Monique Wittig n’était pas une femme

Icône lesbienne, référence majeure des études de genre, l’écrivaine et théo­ri­cienne Monique Wittig (1935- 2003) est aujourd’hui relue par une nouvelle géné­ra­tion de mili­tantes, alors qu’elle avait été écartée du mouvement féministe français. Un effa­ce­ment qui donne un éclairage inédit sur le Mouvement de libé­ra­tion des femmes dont elle avait été une des cofondatrices.
Publié le 31 mai 2023
Monique Wittig n'était pas une femme par Ilana Eloit

« Chère Adrienne, quand je suis arrivée [aux États-Unis] […], c’était pour fuir la vie politique pari­sienne. J’étais alors détruite, écrit Monique Wittig dans une lettre¹ adressée à la célèbre poétesse amé­ri­caine lesbienne Adrienne Rich. Nous sommes au début des années 1980. Installée outre-Atlantique depuis quelques années, la théo­ri­cienne française fait état, auprès de son amie, de son «amertume » et de son « res­sen­tissent» à l’égard du Mouvement des libé­ra­tion des femmes en France dont elle fut l’une des ini­tia­trices. « J’ai vécu ces sept années (1968/1975) comme un séjour en enfer », souligne-t-elle.

Lorsque j’ai découvert, en 2017, cette lettre dans les archives de Monique Wittig conser­vées à l’université de Yale aux États-Unis, j’ai été prise d’un vertige. J’étais alors doc­to­rante à la London School of Economics and Political Science (LSE), et ma recherche portait sur l’histoire de la poli­ti­sa­tion du les­bia­nisme dans le Mouvement de libé­ra­tion des femmes (MLF). Brève et tran­chante, cette cor­res­pon­dance tapée à la machine sur une feuille devenue sépia avec le temps contre­di­sait tous les récits tra­di­tion­nels que j’avais pu lire et entendre sur le MLF: ceux d’un mouvement radi­ca­le­ment joyeux, ouvert, où l’on riait, où l’on chantait, et où l’on s’aimait entre femmes. Cette lettre –comme tant d’autres dans les archives de Wittig– m’encouragea à faire un voyage souvent incon­for­table dans le temps et à exhumer une autre histoire du MLF, une histoire éradiquée, refoulée et oubliée qui m’invitait à explorer –souvent avec appré­hen­sion, malaise et mélan­co­lie– les recoins sombres et les tréfonds embar­ras­sants du féminisme français dans son rapport au lesbianisme. 

Une critique de l’universalisme féminin du MLF

Ce témoi­gnage est peut-être aussi décon­cer­tant que la figure de Monique Wittig. Écrivaine, pionnière en 1970 du MLF et incon­tour­nable théo­ri­cienne lesbienne aux États-Unis –où elle s’installe défi­ni­ti­ve­ment en 1976 et se verra invitée par les plus pres­ti­gieuses uni­ver­si­tés–, elle a été rela­ti­ve­ment oubliée en France jusqu’à une période récente. Les raisons de l’oubli français ont sans aucun doute à voir avec les raisons de son exil américain: lesbienne trop visible, elle inquiète les fémi­nistes qui voient dans l’hétérosexualité la condition sine qua non d’une récon­ci­lia­tion avec les hommes ; lesbienne trop politique, elle porte un discours critique sur l’universalisme féminin du MLF, qui enjoint aux fémi­nistes de s’identifier exclu­si­ve­ment en tant que femmes, et considère cette rhé­to­rique comme une stratégie d’invisibilisation des les­biennes dans le féminisme. 

