C’est une histoire lesbienne, et, comme souvent, elle commence par « Il était une fois l’invisibilité ». Une invisibilité qui n’aura pas épargné les auteur·ices du milieu de la bande dessinée, historiquement masculin et hétéronormé.
Pendant de nombreuses années, le rayon BD est resté relativement modeste chez Violette and Co, première librairie lesbienne et féministe de France. « Chaque BD lesbienne qui sortait se vendait très bien, il y en avait tellement peu… » se souvient Christine Lemoine, cofondatrice du lieu, qui est rapidement devenu, à partir de son ouverture en 2004, un espace de convergence des initiatives lesbiennes. « Les filles venaient nous mettre des productions autoéditées en dépôt ; une autrice comme La p’tite Blan est venue nous proposer une démo qu’on a mise en rayon. » À l’époque, sur les étagères, beaucoup d’autoéditions et de fanzinat. Au comptoir de la librairie, « beaucoup de demandes pour des albums pas traduits en français ». Certains ne le sont toujours pas, comme la série de comics underground Hothead Paisan : Homocidal Lesbian Terrorist de l’États-unienne Diane DiMassa. D’autres comme Le Monde de Jane, de Paige Braddock rencontrent un petit public français. Il y a quinze ans, la BD lesbienne était confidentielle.
Il suffira d’un album pour surprendre tout un milieu sur la capacité de l’amour lesbien à être un sujet universel et grand public. Quand Le bleu est une couleur chaude paraît en 2010, la première édition est épuisée au bout d’un mois. « Cela a été un succès fulgurant et non anticipé par l’éditeur, se souvient son auteur·ice Jul Maroh, car même si j’avais un public avec le blog BD, pour eux je sortais de nulle part. » Un prix du public à Angoulême l’année suivante, puis le succès de son adaptation cinématographique par Abdellatif Kechiche avec La Vie d’Adèle en 2013 achèvent de consacrer Le bleu… comme référence. Pour la première fois, un film adapté d’une BD remporte une palme d’or à Cannes.
Avec 130 000 exemplaires vendus en langue française depuis 2010 et des traductions en 19 langues, l’album est devenu un best-seller, bien au-delà des sphères lesbiennes. Le signal au monde de l’édition est donné, selon la chercheuse en sciences de l’information et de la communication Marys Renné Hertiman, qui prépare une thèse sur le mouvement des femmes dans la BD française : « Les grosses maisons d’édition y ont vu un intérêt. Elles ont constaté l’importance de produire des œuvres pour ce public de niche et ainsi développer cette part de marché. »
Investir un milieu d’hommes
Dans les années 2000, le milieu de la bande dessinée est majoritairement masculin. Le délégué général du Festival international de la BD d’Angoulême, Franck Bondoux, « disait que, dans l’histoire de la BD, on pouvait compter les femmes sur les doigts d’une main », rappelle Marys Renné Hertiman. Une affirmation audacieuse : elle a recensé, elle, « plus de 680 créatrices de BD en France, ayant publié au moins deux BD à compte d’éditeur, de la fin du xixe siècle à 2020. Beaucoup sont lesbiennes, et les personnes faisant partie du mouvement LGBT+ ne sont pas rares. » Parmi elles, certain·es n’ont jamais été out dans leur milieu professionnel.
« Au début de ma carrière, dans les années 2000, on était 12 % de femmes », se souvient l’autrice Lisa Mandel. « Aujourd’hui, on est au moins la moitié, et les écoles de BD sont composées à 80 % de femmes. » En deux décennies, un profond changement s’est opéré. Depuis 2013, les actions du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, également appelé « BD Égalité », y sont pour beaucoup. « On a obtenu que le mode de votation du Grand Prix d’Angoulême soit un vote des auteur·ices », rappelle Jul Maroh. Conséquence : beaucoup plus de femmes se retrouvent désormais en sélection, et à en croire Lisa Mandel, ce n’est pas un hasard : « Il y a quand même un mot d’ordre entre femmes pour dire : on vote pour une femme. »
Planche de Soixante printemps en hiver, d’Aimée de Jongh et Ingrid Chabbert, Dupuis, 2022. À 60 ans, Josy plaque son mari et part à bord de son vieux van Volkswagen, en quête de liberté.
INGRID CHABBERT — AIMÉE DE JONGH / DUPUIS
Du coming out à la fiction
C’est donc avant tout une vague féministe et un renouvellement du milieu professionnel de la bande dessinée qui a créé les conditions pour l’arrivée de nouvelles histoires. Mais le facteur déterminant, pour Jul Maroh, « ce n’est pas tellement que l’on est plus nombreux·ses côté auteur·ices ou que les thématiques transféministes plaisent plus, c’est que, à l’intérieur de la hiérarchie éditoriale de la BD, on a plus de femmes et de personnes LGBT. » Un pas en arrière, deux pas en avant « et les régressions se font au prix des luttes des corps minoritaires ».
