apprêtent à introduire partout dans le monde des organismes génétiquement modifiés (OGM) et à en breveter les semences. Dans l’avion qui la ramène chez elle, Vandana Shiva se rappelle avoir été saisie par l’urgence. « C’est l’anxiété qui a toujours nourri mes actions », affirme-t-elle. Face à ce qui lui apparaît comme une nouvelle guerre de colonisation biotechnologique motivée par le seul profit, elle élabore une riposte qui peut se résumer en trois points : protéger les semences des intérêts agrotechnologiques afin de soutenir la culture paysanne locale ; développer une théorie décoloniale, écologiste et féministe ; et enfin, mener un lobbying intense, local et international pour faire évoluer les législations dans le domaine agricole.
Grâce à un héritage maternel, Vandana achète en 1987 un bout de terre appauvrie par la culture de l’eucalyptus dans sa région d’origine. C’est là qu’elle implantera Navdanya, sa ferme écoresponsable avant l’heure. Elle décide de « remplacer la monoculture de l’eucalyptus par une centaine de variétés d’arbres qui s’épanouissent sur la ferme », explique Jatin, mon jeune guide lors de la visite des lieux. Fuyant la vie consumériste de Calcutta, il a été embauché ici il y a trois mois et se forme à la polyculture, la permaculture et le labour sans tracteur.
Dans cette région dominée par la culture du riz basmati, l’ambition de la ferme a toujours été de développer des variétés anciennes de céréales et de légumineuses aux propriétés résilientes. Depuis des décennies, Vandana Shiva bataille pour faire entendre que l’autonomie alimentaire et la culture vivrière sont les clés d’un système où tout le monde mange à sa faim. « On fait pousser cent cinquante variétés de blé », explique encore Jatin en montrant les petites parcelles cultivées. Durant la saison estivale, elles laisseront place aux 375 variétés de riz de la ferme.
Au bout du domaine, le jeune homme pousse la porte d’une petite maison-musée. On se déchausse. Ici, le sol est lavé à la bouse de vache fraîche. Les variétés sont conservées dans des dizaines de boîtes de métal étiquetées – les dernières ont été envoyées d’Arizona.
Drona, le bras droit de Vandana Shiva à la ferme me reçoit. Il est « directeur des programmes et de la communication » et pilote désormais l’entreprise qui commercialise les produits Navdanya. Sweat à capuche sur le dos, ce fils d’un ex-ministre bhoutanais défend le bilan de l’ONG avec fierté : 2,7 millions de paysan·nes ont été formé·es par Navdanya. L’organisation possède désormais 150 banques de semences pour 4000 variétés de riz, 250 de blé, 11 d’orge, 14 de millet, 10 d’avoine, 7 de moutarde. « Nous souhaitons que l’Inde devienne un pays 100 % bio d’ici à 2047, pour le centenaire de l’indépendance », m’annonce Drona. Pourtant, tout autour de cette petite oasis qu’est Navdanya, les champs sont arrosés de pesticides. « À chaque agriculteur qui déclare qu’il n’a pas besoin de produit chimique, il y a de l’espoir », m’assurait pourtant à New Dehli Vandana Shiva, confiante. Et, avec ses grands yeux plantés dans les miens, elle décrétait qu’il est ainsi possible de « déplacer
des montagnes ».
Écoféminisme décolonial
Théoricienne et autrice prolifique, Vandana Shiva a défini sa propre pensée au fil de plusieurs ouvrages, à commencer par l’un de ses livres majeurs : Restons vivantes. La particularité de sa pensée écoféministe repose essentiellement sur l’articulation qu’elle opère entre féminisme et colonialisme ainsi que sur sa connaissance concrète du monde agricole indien. Son concept phare, le « patriarcat capitaliste », désigne un système d’organisation économique reposant sur des connaissances imposées par le colonialisme et gouverné par une soif de productivisme et d’accaparement, dans lequel la domination et l’exploitation subies par les femmes et par la nature sont du même ordre. Dans un même mouvement, la logique « masculiniste », en imposant une division genrée entre le travail productif et le travail reproductif, a délégitimé, marginalisé et exploité économiquement les femmes. « Ce qui est magistral dans l’œuvre de Shiva, c’est son analyse anticapitaliste, à la hauteur des grands récits de Marx ou Federici , qu’elle sort du monde intellectuel et des joutes universitaires pour l’utiliser dans son militantisme de terrain », souligne la sociologue écoféministe Geneviève Pruvost.
