« Chère Adrienne, quand je suis arrivée [aux États-Unis] […], c’était pour fuir la vie politique parisienne. J’étais alors détruite, écrit Monique Wittig dans une lettre¹ adressée à la célèbre poétesse américaine lesbienne Adrienne Rich. Nous sommes au début des années 1980. Installée outre-Atlantique depuis quelques années, la théoricienne française fait état, auprès de son amie, de son «amertume » et de son « ressentissent» à l’égard du Mouvement des libération des femmes en France dont elle fut l’une des initiatrices. « J’ai vécu ces sept années (1968/1975) comme un séjour en enfer », souligne-t-elle.
Lorsque j’ai découvert, en 2017, cette lettre dans les archives de Monique Wittig conservées à l’université de Yale aux États-Unis, j’ai été prise d’un vertige. J’étais alors doctorante à la London School of Economics and Political Science (LSE), et ma recherche portait sur l’histoire de la politisation du lesbianisme dans le Mouvement de libération des femmes (MLF). Brève et tranchante, cette correspondance tapée à la machine sur une feuille devenue sépia avec le temps contredisait tous les récits traditionnels que j’avais pu lire et entendre sur le MLF: ceux d’un mouvement radicalement joyeux, ouvert, où l’on riait, où l’on chantait, et où l’on s’aimait entre femmes. Cette lettre –comme tant d’autres dans les archives de Wittig– m’encouragea à faire un voyage souvent inconfortable dans le temps et à exhumer une autre histoire du MLF, une histoire éradiquée, refoulée et oubliée qui m’invitait à explorer –souvent avec appréhension, malaise et mélancolie– les recoins sombres et les tréfonds embarrassants du féminisme français dans son rapport au lesbianisme.
Une critique de l’universalisme féminin du MLF
Ce témoignage est peut-être aussi déconcertant que la figure de Monique Wittig. Écrivaine, pionnière en 1970 du MLF et incontournable théoricienne lesbienne aux États-Unis –où elle s’installe définitivement en 1976 et se verra invitée par les plus prestigieuses universités–, elle a été relativement oubliée en France jusqu’à une période récente. Les raisons de l’oubli français ont sans aucun doute à voir avec les raisons de son exil américain: lesbienne trop visible, elle inquiète les féministes qui voient dans l’hétérosexualité la condition sine qua non d’une réconciliation avec les hommes ; lesbienne trop politique, elle porte un discours critique sur l’universalisme féminin du MLF, qui enjoint aux féministes de s’identifier exclusivement en tant que femmes, et considère cette rhétorique comme une stratégie d’invisibilisation des lesbiennes dans le féminisme.
« Les lesbiennes ne sont pas des femmes », déclara Monique Wittig en 1978, lors d’une conférence intitulée «The Straight Mind » (qu’on pourrait traduire par « la pensée hétéro »), à New York. Lorsqu’elle fut prononcée, cette phrase suscita un instant de « stupéfaction » et de « silence », comme le souligne la militante lesbienne Louise Turcotte, proche amie de Monique Wittig, dans la préface de l’édition française du livre dont le titre est emprunté à cette conférence, La Pensée straight ² . Énigmatique, cet aphorisme va clore un chapitre entier de l’histoire du féminisme: « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », nous dit Monique Wittig, car « ce qui fait une femme, c’est une relation sociale particulière à un homme, […] relation à laquelle les lesbiennes échappent en refusant de devenir ou de rester hétérosexuelles ³ ».
En politisant l’hétérosexualité comme un régime politique dominant, plutôt que comme une simple orientation sexuelle et en proposant de faire du sujet «lesbiennes » un sujet révolutionnaire qui échappe aux assignations sexuées, Monique Wittig balaie l’évidence du sujet «femmes » comme point de départ de la lutte féministe. Comment en est-elle venue à théoriser de la sorte l’hétérosexualité? Quel est ce « séjour en enfer » dans le MLF dont elle parle à Adrienne Rich? C’est en me posant toutes ces questions que j’ai tenté de découvrir non pas tant la personnalité de Monique Wittig que la lesbienne qu’elle était.