« Les les­biennes ne sont pas des femmes », déclara Monique Wittig en 1978, lors d’une confé­rence intitulée «The Straight Mind » (qu’on pourrait traduire par « la pensée hétéro »), à New York. Lorsqu’elle fut prononcée, cette phrase suscita un instant de « stu­pé­fac­tion » et de « silence », comme le souligne la militante lesbienne Louise Turcotte, proche amie de Monique Wittig, dans la préface de l’édition française du livre dont le titre est emprunté à cette confé­rence, La Pensée straight ² . Énigmatique, cet aphorisme va clore un chapitre entier de l’histoire du féminisme: « Les les­biennes ne sont pas des femmes », nous dit Monique Wittig, car « ce qui fait une femme, c’est une relation sociale par­ti­cu­lière à un homme, […] relation à laquelle les les­biennes échappent en refusant de devenir ou de rester hété­ro­sexuelles ³ ».

En poli­ti­sant l’hétérosexualité comme un régime politique dominant, plutôt que comme une simple orien­ta­tion sexuelle et en proposant de faire du sujet «les­biennes » un sujet révo­lu­tion­naire qui échappe aux assi­gna­tions sexuées, Monique Wittig balaie l’évidence du sujet «femmes » comme point de départ de la lutte féministe. Comment en est-elle venue à théoriser de la sorte l’hétérosexualité? Quel est ce « séjour en enfer » dans le MLF dont elle parle à Adrienne Rich? C’est en me posant toutes ces questions que j’ai tenté de découvrir non pas tant la per­son­na­li­té de Monique Wittig que la lesbienne qu’elle était. 

Née en 1935 dans une famille modeste à Dannemarie dans le Haut-Rhin, Monique Wittig se fait d’abord connaître en tant que roman­cière. Surdouée de la lit­té­ra­ture, elle décroche en 1964, à l’âge de 29 ans, le prix Médicis pour son premier roman L’Opoponax (Minuit, 1964) qui, comme le remar­que­ra elle-même Wittig, raconte « l’histoire d’un amour entre deux petites filles […] aspect du les­bia­nisme qui a été com­plè­te­ment passé sous silence ⁴ ». À l’occasion de la sortie de son troisième roman, Le Corps lesbien, (Minuit, 1973), elle explicite davantage l’importance du les­bia­nisme dans son travail lit­té­raire: « Mon écriture a toujours été liée indis­so­lu­ble­ment à une pratique sexuelle interdite : le les­bia­nisme. » Sa concep­tion de la lit­té­ra­ture comme champ de bataille où subvertir l’ordre du langage et des repré­sen­ta­tions patriar­cales prend une dimension pro­pre­ment militante en Mai 68, lorsqu’elle cofonde dans la Sorbonne occupée le Comité révo­lu­tion­naire d’action cultu­relle (CRAC), auquel se joint une longue liste d’artistes engagé·es, parmi lesquel·les Maurice Blanchot, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, ou encore André Téchiné.

À l’initiative de la première manifestation féministe

Quelques mois plus tard, Wittig publie son deuxième roman, Les Guérillères (Minuit, 1969), poème épique qui relate l’histoire d’une troupe de com­bat­tantes – désignées par le pronom « elles » – prenant les armes pour se libérer du joug de l’oppression. Œuvre pro­phé­tique, Les Guérillères annonce le Mouvement des femmes à venir. Le 21 mai 1970, dix-huit femmes –issues d’un groupe dont Monique Wittig avait été à l’initiative en octobre 1968– donnent à l’université de Vincennes le coup d’envoi de la première mani­fes­ta­tion féministe. Dans les mois qui suivent, les ren­contres avec d’autres groupes de femmes se mul­ti­plient. Le 26 août 1970, en soutien à la grève féministe organisée le même jour à New York pour le 50e anni­ver­saire du droit de vote des femmes, Monique Wittig se procure avec celle qui deviendra une autre grande figure du MLF, Christine Delphy, une imposante gerbe de fleurs. Elles tentent ensuite de déposer cette gerbe avec huit autres femmes sur la tombe du Soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe, en hommage à celle qui est « plus inconnu[e] que le Soldat inconnu: sa femme ». Cette action spec­ta­cu­laire et média­ti­sée est consi­dé­rée comme l’acte de naissance du Mouvement de libé­ra­tion des femmes. À partir de la rentrée 1970, ce sont plusieurs centaines de femmes qui se retrouvent régu­liè­re­ment à l’École des beaux-arts de Paris où elles tiennent les assem­blées générales du MLF.