Une lutte qui paie, puisque aujourd’hui existent des dizaines de bandes dessinées et de romans graphiques transféministes. Dans la nouvelle librairie Violette and Co, reprise par un collectif et rouverte en 2023, ce sont 550 références de BD qui sont exposées. Lesbiennes en majorité, mais également féministes, antiracistes, écologistes… « La BD représente 15 % de nos titres et 15 % de notre chiffre d’affaires », calcule la libraire Loïse Tachon, en arpentant les rayons aux côtés de sa collègue Olivia Sanchez. « Il y a un aspect plus accessible, les émotions sont retranscrites de manière graphique, cela crée des univers qui permettent à des personnes de mieux faire comprendre à leurs proches leurs vécus », analyse-t-elle.
Les histoires de coming out font toujours recette, en témoigne leur meilleure vente : Coming in, d’Élodie Font et Carole Maurel (2021). Le catalogue est pour autant bien plus riche aujourd’hui, avec des histoires de femmes qui se découvrent lesbiennes à 60 ans dans Soixante printemps en hiver, d’Ingrid Chabbert et Aimée de Jongh (2022), l’adolescence queer abordée dans Spinning, de Tillie Walden (2017), ou des amitiés féminines qui flirtent avec la queer zone dans Cet été-là, de Mariko Tamaki (2014).
« Il y a beaucoup de récits adolescents ou de jeunes adultes, de récits qui font du bien, de premières amours, de découvertes de son lesbianisme, mais aussi de parcours de PMA », explique Loïse Tachon. Comme dans Un bébé nommé désir, de Fanny Lesbros et Pauline Aubry (2019), ou S’il suffisait qu’on s’aime, de Daphné et Julie Guillot (2022). Plus récemment, la question de l’identité de genre occupe également les rayons, avec Genre queer, de Maia Kobabe sur la non-binarité (2022), ou Transitions. Journal d’Anne Marbot, d’Élodie Durand qui adopte le point de vue d’une mère d’enfant trans (2021). Dans l’ensemble, autobiographies et autofictions occupent toujours une large place, souligne la libraire, mais « une fois que ces besoins de représentations sont comblés, il y a de plus en plus de fictions, et plus de place pour d’autres imaginaires »… et pour des productions où des personnages lesbiens sont au cœur de l’histoire sans que leur lesbianisme ne soit frontalement le sujet, comme dans Ne m’oublie pas, d’Alix Garin (2021).
Page extraite de Genre queer. Une autobiographie non binaire de Maia Kobabe, Casterman, 2022. Le récit cathartique du coming out non binaire d’un·e jeune Californien·ne.
MAIA KOBABE / CASTERMAN
Revendiquer le droit à la joie
« C’est super important que des personnages lesbiens soient la toile de fond de mes histoires, parce que c’est celle de ma vie », explique l’autrice Mirion Malle, qui raconte sa « soif absolue » d’histoires lesbiennes, heureuses et positives. Et qui cite d’Adrienne Rich un article retentissant de 1981, « La contrainte à l’hétérosexualité » : « Elle dit que les seules histoires lesbiennes qu’on nous permet de voir sont des histoires de violences et d’ostracisation, qui ne sont pas désirables. On n’a pas beaucoup droit à la joie. »
Ni droit à la joie ni droit à la diversité des vécus lesbiens. L’autrice Julie Delporte ne se retrouvait pas dans les histoires de coming out tardifs, avec des femmes qui tombaient subitement amoureuses de femmes après des parcours exclusivement hétérosexuels. « Cela ne m’arrivait pas, je n’avais pas d’histoire d’amour en tant que telle, et je me suis dit qu’il y avait besoin d’histoires de coming in plus cérébraux, que ça vienne de la réflexion personnelle plus que d’un coup de foudre. » Cela deviendra Corps vivante (2022), un album qui n’est pas, selon son autrice, un livre de coming out. Difficile pourtant pour le milieu de le recevoir autrement : « Je me suis rendu compte que les médias mainstream ne savaient pas trop comment m’interviewer autrement que sous cet angle. » Le positionnement des auteur·ices est souvent incompris : « J’ai envie de pouvoir représenter des lesbiennes dans mes histoires sans que cela ne soit ni dépolitisé ni un statement politique en soi, ou un argument de vente. »
« Je fais des histoires sur les différentes expériences humaines, et il s’avère que l’orientation sexuelle et la binarité du genre en sont des éléments importants. »
Julie Delporte
