« Je suis une femme de frontière. J’ai grandi entre deux cultures, la culture mexicaine (avec une forte influence indienne) et la culture anglo (en tant que membre d’un peuple colonisé sur son propre territoire). J’ai chevauché cette frontière tejas-mexicaine, et d’autres, toute ma vie. Ce n’est pas un territoire confortable où vivre, ce lieu de contradiction.
La haine, la colère et l’exploitation font partie de ses principales caractéristiques. » Ainsi débute Terres frontalières. La Frontera. La Nouvelle Mestiza de Gloria Anzaldúa, dans sa traduction en français (1). Une traduction salutaire, parue plus de trente ans après la publication de ce livre (2) important en 1987, réédité depuis cinq fois aux États-Unis. Pourtant, la pensée de cette universitaire chicana née en 1942 dans la vallée du Rio Grande, à la frontière entre le Texas et le Mexique, est explosive, tant elle dynamite et approfondit les concepts d’identité de genre, de classe et de race. Pionnière, aussi : bien avant Teresa de Lauretis et d’autres féministes états-uniennes, Anzaldúa a manié le mot queer pour définir ses multiples identités de lesbienne chicana. Au départ, le terme chicano, chicana désigne de façon péjorative des États-unien·nes d’origine mexicaine, puis latino-américaine. Dans les années 1960 se développe un mouvement « féministe chicana », dont Gloria Anzaldúa est une des précurseuses.
Issue d’un milieu agricole ouvrier, l’écrivaine a dû apprendre l’anglais pour étudier dans les écoles américaines qui refusaient les enfants chicanos et chicanas ne parlant qu’espagnol, ou « tex-mex », cette langue hybride née de la colonisation de territoires mexicains par les États-Unis, puis de l’exil des Latino-Américain·es en Amérique du Nord. Anglais, espagnol, tex-mex agrémenté de quelques mots de nahuatl, une langue aztèque parlée au Mexique : c’est dans ces trois premières langues que son travail mêlant poésie et prose explore, à partir de sa propre histoire, les notions de métissage et de frontières, d’identités de genre et de classe. Trilingue, surprenante par la forme et le propos, l’œuvre d’Anzaldúa a longtemps été marginalisée. Aujourd’hui, elle est citée dans de nombreux ouvrages de théorie féministe dans le monde entier et mise en avant par des autrices de référence en études féministes, comme l’États-unienne Donna Haraway.
En France, son nom devient moins confidentiel grâce à un colloque à l’université Paris 8 en 2019 et à une exposition de ses dessins au Palais de Tokyo en octobre 2023. La thèse (3) en études hispanophones de Camille Back consacrée à son effacement de l’histoire de la théorie queer a également contribué à la faire connaître. Dès 2011, toutefois, des extraits de The New Mestiza ont été publiés en français dans la revue féministe universitaire Les Cahiers du CEDREF, traduits par la philosophe et sociologue des féminismes latino-américains Jules Falquet et Paola Bacchetta, professeure en études féministes.
La lecture de La Nueva Mestizia a bouleversé l’illustratrice, photographe et journaliste franco-gabonaise Maya Mihindou, qui a consacré un portrait à Gloria Anzaldúa dans la revue Ballast en 2020 : « La première fois que j’ai lu des morceaux de ses textes dans la revue Panthère Première, je les ai reçus comme un impact qui m’a fait trembler. Je n’avais jamais lu une traduction aussi précise, vaste et radicale de l’expérience du métissage », explique-t-elle. C’est précisément le moteur du travail d’Anzaldúa. Le concept de « mestiza », qu’elle a défini tout au long de son œuvre, « possède au Mexique des connotations complexes et contradictoires. Il désigne une personne dominant·e par rapport à l’Indien·ne, mais aussi une personne dominé·e par rapport aux gens d’origine espagnole-européenne. […] Pour Anzaldúa, il possède toutes ces connotations, mais signifie également la pluralité à l’intérieur de chaque être humain », écrivent Paola Bacchetta et Jules Falquet en introduction de leur traduction publiée dans Les Cahiers du CEDREF.