Née en 1935 dans une famille modeste à Dannemarie dans le Haut-Rhin, Monique Wittig se fait d’abord connaître en tant que romancière. Surdouée de la littérature, elle décroche en 1964, à l’âge de 29 ans, le prix Médicis pour son premier roman L’Opoponax (Minuit, 1964) qui, comme le remarquera elle-même Wittig, raconte « l’histoire d’un amour entre deux petites filles […] aspect du lesbianisme qui a été complètement passé sous silence ⁴ ». À l’occasion de la sortie de son troisième roman, Le Corps lesbien, (Minuit, 1973), elle explicite davantage l’importance du lesbianisme dans son travail littéraire: « Mon écriture a toujours été liée indissolublement à une pratique sexuelle interdite : le lesbianisme. » Sa conception de la littérature comme champ de bataille où subvertir l’ordre du langage et des représentations patriarcales prend une dimension proprement militante en Mai 68, lorsqu’elle cofonde dans la Sorbonne occupée le Comité révolutionnaire d’action culturelle (CRAC), auquel se joint une longue liste d’artistes engagé·es, parmi lesquel·les Maurice Blanchot, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, ou encore André Téchiné.
À l’initiative de la première manifestation féministe
Quelques mois plus tard, Wittig publie son deuxième roman, Les Guérillères (Minuit, 1969), poème épique qui relate l’histoire d’une troupe de combattantes – désignées par le pronom « elles » – prenant les armes pour se libérer du joug de l’oppression. Œuvre prophétique, Les Guérillères annonce le Mouvement des femmes à venir. Le 21 mai 1970, dix-huit femmes –issues d’un groupe dont Monique Wittig avait été à l’initiative en octobre 1968– donnent à l’université de Vincennes le coup d’envoi de la première manifestation féministe. Dans les mois qui suivent, les rencontres avec d’autres groupes de femmes se multiplient. Le 26 août 1970, en soutien à la grève féministe organisée le même jour à New York pour le 50e anniversaire du droit de vote des femmes, Monique Wittig se procure avec celle qui deviendra une autre grande figure du MLF, Christine Delphy, une imposante gerbe de fleurs. Elles tentent ensuite de déposer cette gerbe avec huit autres femmes sur la tombe du Soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe, en hommage à celle qui est « plus inconnu[e] que le Soldat inconnu: sa femme ». Cette action spectaculaire et médiatisée est considérée comme l’acte de naissance du Mouvement de libération des femmes. À partir de la rentrée 1970, ce sont plusieurs centaines de femmes qui se retrouvent régulièrement à l’École des beaux-arts de Paris où elles tiennent les assemblées générales du MLF.
Dans ce mouvement, Monique Wittig a un rôle d’impulsion théorique et politique. Elle est, avec Christine Delphy, l’un des grands noms du féminisme matérialiste, qu’elle contribue à forger théoriquement tout au long des années 1970. À partir d’une grille d’analyse marxiste de la société, ce courant affirme que le rapport de domination entre hommes et femmes est un rapport d’exploitation économique reposant sur le travail gratuit que les femmes fournissent dans la sphère domestique. Ces idées sont développées pour la première fois dans le manifeste rédigé par Wittig «Combat pour la libération de la femme ⁵ », publié en mai 1970 dans le journal contestataire L’Idiot international. Elle y écrit, reprenant Engels, que « dans la famille, l’homme est le bourgeois; la femme, le prolétaire » et affirme que les femmes constituent « la classe la plus anciennement opprimée ». Sur le modèle de la dictature du prolétariat, Wittig appelle donc à une « prise de pouvoir politique » des femmes afin d’abolir la domination patriarcale.