Dans ce mouvement, Monique Wittig a un rôle d’impulsion théorique et politique. Elle est, avec Christine Delphy, l’un des grands noms du féminisme maté­ria­liste, qu’elle contribue à forger théo­ri­que­ment tout au long des années 1970. À partir d’une grille d’analyse marxiste de la société, ce courant affirme que le rapport de domi­na­tion entre hommes et femmes est un rapport d’exploitation éco­no­mique reposant sur le travail gratuit que les femmes four­nissent dans la sphère domes­tique. Ces idées sont déve­lop­pées pour la première fois dans le manifeste rédigé par Wittig «Combat pour la libé­ra­tion de la femme ⁵ », publié en mai 1970 dans le journal contes­ta­taire L’Idiot inter­na­tio­nal. Elle y écrit, reprenant Engels, que « dans la famille, l’homme est le bourgeois; la femme, le pro­lé­taire » et affirme que les femmes consti­tuent « la classe la plus ancien­ne­ment opprimée ». Sur le modèle de la dictature du pro­lé­ta­riat, Wittig appelle donc à une « prise de pouvoir politique » des femmes afin d’abolir la domi­na­tion patriarcale.

Au sein du MLF parisien, Monique Wittig a participé à la création du groupe des Féministes révo­lu­tion­naires qui rassemble les fémi­nistes maté­ria­listes ou radicales convain­cues que la féminité est une construc­tion sociale et que la division hommes/femmes est le produit d’un rapport d’exploitation domes­tique. Ce groupe s’oppose fermement au collectif Psychanalyse et politique (cou­ram­ment appelé Psychépo), emmené par la psy­cha­na­lyste et éditrice Antoinette Fouque, qui défend une vision dif­fé­ren­tia­liste de la féminité : le but d’un mouvement de femmes n’est pas d’abolir les caté­go­ries de sexe mais de reva­lo­ri­ser la spé­ci­fi­ci­té féminine, liée à l’expérience de la maternité, afin d’opérer une révo­lu­tion sym­bo­lique. Dans un entretien avec Louise Turcotte en 1975, Wittig s’inquiète de « cette espèce de nouvelle féminité qui est soi-disant une libé­ra­tion mais qui est une régres­sion en fait ». Elle signe par ailleurs le fameux Manifeste des 343 pour la liberté d’avorter, publié le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, et participe à de nom­breuses actions du mouvement. Le 10 mars 1971, elle fait partie de la dizaine de militant·es homosexuel·les qui sabotent l’émission radio­pho­nique de Ménie Grégoire consacrée à « L’homosexualité, ce dou­lou­reux problème », acte qui marque la naissance du Front homo­sexuel d’action révo­lu­tion­naire (FHAR).