« Je ne dis pas que c’est dans nos gènes de porter de l’eau ! Je dis que les inégalités de genre ont créé un contexte qui fait que ce sont les femmes qui portent l’eau. Et donc elles savent quand il n’y en a plus ou quand elle est polluée. »
Vandana Shiva
Face à la remise en question de l’agriculture traditionnelle et à la destruction du vivant par les firmes occidentales, Vandana Shiva plaide pour une agriculture durable qui remette les paysannes au centre du système de production. L’originalité de son propos réside également dans les références appuyées à la culture hindoue qui le nourrissent. Au cœur de sa pensée : la « shakti », principe « féminin » créateur du cosmos qui exalte la puissance créatrice féminine et les liens entre les femmes et la nature. « Les femmes sont celles qui prennent soin de nos vies, ce sont elles qui fournissent la nourriture, ce sont elles qui vont chercher l’eau», souligne-t-elle lors de notre entretien. Contre les accusations d’essentialisme que je lui oppose, elle s’exclame : « Je ne dis pas que c’est dans nos gènes de porter de l’eau! Je dis que les inégalités de genre ont créé un contexte qui fait que ce sont les femmes qui portent l’eau. Et donc elles savent quand il n’y en a plus ou quand elle est polluée. » Autrement dit, leur condition, souvent non choisie, en fait des expertes. Et pour Vandana Shiva, ces savoirs vernaculaires, transmis de génération en génération, ont autant de valeur, sinon plus, que le savoir agronomique moderne et occidental. En mettant en avant ces savoirs ancestraux, Vandana Shiva a, de fait, fortement contribué à redonner de la puissance à des modes de pensée non occidentaux.
Ses références à la « puissance créatrice féminine » sont peu audibles chez les intellectuelles françaises héritières d’un féminisme matérialiste qui tourne le dos aux religions et au concept de nature. Cependant, estime la philosophe Émilie Hache dans sa préface à l’anthologie de textes écoféministes Reclaim (Cambourakis, 2016), « elle est moins en train d’idéaliser la société indienne précoloniale (ou de souhaiter un chimérique “retour à”) que de reclaim –revendiquer et réinventer – d’autres façons de vivre contre la dévastation du monde par le capitalisme postcolonial ». Pour sa part, la militante écoféministe et chercheuse en philosophie Myriam Bahaffou souligne le décentrement salutaire qu’a provoqué chez elle la pensée de Vandana Shiva. « Ses références cosmologiques m’ont autorisée à penser le féminisme dans une dimension inédite, c’est-à-dire énergétique et spirituelle, et ça, ça a changé ma vie, confie-t-elle. Cette puissance continue de me nourrir aujourd’hui. »
Dans le viseur de Monsanto
C’est dans les années 1990 que Vandana Shiva est devenue une figure du mouvement altermondialiste. Elle a organisé en 1996 le tout premier rassemblement anti-mondialisation à Bangalore, rassemblant 500000 fermier·es et militant·es. Puis elle a été, avec d’autres, à la tête des manifestations monstres pour protester contre la politique de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dans les rues de Seattle en 1999. Son activisme s’incarne aussi sur les bancs des tribunaux. Dès 1998, elle attaque en justice Monsanto, le numéro 2 mondial des semences agricoles accusant la multinationale d’avoir fait entrer de manière illégale des OGM en Inde. Elle repousse les brevets américains sur le riz basmati en 2001, ceux sur la feuille de margousier en 2005, empêche l’introduction de l’aubergine Monsanto (2) en 2010. C’est encore elle qui est parmi d’autres à l’initiative du « tribunal citoyen», composé d’un collectif international de juristes et d’ONG, pour juger Monsanto pour « crimes contre l’humanité et écocide», à La Haye en 2016.