Une référence des féminismes décoloniaux
Au moment de la parution aux États-Unis de Borderlands en 1987, Gloria Anzaldúa n’est pas une inconnue dans les milieux féministes radicaux nord-américains. Six ans auparavant, dans le sillage de la Déclaration féministe noire de l’organisation lesbienne radicale Combahee River Collective de 1981, « Gloria Anzaldúa et Cherríe Moraga proposent une alliance avec les féministes de toutes les couleurs » avec la parution d’une anthologie, This Bridge Called My Back: Writings By Radical Women of Color (littéralement : Ce pont appelé mon dos : écrits de femmes de couleur radicales), rappelle Jules Falquet. Anzaldúa se définit alors ainsi : « poétesse tejana chicana, fille de Amalia, Hecate et Yemaya (4) ». Cherríe Moraga se présente quant à elle comme « chicana/ bâtarde/ féministe/ lesbienne/ enseignante/ loquace/ serveuse, à bout ». Pour cette anthologie, elles vont coéditer un ensemble de poèmes, textes, entretiens et portraits de militantes et artistes noires, « chicanx (5) », asiatiques, Natives, queer, migrantes… de tous les milieux sociaux, et notamment l’essayiste Audre Lorde, poétesse lesbienne noire et militante des droits civiques. La maison d’édition fondée par cette dernière, The Kitchen Table, publiera quelques années plus tard la deuxième édition de This Bridge Called My Back. « Cet ouvrage est un geste puissant qui tient à affirmer, par leur nombre, le poids des expériences des femmes de couleur états-uniennes », analyse Maya Mihindou. Devenue une référence littéraire et politique des féminismes décoloniaux, cette anthologie a été rééditée pour la quatrième fois en 2015 aux États-Unis.
Gloria Anzaldúa a utilisé le dessin pour illustrer ses théories. Ses « hiéroglyphes » ont plusieurs fois été exposés, notamment au Palais de Tokyo en octobre 2023.
Benson Latin American Collection, The University of Texas at Austin
Pionnière du queer
Avec Audre Lorde, qui a écrit sur le cancer qui a fini par l’emporter, Gloria Anzaldúa partage l’expérience de la maladie. Des troubles hormonaux importants lui font subir saignements et puberté précoce dès la petite enfance ; elle souffre aussi de diabète, dont elle meurt à 60 ans. Ces maux étaient sans doute liés aux pesticides qu’elle épandait dans les champs avec son père, métayer pour la Rio Farms, une entreprise à laquelle il reversait 40 % de son revenu en contrepartie du prêt de terres et de semis. Anzaldúa vivait sur les fermes appartenant à la Rio Farms avant que la mort de son père, victime d’une rupture de l’aorte lorsqu’elle a quinze ans, n’accroisse la précarité de la famille qui peinait déjà à rembourser ses emprunts.