Au sein du MLF parisien, Monique Wittig a participé à la création du groupe des Féministes révolutionnaires qui rassemble les féministes matérialistes ou radicales convaincues que la féminité est une construction sociale et que la division hommes/femmes est le produit d’un rapport d’exploitation domestique. Ce groupe s’oppose fermement au collectif Psychanalyse et politique (couramment appelé Psychépo), emmené par la psychanalyste et éditrice Antoinette Fouque, qui défend une vision différentialiste de la féminité : le but d’un mouvement de femmes n’est pas d’abolir les catégories de sexe mais de revaloriser la spécificité féminine, liée à l’expérience de la maternité, afin d’opérer une révolution symbolique. Dans un entretien avec Louise Turcotte en 1975, Wittig s’inquiète de « cette espèce de nouvelle féminité qui est soi-disant une libération mais qui est une régression en fait ». Elle signe par ailleurs le fameux Manifeste des 343 pour la liberté d’avorter, publié le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, et participe à de nombreuses actions du mouvement. Le 10 mars 1971, elle fait partie de la dizaine de militant·es homosexuel·les qui sabotent l’émission radiophonique de Ménie Grégoire consacrée à « L’homosexualité, ce douloureux problème », acte qui marque la naissance du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR).
Les Gouines Rouges, premier collectif politique de lesbiennes
« Passeuse de l’histoire des femmes » et « forgeuse de liens », selon les mots de l’historienne Audrey Lasserre, Monique Wittig contribue aussi par sa personnalité à souder le Mouvement de libération des femmes à Paris. Nombre des militantes du MLF se rappellent sa sympathie et sa bienveillance à l’égard des nouvelles recrues. L’historienne et spécialiste de l’histoire des femmes Marie-Jo Bonnet, qui rejoint le MLF en 1971, écrit: « Monique Wittig […] est certainement la femme qui m’a donné envie de rester au MLF. […] Elle incarne la créativité du mouvement, l’accès à l’écriture, et cette bienfaisante parole poétique qui me changeait de la langue de bois marxiste ou freudienne très à la mode alors⁶ .» Féministe de la première heure, Monique Wittig se distingue néanmoins rapidement de la plupart de ses camarades de lutte en insistant sur la nécessité de visibiliser le lesbianisme au sein du mouvement. Comme elle le raconte dans un entretien paru en 1974 dans la revue Actuel, c’est pour dénoncer l’homophobie de nombreuses militantes féministes qu’elle contribue à créer au début de l’année 1971, aux côtés d’autres lesbiennes du MLF comme Christine Delphy, Catherine Deudon ou Evelyne Rochedereux, le premier collectif politique de lesbiennes, les Gouines rouges : « Une conversation mondaine chez l’une d’entre nous sur l’homosexualité. Des questions de pure curiosité : “Comment faites-vous entre vous?” […] Des commentaires comme : “Ce qu’il y a de gênant dans l’homosexualité, c’est que vous ne pouvez pas avoir d’enfant.” Et “Y’en a marre de l’homosexualité.” Là, un petit nombre d’entre nous se sont senties agressées parce que c’était le seul aspect de notre oppression qui n’était pas abordé d’un point de vue politique, c’était le rayon attraction du mouvement, folklorique. […] Les Gouines rouges sont nées de ça.»
Les recherches historiographiques sur le MLF ont longtemps affirmé que ce mouvement avait constitué un espace inédit de libération de l’homosexualité féminine. Pourtant, ce témoignage de Wittig invite à relativiser, si ce n’est à réfuter, cette lecture. Surtout, l’histoire des résistances des féministes aux tentatives de création de groupes de lesbiennes dans le MLF, que j’ai longuement détaillée dans ma thèse de doctorat ⁷ , permet d’écrire une tout autre histoire des rapports entre féminisme et lesbianisme dans les années 1970. Dans Classer, Dominer. Qui sont les « autres » ? Christine Delphy rappelle le « tollé » qu’a suscité la création des Gouines rouges. Toujours dans le cadre de mes recherches, j’ai pu exhumer aux archives lesbiennes de Paris des témoignages, datant du début des années 1980, dans lesquels des militantes lesbiennes posent un regard critique sur les dix années précédentes de militantisme féministe en s’affairant à dénoncer la manière dont les féministes ont tenté de saper les groupes de lesbiennes dans le MLF parisien.