En raison de ces attaques répétées contre la firme agro-industrielle, l’Indienne est une figure appréciée des écologistes français. Elle a plusieurs fois rencontré l’agriculteur et philosophe Pierre Rabhi, figure du mouvement français de l’agroécologie, décédé en 2021. Elle a également soutenu dans les années 2000 le mouvement des faucheurs d’OGM mené par José Bové, puis l’association Notre affaire à tous qui lutte pour la justice climatique ; elle a aussi arpenté la ZAD de Notre-Dame des Landes en 2018. Dans sa ligne de mire plus récemment : les géants du numérique. Dans son dernier essai, 1 %, Reprendre le pouvoir face à la toute-puissance des riches (Rue de l’Échiquier, 2019), elle s’attaque notamment à la fondation Bill & Melinda Gates à qui elle reproche leur soutien aux biotechnologies et à la géo-ingénierie.
Une personnalité objet de critiques
En Inde, l’activiste a conseillé de nombreux ministres de l’Agriculture afin que la loi indienne sur les brevets garantisse le libre partage des semences. Mais ses talents de lobbyiste n’ont empêché ni l’arrivée du coton transgénique en 2002, ni le feu vert donné fin 2022 à la production de semences d’une moutarde génétiquement modifiée, premier OGM destiné à l’alimentation humaine autorisé en Inde. Quand le parti ultranationaliste hindou BJP (Bharatiya Janata Party) a gagné les élections en 2014 et porté Narendra Modi au pouvoir, Shiva n’est pas devenue une opposante politique. Lalitha Kumaramangalam (3) , ex-secrétaire nationale du BJP, a même été invitée à prononcer une conférence à la ferme Navdanya, comme me le confirmera la philosophe spécialiste de l’écoféminisme Jeanne Burgart Goutal, qui a séjourné à la ferme en 2018 lorsqu’elle préparait son livre Être écoféministe. Théories et pratiques (L’Échappée, 2020).
Pourtant, dans un ouvrage non traduit en français, India divided (l’Inde divisée), publié après un pogrom anti-musulman orchestré en 2002 au Gujarat – alors gouverné par le futur Premier ministre d’extrême droite Narendra Modi –, la militante dénonçait avec virulence sa « politique de l’exclusion ». Vingt ans plus tard, plus rien ne subsiste de cette critique dans son autobiographie. Mais lorsque je dis à Shiva que ses références à la culture ancestrale peuvent être perçues comme compatibles avec l’idéologie d’extrême droite du gouvernement actuel, elle ne me laisse pas finir : « Je défends une Inde diverse », affirmant ici sa rupture avec le discours de Modi, pétri de haine et de discrimination contre les minorités. Elle me fait part aussi de sa « tristesse » face aux dizaines d’intellectuel·les emprisonné·es et poursuivi·es sous de faux chefs d’inculpation.
De retour en France début février, je découvre sur le site European Scientist, une lettre ouverte, signée par cinquante scientifiques européens s’opposant à la visite de Vandana Shiva au lycée de Boston et à l’université internationale de Floride. Présentée comme une femme incohérente, dont les propos ne sont pas seulement « fantaisistes » mais « néfastes », elle se voit rappeler la présumée importance de l’agrochimie pour « moderniser l’agriculture » et « sauver la population de la faim ». Depuis de nombreuses années, le lobby agrochimique, et particulièrement celui lié à Monsanto, cherche à lui nuire, s’appuyant notamment sur le soutien de certain·es scientifiques. Les journalistes et organisateur·ices d’événements invitant Shiva subissent régulièrement des attaques virtuelles de « trolls ». Jade Lindgaard, journaliste chargée des questions écologiques à Mediapart, témoigne avoir reçu « des messages très agressifs et intimidants », après la mise en ligne d’une interview vidéo de Shiva en 2018. Le site internet de la fondation Navdanya est quant à lui régulièrement piraté.