L’histoire de la traduction en France d’Alison Bechdel est un cas d’école. Aujourd’hui superstar de la bande dessinée, l’autrice s’est fait connaître grâce à ses Dykes to Watch Out For (gouines à suivre), une série de strips qui suivent une bande de lesbiennes, parue aux États-Unis entre 1983 et 2018. En France, dans les années 1990, deux collectifs, P’Janvier et Cyprine, ont traduit de manière confidentielle certains passages de l’œuvre, dont les exemplaires ont vite été épuisés. En 2006 paraît Fun Home. Une tragicomédie familiale, un roman graphique au succès immédiat, traduit la même année en France et vendu depuis à 27 000 exemplaires. « Quand la question s’est posée ultérieurement de traduire The Essential Dykes to Watch Out For, explique Jean-Luc Fromental, l’éditeur français d’Alison Bechdel, chez Denoël Graphic, j’ai estimé que ce serait une erreur, après avoir réussi à la faire sortir du cercle communautaire restreint où elle était connue, de repartir en arrière en publiant un ouvrage beaucoup plus centré sur le monde lesbien. » Il faudra attendre encore une décennie pour que l’œuvre soit traduite et publiée en deux tomes, en 2018, sous le nom L’Essentiel des Gouines à suivre, grâce à maison d’édition Même pas mal. « Il y avait nécessité » pour son éditrice Mélanie Deneuve : « Nous, on considère que c’est une BD qui fait partie du patrimoine de la bande dessinée, eux considéraient que c’était un sujet de niche, peut-être même une sous-œuvre. »
De fait, les récits LGBT+ sont, encore aujourd’hui, perçus comme à destination d’un public exclusivement communautaire. « Je n’ai pas fait un livre pour les lesbiennes tardives, ajoute Julie Delporte. Je fais des histoires sur les différentes expériences humaines, et il s’avère que l’orientation sexuelle et la binarité du genre en sont des éléments importants. » Une envie partagée par Mirion Malle, qui insiste sur le fait que les personnes queers vivent des expériences communes à tout le monde, « parfois juste dans des contextes et des milieux différents. Faire l’histoire la plus générale possible ne parle pas à tout le monde, cela ne parle même à personne. Je suis intimement persuadée que plus une histoire est spécifique, plus elle est universelle. »
Extrait de L’Essentiel des Gouines à suivre (tome 1), d’Alison Bechdel, éditions Même pas mal, 2016. Bande dessinée cultissime qui raconte les aventures de Mo, Loïs, Toni et Ginger dans l’Amérique conservatrice des années 1980.
ÉDITIONS MÊME PAS MAL
Un raisonnement peu suivi par les grandes maisons d’édition, surtout en ce qui concerne la représentation des personnes racisées. « Je ne pense pas avoir vu de bande dessinée publiée en France avec deux lesbiennes noires », regrette Reine Dibussi, autrice et illustratrice depuis dix ans, féministe, noire, lesbienne et queer. « J’ai proposé à une maison d’édition un drame romantique avec une femme noire lesbienne trentenaire qui vit en France. Selon eux, il y avait une surenchère dans le personnage. Mais, en tant que femme queer, c’est ma réalité ! » Face à la réticence du milieu mainstream à publier des auteur·ices africain·es et afrodescendant·es, elle a créé sa propre maison d’édition, Afiri Studio, qui publie, accompagne et forme des jeunes auteur·ices aux attentes du milieu pour « faire tremplin ».
« Des portes qui s’ouvrent »
Cette solidarité permet d’affronter les difficultés qui sont encore aujourd’hui inhérentes au fait d’être minoritaire, et out dans le cas des personnes LGBT+. Jul Maroh est un·e des rares auteur·ices trans non binaire visible dans ce milieu, revenu·e dans l’actualité de la BD avec Hacker la peau (2023) : « Pour la première fois depuis 2017 et donc depuis ma transition, je suis revenu·e sur le devant de la scène, en tant que personne trans, avec Sabrina Calvo, une collaboratrice trans pour une œuvre qui parle de thématiques trans. J’avais très peur de la réception du public et de la manière dont j’allais être reçu·e dans les festivals et par les collègues. » Un retour au sein de son milieu professionnel qui s’est avéré plutôt bienveillant.
Lisa Mandel, elle aussi, constate le chemin parcouru. « Ces jeunes auteur·ices peuvent exprimer qui iels sont, ça me rend ultra heureuse », glisse celle qui est actuellement en train de créer une collection queer au sein de sa maison d’édition Exemplaire, dans laquelle des auteur·ices lesbiennes et trans sont invité·es à publier « des histoires d’amour, de romance ou d’aventure qu’on lit le dimanche à la plage ou chez soi avec son petit thé, quelque chose de léger ». Il y a quinze ans, les auteur·ices de l’époque accueillaient son projet avec réserve. « Elles me disaient “oui, on verra”, puis je n’avais plus aucune nouvelle. Là, c’est la première fois que je parle de faire des BD queers à des femmes queers et que je sens un réel enthousiasme. » Les quinze années à venir vont être marquées par de nouvelles histoires lesbiennes, sous le signe de la joie. Celle de Lisa Mandel est communicative : « Il y a des portes qui s’ouvrent et il faut vraiment en profiter ; c’est le moment de faire péter les paillettes ! » •
Cet article a été édité par Diane Milelli.
Dessin extrait de Super Rainbow, de Lisa Mandel, Casterman, 2015. Les aventures de deux super-héroïnes qui pour activer leurs pouvoirs doivent faire l’amour ensemble et avoir un orgasme…
LISA MANDEL / CASTERMAN