Parler en tant que « Lesbienne » plutôt qu’en tant que « Femme »
Il est important de rappeler la logique politique qui sous-tend cette volonté chez Wittig de visibiliser le lesbianisme dans le Mouvement des femmes. Les spécialistes de l’histoire du MLF (comme les anciennes amies féministes de Wittig) ont parlé de « radicalisation » lesbienne chez Wittig, voire de posture « séparatiste ». Pour ces dernières, le « Nous, les femmes » du MLF était universel, il incluait toutes les femmes. Selon elles, le lesbianisme politique de Wittig aurait eu pour effet de le diviser, c’est-à-dire de fracturer l’unité du mouvement. Ces affirmations sont « hétéro-normatives »: elles ne prennent pas en compte l’exclusion première des lesbiennes de ce « Nous, les femmes ». C’est précisément pour dénoncer la fausse présomption d’universalité du sujet « femmes » du MLF que Wittig s’est attachée à défendre une position « lesbienne » dans le mouvement féministe, c’est-à-dire à s’exprimer en tant que « lesbienne » plutôt qu’en tant que « femme ».
Parler de radicalisation lesbienne ou de séparatisme témoigne d’une déformation de la pensée politique de Wittig. Quand elle affirme sur la banderole qu’elle brandit lors de l’action à l’Arc de Triomphe qu’« un homme sur deux est une femme », elle expose l’effacement des femmes que l’universel (masculin) performe. C’est bien dans la continuité de ce raisonnement qu’elle propose dans le MLF de visibiliser les lesbiennes : la catégorie surplombante des «femmes » agit, selon Wittig, comme un « placard » pour les lesbiennes, c’est-à-dire qu’elle contribue à les maintenir dans l’invisibilité en tant que lesbiennes. Le lesbianisme de Wittig n’est pas un séparatisme : il repose sur une politique anti-assimilationniste visant à visibiliser les identités exclues des catégories supposément universelles, et ce y compris au sein du féminisme.
Après la dissolution des Gouines rouges dans le courant de l’année 1973, Wittig projette de créer un Front lesbien international. Là encore les résistances des féministes se font vives, et certains témoignages évoquent une persécution à son égard. Accusée de trahir la sororité féministe en mettant en avant une identité lesbienne particulière (plutôt qu’une identité «femme» ), Wittig parle d’une « purge » à son encontre ⁸ , et raconte, dans un entretien accordé à Libération (17 juin 1999), avoir été « utilisée comme bouc émissaire », avoir « connu la guillotine, la tête coupée ». Les raisons de son départ aux États-Unis en 1976, six ans après avoir contribué à la création du Mouvement de libération des femmes, sont sans appel: « Franchement, […] elles ont presque réussi à me détruire totalement et elles m’ont, oui, chassée de Paris. » C’est bien parce que les féministes ont tout fait pour « empêcher […], paralyser et détruire les groupes de lesbiennes⁹ », qu’elle a fini par fuir aux États-Unis.
Une fuite –il est grand temps de l’affirmer et de le reconnaître– qui résulte d’un déferlement de violence contre une lesbienne qui souhaitait que le féminisme reconnaisse la spécificité de l’existence lesbienne. L’exil de Monique Wittig aux États-Unis est l’histoire d’une élimination politique, au cœur de la « glorieuse » décennie du MLF.