Les Gouines Rouges, premier collectif politique de lesbiennes

« Passeuse de l’histoire des femmes » et « forgeuse de liens », selon les mots de l’historienne Audrey Lasserre, Monique Wittig contribue aussi par sa per­son­na­li­té à souder le Mouvement de libé­ra­tion des femmes à Paris. Nombre des mili­tantes du MLF se rap­pellent sa sympathie et sa bien­veillance à l’égard des nouvelles recrues. L’historienne et spé­cia­liste de l’histoire des femmes Marie-Jo Bonnet, qui rejoint le MLF en 1971, écrit: « Monique Wittig […] est cer­tai­ne­ment la femme qui m’a donné envie de rester au MLF. […] Elle incarne la créa­ti­vi­té du mouvement, l’accès à l’écriture, et cette bien­fai­sante parole poétique qui me changeait de la langue de bois marxiste ou freu­dienne très à la mode alors⁶ .» Féministe de la première heure, Monique Wittig se distingue néanmoins rapi­de­ment de la plupart de ses camarades de lutte en insistant sur la nécessité de visi­bi­li­ser le les­bia­nisme au sein du mouvement. Comme elle le raconte dans un entretien paru en 1974 dans la revue Actuel, c’est pour dénoncer l’homophobie de nom­breuses mili­tantes fémi­nistes qu’elle contribue à créer au début de l’année 1971, aux côtés d’autres les­biennes du MLF comme Christine Delphy, Catherine Deudon ou Evelyne Rochedereux, le premier collectif politique de les­biennes, les Gouines rouges : « Une conver­sa­tion mondaine chez l’une d’entre nous sur l’homosexualité. Des questions de pure curiosité : “Comment faites-vous entre vous?” […] Des com­men­taires comme : “Ce qu’il y a de gênant dans l’homosexualité, c’est que vous ne pouvez pas avoir d’enfant.” Et “Y’en a marre de l’homosexualité.” Là, un petit nombre d’entre nous se sont senties agressées parce que c’était le seul aspect de notre oppres­sion qui n’était pas abordé d’un point de vue politique, c’était le rayon attrac­tion du mouvement, folk­lo­rique. […] Les Gouines rouges sont nées de ça.»

Les recherches his­to­rio­gra­phiques sur le MLF ont longtemps affirmé que ce mouvement avait constitué un espace inédit de libé­ra­tion de l’homosexualité féminine. Pourtant, ce témoi­gnage de Wittig invite à rela­ti­vi­ser, si ce n’est à réfuter, cette lecture. Surtout, l’histoire des résis­tances des fémi­nistes aux ten­ta­tives de création de groupes de les­biennes dans le MLF, que j’ai lon­gue­ment détaillée dans ma thèse de doctorat ⁷ , permet d’écrire une tout autre histoire des rapports entre féminisme et les­bia­nisme dans les années 1970. Dans Classer, Dominer. Qui sont les « autres » ? Christine Delphy rappelle le « tollé » qu’a suscité la création des Gouines rouges. Toujours dans le cadre de mes recherches, j’ai pu exhumer aux archives les­biennes de Paris des témoi­gnages, datant du début des années 1980, dans lesquels des mili­tantes les­biennes posent un regard critique sur les dix années pré­cé­dentes de mili­tan­tisme féministe en s’affairant à dénoncer la manière dont les fémi­nistes ont tenté de saper les groupes de les­biennes dans le MLF parisien.

Parler en tant que « Lesbienne » plutôt qu’en tant que « Femme »

Il est important de rappeler la logique politique qui sous-tend cette volonté chez Wittig de visi­bi­li­ser le les­bia­nisme dans le Mouvement des femmes. Les spé­cia­listes de l’histoire du MLF (comme les anciennes amies fémi­nistes de Wittig) ont parlé de « radi­ca­li­sa­tion » lesbienne chez Wittig, voire de posture « sépa­ra­tiste ». Pour ces dernières, le « Nous, les femmes » du MLF était universel, il incluait toutes les femmes. Selon elles, le les­bia­nisme politique de Wittig aurait eu pour effet de le diviser, c’est-à-dire de fracturer l’unité du mouvement. Ces affir­ma­tions sont « hétéro-normatives »: elles ne prennent pas en compte l’exclusion première des les­biennes de ce « Nous, les femmes ». C’est pré­ci­sé­ment pour dénoncer la fausse pré­somp­tion d’universalité du sujet « femmes » du MLF que Wittig s’est attachée à défendre une position « lesbienne » dans le mouvement féministe, c’est-à-dire à s’exprimer en tant que « lesbienne » plutôt qu’en tant que « femme ».