Gloria Anzaldúa travaillera dans les champs régulièrement pour financer ses études à l’université des femmes du Texas, d’abord, puis sa thèse à l’université du Texas à Austin, de 1974 à 1977, année où elle s’installe à San Francisco. Là, elle s’implique dans les mouvements syndicalistes chicanx, fréquente les milieux queer artistiques, rejoint la Guilde des écrivaines féministes, à laquelle appartient notamment la poétesse lesbienne Adrienne Rich, et fonde un atelier d’écriture, El Mundo Zurdo (littéralement, « le monde gaucher »), une communauté utopique inclusive formée de « subalternes », pauvres, non-blanc·hes, non-hétérosexuel·les et allié·es. C’est dans le sillage de cette expérience communautaire que Gloria Anzaldúa utilise le mot queer dès les années 1970, dans des manuscrits non publiés, puis dans This Bridge en 1981. Enfant, sa famille la surnommait parfois Jota, qui, en espagnol du sud du Mexique, signifie « étrange » ou « bizarre », mais aussi « pédé » en général au Mexique – l’équivalent de queer en anglais. C’est donc au sens premier qu’elle comprend et utilise le terme. Elle le pense comme l’expérience même de la frontière, ce « lieu en transition constante » habité par « les prohibés, les bannis », écrit-elle dans La Frontera. « Ici vivent los atravesados : les gens louches, les pervers, les queers, les pénibles, les métis […], les demi-morts ; bref, ceux […] qui franchissent les confins du “normal”. » Des vies depuis lesquelles elle développe des concepts novateurs, comme la facultad, ou l’aptitude qu’ont les dominé·es à percevoir le danger : « Quand l’oppression nous accable de toutes parts, nous sommes forcé·es de développer cette faculté, pour deviner qui sera le prochain à nous gifler ou à nous enfermer. Nous flairons le violeur à 5 kilomètres à la ronde. »
« En tant que lesbienne, je n’ai pas de race, mon propre peuple me rejette ; mais je suis de toutes les races car ce qui est queer en moi existe dans toutes les races. »
Gloria Anzaldúa
Avec ces concepts créés à partir du mélange et de la confrontation de différentes cultures, Gloria Anzaldúa se rapproche d’auteurs caribéens comme Aimé Césaire, Édouard Glissant ou Frantz Fanon, pointe Maya Mihindou : « En la lisant, j’avais l’impression de trouver le pendant féministe radical des pensées de dépassement et de création qui se développent dans la Caraïbe et les Amériques, des écosystèmes marqués par les mémoires brutales de l’esclavage, les déplacements forcés, les résistances lumineuses. » « La façon dont les langues ont été violentées y est aussi spécifique », poursuit Maya Mihindou, tissant une filiation avec l’écrivain algérien Kateb Yacine « qui a aussi fait de la langue française une arme qui se retourne contre le colon, plus forte, épaissie de plusieurs langues, comme Anzaldúa, qui a musclé sa langue et sa pensée » grâce à ses trois langues et chacun des pans de son identité.
Une œuvre trilingue et cosmique
À l’intersection de la race, du genre et de la classe, la mestiza appartient chez Anzaldúa à la « race cosmique », concept développé par l’intellectuel mexicain José Vasconcelos qui désigne la création d’une nouvelle identité par le croisement de plusieurs. « En tant que mestiza, je n’ai pas de pays, ma patrie m’a bannie ; et pourtant je suis de tous les pays car je suis la sœur ou l’amante potentielle de toutes les femmes. (En tant que lesbienne, je n’ai pas de race, mon propre peuple me rejette ; mais je suis de toutes les races car ce qui est queer en moi existe dans toutes les races.) Je n’ai pas de culture car, en tant que féministe, je me dresse contre les croyances collectives des Indo-Hispaniques et des Anglos, ces croyances attachées au masculin ; mais je suis pleine de culture car je participe à la création d’une autre culture encore […]. Soy un amasamiento, je suis l’acte de pétrir, d’unir et de rejoindre », écrit Gloria Anzaldúa dans La Frontera. Ici réside l’essence de son travail : une écriture proche de la psalmodie et une gamme riche et complexe de thèmes, dans une langue incarnée par des mots longtemps tabous en France, notamment dans les milieux féministes. La « race cosmique » est ainsi un bon exemple des concepts convoqués