Rupture fondamentale dans le champ de la théorie féministe
Deux textes majeurs sont publiés en français en février et mai 1980 dans la revue féministe matérialiste Questions féministes. Dans « La pensée straight » et « On ne naît pas femme », Monique Wittig explique que l’hétérosexualité n’est pas une sexualité parmi d’autres, mais un régime politique, un système social contraignant: « un noyau de nature qui résiste à l’examen, une relation qui revêt un caractère d’inéluctabilité dans la culture comme dans la nature ». En d’autres termes, elle dénaturalise l’hétérosexualité qu’elle pose comme une construction politique servant l’appropriation des femmes par les hommes. Mais Wittig ne se contente pas de théoriser l’hétérosexualité comme un régime sexuel imposé : elle affirme que c’est à travers ce régime qu’est produite la différence sexuelle. Ainsi, « si nous lesbiennes, homosexuels nous continuons à nous dire, à nous concevoir des femmes, des hommes nous contribuons au maintien de l’hétérosexualité », écrit-elle dans « La pensée straight», article qu’elle conclut sur cette phrase restée célèbre : « Il serait impropre de dire que les lesbiennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car la femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes. »
La pensée wittigienne sur l’hétérosexualité et le lesbianisme produit une rupture théorique et épistémologique fondamentale dans le champ de la théorie féministe puisqu’elle articule la production des catégories de sexe, et donc le sujet « femmes » du féminisme, au maintien de la norme hétérosexuelle. En déclarant que les lesbiennes ne sont pas des femmes, elle sape les fondements du MLF, dont la condition de possibilité résidait précisément dans l’identification collective aux « femmes ». C’est ainsi qu’il faut comprendre le scandale que provoquèrent ces deux textes au sein du MLF.
Cette publication entraîne en France l’émergence d’un mouvement de lesbiennes radicales, affirmant avec humour que « l’hétérosexualité est au patriarcat ce que la roue est à la bicyclette ». Les lesbiennes radicales attaquent alors publiquement le MLF, l’accusant d’avoir censuré les lesbiennes tout au long de la décennie 1970, et le qualifient désormais d’« hétéro-féministe ». Dans ce contexte explosif, le comité de rédaction de la revue Questions féministes se scinde en deux groupes. Le premier (composé de Christine Delphy, Emmanuèle de Lesseps, Claude Hennequin, et bénéficiant du soutien de Simone de Beauvoir) refuse la critique wittigienne de l’hétérosexualité comme régime de pouvoir et continue à défendre une identification exclusive aux « femmes » pour le mouvement féministe. Pour le second groupe (composé notamment de Monique Wittig et Colette Guillaumin), « lesbienne » est une position politique plus cohérente avec le féminisme matérialiste dont l’objectif est la destruction des catégories de sexe. La revue ne survit pas à ce conflit et le comité de rédaction s’auto-dissout le 24 octobre 1980.
Lorsque, en février 1981, Christine Delphy et Emmanuèle de Lesseps annoncent la publication d’une nouvelle revue portant le titre à peine modifié de Nouvelles Questions féministes, les lesbiennes politiques de l’ancien comité de rédaction se sentent trahies, et à nouveau ignorées et bafouées par les féministes. Wittig écrit à ce moment-là une lettre à Simone de Beauvoir dans laquelle elle implore cette dernière de « ne pas couvrir de [son] nom cette opération malhonnête », avant d’ajouter : « Les faits sont les faits: éliminer cinq lesbiennes d’un lieu où s’élabore la théorie féministe sous prétexte que leur lesbianisme n’est pas conforme peut difficilement passer pour une pratique prolesbienne ¹⁰.» Cette demande restera lettre morte. L’affaire se poursuit au tribunal et le procès est gagné par les fondatrices de la nouvelle revue. Cofondatrice du MLF en 1970, Wittig sort de cette décennie épuisée, désabusée et abattue. Elle fera le récit de son expérience malheureuse dans sa fable Paris-la-politique, qu’elle publie en 1985 dans la revue lesbienne Vlasta et dans laquelle elle narre métaphoriquement l’histoire des luttes de pouvoir au sein du Mouvement des femmes. Si Les Guérillères préfigurait en 1969 la révolte féministe sur le point d’éclore, Paris-la-politique scelle la fin des illusions dans les larmes et la douleur lesbiennes.