Parler de radi­ca­li­sa­tion lesbienne ou de sépa­ra­tisme témoigne d’une défor­ma­tion de la pensée politique de Wittig. Quand elle affirme sur la banderole qu’elle brandit lors de l’action à l’Arc de Triomphe qu’« un homme sur deux est une femme », elle expose l’effacement des femmes que l’universel (masculin) performe. C’est bien dans la conti­nui­té de ce rai­son­ne­ment qu’elle propose dans le MLF de visi­bi­li­ser les les­biennes : la catégorie sur­plom­bante des «femmes » agit, selon Wittig, comme un « placard » pour les les­biennes, c’est-à-dire qu’elle contribue à les maintenir dans l’invisibilité en tant que les­biennes. Le les­bia­nisme de Wittig n’est pas un sépa­ra­tisme : il repose sur une politique anti-assimilationniste visant à visi­bi­li­ser les identités exclues des caté­go­ries sup­po­sé­ment uni­ver­selles, et ce y compris au sein du féminisme. 

Après la dis­so­lu­tion des Gouines rouges dans le courant de l’année 1973, Wittig projette de créer un Front lesbien inter­na­tio­nal. Là encore les résis­tances des fémi­nistes se font vives, et certains témoi­gnages évoquent une per­sé­cu­tion à son égard. Accusée de trahir la sororité féministe en mettant en avant une identité lesbienne par­ti­cu­lière (plutôt qu’une identité «femme» ), Wittig parle d’une « purge » à son encontre ⁸ , et raconte, dans un entretien accordé à Libération (17 juin 1999), avoir été « utilisée comme bouc émissaire », avoir « connu la guillo­tine, la tête coupée ». Les raisons de son départ aux États-Unis en 1976, six ans après avoir contribué à la création du Mouvement de libé­ra­tion des femmes, sont sans appel: « Franchement, […] elles ont presque réussi à me détruire tota­le­ment et elles m’ont, oui, chassée de Paris. » C’est bien parce que les fémi­nistes ont tout fait pour « empêcher […], paralyser et détruire les groupes de les­biennes⁹ », qu’elle a fini par fuir aux États-Unis.

Une fuite –il est grand temps de l’affirmer et de le recon­naître– qui résulte d’un défer­le­ment de violence contre une lesbienne qui sou­hai­tait que le féminisme recon­naisse la spé­ci­fi­ci­té de l’existence lesbienne. L’exil de Monique Wittig aux États-Unis est l’histoire d’une éli­mi­na­tion politique, au cœur de la « glorieuse » décennie du MLF.

Rupture fondamentale dans le champ de la théorie féministe

Deux textes majeurs sont publiés en français en février et mai 1980 dans la revue féministe maté­ria­liste Questions fémi­nistes. Dans « La pensée straight » et « On ne naît pas femme », Monique Wittig explique que l’hétérosexualité n’est pas une sexualité parmi d’autres, mais un régime politique, un système social contrai­gnant: « un noyau de nature qui résiste à l’examen, une relation qui revêt un caractère d’inéluctabilité dans la culture comme dans la nature ». En d’autres termes, elle déna­tu­ra­lise l’hétérosexualité qu’elle pose comme une construc­tion politique servant l’appropriation des femmes par les hommes. Mais Wittig ne se contente pas de théoriser l’hétérosexualité comme un régime sexuel imposé : elle affirme que c’est à travers ce régime qu’est produite la dif­fé­rence sexuelle. Ainsi, « si nous les­biennes, homo­sexuels nous conti­nuons à nous dire, à nous concevoir des femmes, des hommes nous contri­buons au maintien de l’hétérosexualité », écrit-elle dans « La pensée straight», article qu’elle conclut sur cette phrase restée célèbre : « Il serait impropre de dire que les les­biennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car la femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes éco­no­miques hété­ro­sexuels. Les les­biennes ne sont pas des femmes. »