Non-violence et mythification
Face à cette hostilité, Vandana Shiva s’est forgé une armure, celle de l’héritière de Gandhi, figure de l’Indépendance respectée des Occidentaux. Comme lui, elle défend la célèbre « ahimsa », qui veut dire «non-violence» et incarne un humanisme de bon ton. Bien décidée à marquer des points face à ceux qui dirigent la planète, elle ne s’embarrasse pas toujours de complexité, envoie des punchlines et des métaphores bien senties qui touchent son public international. Dans le récit qu’elle déploie, les différences de caste, de classe ou de région sont gommées « pour la cause », favorisant l’image d’une nation indienne unie. Une stratégie de communication que critique l’historien indien Ramachandra Guha. Il regrette notamment les « représentations superficielles et sensationnelles » de la lutte du mouvement Chipko, dont le récit invisibilise la place des militant·es du Parti communiste indien et des leaders étudiant·es de gauche radicale. Tout comme l’image mythifiée des villageois·es enlaçant des arbres fait passer à l’arrière-plan d’autres tactiques de résistance plus classiques.
Gandhi faisait face aux colons pieds nus, avec son châle de coton indien et son rouet pour tisser la laine. Chez Vandana Shiva, c’est le sari et un bindi particulièrement gros entre les yeux, qu’elle n’omet jamais de porter. Consciente de la force symbolique de ces accessoires, elle sait aussi qu’apparaître en costume occidental et le front nu lors d’une formation auprès de paysan·nes indien·nes peut lui donner plus de crédit. De son regard hypnotique, Vandana Shiva conclut notre entretien en me confiant à mi-voix : « Je ne fais pas de courbettes devant un politicien. Je sais que demain, il ne sera plus là. Les politiciens, je ne les prends pas au sérieux. C’est la civilisation que je prends au sérieux. »
Vandana Shiva, chronologie d’une écoféministe
1952 : Naissance à Dehradun, dans le nord de l’Inde.
1974 : Participe au mouvement Chipko contre la déforestation dans l’Himalaya.
1984 : Dénonce l’introduction en Inde de la monoculture abreuvée de produits chimiques.
1993 : Le prix Nobel « alternatif » lui est décerné pour son activisme en faveur des femmes et de l’écologie.
2016 : Organise le tribunal international citoyen contre Monsanto à La Haye pour crimes contre l’humanité.
2023 : Sortie en France de son autobiographie Mémoires terrestres.
Naiké Desquesnes est militante, journaliste et éditrice. Elle s’intéresse à l’Inde, l’écologie et les sujets féministes. Elle a édité Le livre de la jungle insurgée (Éditions de la dernière lettre, 2022) et coécrit Notre corps, Nous-Mêmes (Hors d’atteinte éditions, 2020).
(1) La « révolution verte », impulsée par Nehru au milieu des années 1960 pour lutter contre la crise alimentaire, est une politique agricole fondée sur l’application intensive de méthodes modernes.
(2) Le 14 septembre 2016, Monsanto est officiellement racheté par la société pharmaceutique et agrochimique allemande Bayer pour 66 milliards de dollars. À la suite de la fusion des deux compagnies, Bayer n’a pas souhaité conserver le nom Monsanto.
(3) Lalitha Kumaramangalam a dirigé une ONG pour les droits des femmes avant d’entrer en politique en 2001 en faisant campagne pour le parti ultranationaliste hindou BJP. En 2019, elle a défendu dans la presse la politique discriminatoire visant les musulman·es au cœur de la nouvelle loi gouvernementale sur la citoyenneté.