Avec quarante ans de retard, le féminisme français la redécouvre
Le recueil The Straight Mind and Other Essays, qui rassemble la majeure partie des articles théoriques de Monique Wittig, est publié en 1992 aux États-Unis. « C’est le plus loin que je pouvais aller dans ma pensée politique, qui n’est pas acceptable ici [en France], et qui est de considérer l’hétérosexualité comme un régime politique, un régime de domination », expliquera-t-elle quelques années plus tard Monique Wittig dans un entretien donné au quotidien Libération (17 juin 1999). Il aura cependant fallu attendre près de dix ans avant qu’il ne soit traduit en français, alors que l’analyse de Wittig de l’hétérosexualité comme régime politique a eu une influence majeure sur l’émergence des théories queer aux États-Unis dans les années 1990, qui s’attachent à penser le régime de la normativité sexuelle. C’est surtout avec la publication en 1990 de Gender Trouble (Trouble dans le genre, La Découverte, 2005) de la philosophe américaine Judith Butler, essai dans lequel la pensée wittigienne occupe une place centrale, que Monique Wittig est redécouverte par une nouvelle génération de militantes et théoriciennes féministes et lesbiennes françaises. Dans la seconde moitié des années 1990, The Straight Mind est discuté et traduit dans le cadre des séminaires du Zoo à Paris, organisés par le sociologue et penseur transféministe Sam Bourcier, et dont l’objectif est d’introduire les études gaies, lesbiennes et queer en France.
Wittig refait ainsi lentement surface en France à la fin des années 1990 et tout au long des années 2000. Elle est invitée en 1997 au colloque « Les études gay et lesbiennes », organisé par le sociologue et philosophe Didier Eribon au Centre Georges-Pompidou. En 2001, Sam Bourcier et Suzette Robichon –militante lesbienne– organisent le premier colloque consacré à son œuvre. Ces dernières années, Monique Wittig est devenue une icône lesbienne, adulée par une nouvelle génération de militantes nourries au féminisme matérialiste et à la pensée queer, qui voient en elle une référence majeure pour penser la violence du régime hétérosexuel et de la binarité de genre. Ces dernières années, La Pensée straight a fait l’objet de republications ¹¹, et aujourd’hui, les travaux de recherche universitaire sur Wittig se multiplient à grande vitesse. La France redécouvre, avec quarante ans de retard, la puissance de ses analyses politiques confisquées sur l’autel de l’hétéro-féminisme.
- Monique Wittig, vers 1981. Cette lettre et toutes les lettres citées dans l’article appartiennent au même fonds : Monique Wittig Papers, General Collection, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University.
- Monique Wittig, La Pensée straight, traduction de Sam Bourcier, éditions Balland, 2001. Ce recueil de textes est publié initialement en anglais en 1992 chez Beacon Press sous le titre de Straight Mind and Other Essays.
- Monique Wittig, « On ne naît pas femme », dans La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2018.
- Josy Thibaut, «Monique Wittig raconte…», ProChoix, n°46, 2008.
- Le titre original du manifeste était « Pour un mouvement de libération des femmes », mais il a été changé par l’éditeur avant publication.
- Marie-Jo Bonnet, Qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ?, Odile Jacob, 2004.
- Ilana Eloit, Lesbian Trouble : Feminism, Heterosexuality and the French Nation (1970–1981), thèse de doctorat, LSE – London School of Economics and Political Science, Department of Gender Studies, 2018
- Monique Wittig, Lettre à Simone de Beauvoir, 2 mars 1981.
- Monique Wittig, Lettre à Monique Plaza, 16 juin 1980.
- Monique Wittig, lettre à Simone de Beauvoir, 2 mars 1981. 11. La dernière aux éditions Amsterdam en 2018, dans une traduction de Sam Bourcier.