La pensée wit­ti­gienne sur l’hétérosexualité et le les­bia­nisme produit une rupture théorique et épis­té­mo­lo­gique fon­da­men­tale dans le champ de la théorie féministe puisqu’elle articule la pro­duc­tion des caté­go­ries de sexe, et donc le sujet « femmes » du féminisme, au maintien de la norme hété­ro­sexuelle. En déclarant que les les­biennes ne sont pas des femmes, elle sape les fon­de­ments du MLF, dont la condition de pos­si­bi­li­té résidait pré­ci­sé­ment dans l’identification col­lec­tive aux « femmes ». C’est ainsi qu’il faut com­prendre le scandale que pro­vo­quèrent ces deux textes au sein du MLF.

Cette publi­ca­tion entraîne en France l’émergence d’un mouvement de les­biennes radicales, affirmant avec humour que « l’hétérosexualité est au patriar­cat ce que la roue est à la bicy­clette ». Les les­biennes radicales attaquent alors publi­que­ment le MLF, l’accusant d’avoir censuré les les­biennes tout au long de la décennie 1970, et le qua­li­fient désormais d’« hétéro-féministe ». Dans ce contexte explosif, le comité de rédaction de la revue Questions fémi­nistes se scinde en deux groupes. Le premier (composé de Christine Delphy, Emmanuèle de Lesseps, Claude Hennequin, et béné­fi­ciant du soutien de Simone de Beauvoir) refuse la critique wit­ti­gienne de l’hétérosexualité comme régime de pouvoir et continue à défendre une iden­ti­fi­ca­tion exclusive aux « femmes » pour le mouvement féministe. Pour le second groupe (composé notamment de Monique Wittig et Colette Guillaumin), « lesbienne » est une position politique plus cohérente avec le féminisme maté­ria­liste dont l’objectif est la des­truc­tion des caté­go­ries de sexe. La revue ne survit pas à ce conflit et le comité de rédaction s’auto-dissout le 24 octobre 1980.

Lorsque, en février 1981, Christine Delphy et Emmanuèle de Lesseps annoncent la publi­ca­tion d’une nouvelle revue portant le titre à peine modifié de Nouvelles Questions fémi­nistes, les les­biennes poli­tiques de l’ancien comité de rédaction se sentent trahies, et à nouveau ignorées et bafouées par les fémi­nistes. Wittig écrit à ce moment-là une lettre à Simone de Beauvoir dans laquelle elle implore cette dernière de « ne pas couvrir de [son] nom cette opération mal­hon­nête », avant d’ajouter : « Les faits sont les faits: éliminer cinq les­biennes d’un lieu où s’élabore la théorie féministe sous prétexte que leur les­bia­nisme n’est pas conforme peut dif­fi­ci­le­ment passer pour une pratique pro­les­bienne ¹⁰.» Cette demande restera lettre morte. L’affaire se poursuit au tribunal et le procès est gagné par les fon­da­trices de la nouvelle revue. Cofondatrice du MLF en 1970, Wittig sort de cette décennie épuisée, désabusée et abattue. Elle fera le récit de son expé­rience mal­heu­reuse dans sa fable Paris-la-politique, qu’elle publie en 1985 dans la revue lesbienne Vlasta et dans laquelle elle narre méta­pho­ri­que­ment l’histoire des luttes de pouvoir au sein du Mouvement des femmes. Si Les Guérillères pré­fi­gu­rait en 1969 la révolte féministe sur le point d’éclore, Paris-la-politique scelle la fin des illusions dans les larmes et la douleur lesbiennes.

Avec quarante ans de retard, le féminisme français la redécouvre

Le recueil The Straight Mind and Other Essays, qui rassemble la majeure partie des articles théo­riques de Monique Wittig, est publié en 1992 aux États-Unis. « C’est le plus loin que je pouvais aller dans ma pensée politique, qui n’est pas accep­table ici [en France], et qui est de consi­dé­rer l’hétérosexualité comme un régime politique, un régime de domi­na­tion », expliquera-t-elle quelques années plus tard Monique Wittig dans un entretien donné au quotidien Libération (17 juin 1999). Il aura cependant fallu attendre près de dix ans avant qu’il ne soit traduit en français, alors que l’analyse de Wittig de l’hétérosexualité comme régime politique a eu une influence majeure sur l’émergence des théories queer aux États-Unis dans les années 1990, qui s’attachent à penser le régime de la nor­ma­ti­vi­té sexuelle. C’est surtout avec la publi­ca­tion en 1990 de Gender Trouble (Trouble dans le genre, La Découverte, 2005) de la phi­lo­sophe amé­ri­caine Judith Butler, essai dans lequel la pensée wit­ti­gienne occupe une place centrale, que Monique Wittig est redé­cou­verte par une nouvelle géné­ra­tion de mili­tantes et théo­ri­ciennes fémi­nistes et les­biennes fran­çaises. Dans la seconde moitié des années 1990, The Straight Mind est discuté et traduit dans le cadre des sémi­naires du Zoo à Paris, organisés par le socio­logue et penseur trans­fé­mi­niste Sam Bourcier, et dont l’objectif est d’introduire les études gaies, les­biennes et queer en France. 

Wittig refait ainsi lentement surface en France à la fin des années 1990 et tout au long des années 2000. Elle est invitée en 1997 au colloque « Les études gay et les­biennes », organisé par le socio­logue et phi­lo­sophe Didier Eribon au Centre Georges-Pompidou. En 2001, Sam Bourcier et Suzette Robichon –militante lesbienne– orga­nisent le premier colloque consacré à son œuvre. Ces dernières années, Monique Wittig est devenue une icône lesbienne, adulée par une nouvelle géné­ra­tion de mili­tantes nourries au féminisme maté­ria­liste et à la pensée queer, qui voient en elle une référence majeure pour penser la violence du régime hété­ro­sexuel et de la binarité de genre. Ces dernières années, La Pensée straight a fait l’objet de repu­bli­ca­tions ¹¹, et aujourd’hui, les travaux de recherche uni­ver­si­taire sur Wittig se mul­ti­plient à grande vitesse. La France redé­couvre, avec quarante ans de retard, la puissance de ses analyses poli­tiques confis­quées sur l’autel de l’hétéro-féminisme.

  1. Monique Wittig, vers 1981. Cette lettre et toutes les lettres citées dans l’article appar­tiennent au même fonds : Monique Wittig Papers, General Collection, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University.
  2. Monique Wittig, La Pensée straight, tra­duc­tion de Sam Bourcier, éditions Balland, 2001. Ce recueil de textes est publié ini­tia­le­ment en anglais en 1992 chez Beacon Press sous le titre de Straight Mind and Other Essays.
  3. Monique Wittig, « On ne naît pas femme », dans La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2018.
  4. Josy Thibaut, «Monique Wittig raconte…», ProChoix, n°46, 2008.
  5. Le titre original du manifeste était « Pour un mouvement de libé­ra­tion des femmes », mais il a été changé par l’éditeur avant publication.
  6. Marie-Jo Bonnet, Qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ?, Odile Jacob, 2004.
  7. Ilana Eloit, Lesbian Trouble : Feminism, Heterosexuality and the French Nation (1970–1981), thèse de doctorat, LSE – London School of Economics and Political Science, Department of Gender Studies, 2018
  8. Monique Wittig, Lettre à Simone de Beauvoir, 2 mars 1981.
  9. Monique Wittig, Lettre à Monique Plaza, 16 juin 1980.
  10. Monique Wittig, lettre à Simone de Beauvoir, 2 mars 1981. 11. La dernière aux éditions Amsterdam en 2018, dans une tra­duc­tion de Sam Bourcier.

Manger : Le genre passe à table

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