par Anzaldúa qui ont pu longtemps effrayer, voire rebuter. Pas Isabelle Cambourakis, coordinatrice de la collection Sorcières aux éditions qui portent son nom (lire aussi le débat page 44). Comme de nombreuses militantes féministes, l’éditrice a lu Gloria Anzaldúa pour la première fois grâce à la traduction partielle de 2011. « Cela m’a ouvert les portes d’un monde que je ne connaissais pas. Je lisais un peu l’anglais mais pas du tout l’espagnol, et malgré ma compréhension nébuleuse j’avais été éblouie par cette pensée dont je ne trouvais pas l’équivalent en France. Dès les débuts de la collection Sorcières, en 2015, je voulais traduire Anzaldúa. »
Un projet qui prendra plusieurs années. Paola Bacchetta, qui signe la préface de la version française de La Frontera, y écrit que « francophoner Borderlands relève du délire ». Interrogé·es sur le sens de cette phrase, ses traducteur·ices Nino S. Dufour et Alejandra Soto Chacón confirment l’ampleur du « défi de retransmettre le contexte d’origine de l’œuvre à des gens qui n’en ont pas l’expérience ». Malgré le besoin de retranscrire le texte en des termes accessibles, le choix de conserver de nombreux mots d’espagnol a été une « évidence », puisque la confusion provoquée par le dispositif littéraire trilingue d’Anzaldúa permet de vivre au plus près l’expérience de l’altérité qui nourrit son travail. La langue maternelle d’Alejandra Soto Chacón est l’espagnol mais le tex-mex est assez éloigné du castillan, Nino S. Dufour, pour sa part, traduit de l’anglais. « On était précaires dans les langues, forcé·es à se mettre en doute », analyse Alejandra Soto Chacón. Nino S. Dufour raconte s’être senti plus proche du livre par l’expérience queer, « en tant que gouine blanche dans une forme de transgression de genre, c’est comme ça que je m’identifiais à l’époque. Même si en réalité, Gloria Anzaldúa réussissait à rendre vivant ce dont j’étais le plus éloigné, l’aspect racial de la frontière, ou encore l’aspect spirituel. Sa pensée fait des ponts, tu arrives à un propos en prenant les choses par un autre angle… »
Ses écrits permettent ainsi d’enjamber les pensées queer, décoloniales, féministes : dès 1981, This Bridge Called My Back annonçait bien la place de Gloria Anzaldúa au sein de la constellation mondiale des penseuses féministes, celle d’une théoricienne des frontières, et de leur traversée. •
GLORIA ANZALDUA EN 5 DATES
1942
Naissance à Harlingen, Texas (États-Unis)
1981
Publication de This Bridge Called My Back: Writings By Radical Women of Color
1987
Publication de Borderlands / La Frontera: The New Mestiza
2004
Décès à Santa Cruz, Californie
2007
Création de la Société pour l’étude de l’œuvre de Gloria Anzaldúa aux États-Unis
Extrait de La Frontera, chef‑d’œuvre de Gloria Anzaldúa
« Écrire est un acte sensuel », selon Gloria Anzaldúa. Ce passage de La Frontera présente à la fois sa posture d’écrivaine, mais aussi son recours à la poésie pour décrire le monde.
Vivre en état d’agitation psychique, sur une terre frontalière, voilà ce qui fait écrire les poètes et créer les artistes. On dirait une épine de cactus logée dans la chair. Elle s’insinue de plus en plus profond et j’empire les choses en appuyant dessus sans arrêt. Quand la blessure commence à suppurer je dois agir pour qu’elle cesse d’empirer et pour comprendre sa raison d’être. Je creuse sous la peau, jusqu’aux profondeurs où elle est incrustée et je l’extirpe comme on joue d’un instrument, en pressant avec les doigts, avivant la douleur avant la guérison. Enfin elle sort. Plus de gêne, plus d’ambivalence. Jusqu’à ce qu’une autre épine perce la peau. Voilà ce qu’est l’écriture pour moi : un cycle sans fin où j’empire puis guéris, mais aussi une expérience dont je retire toujours une signification, quelle qu’elle soit.
Mes fleurs jamais ne cesseront de vivre ; mes chants jamais ne prendront fin : moi, la chanteuse, je les entonne ; ils s’éparpillent, ils se propagent de toutes parts.
– Cantares mexicanos
Pour écrire, pour être écrivaine, je dois faire confiance et croire en ma capacité à prendre la parole, à être une voix pour les images. Je dois croire que je sais communiquer par des images et des mots et que je le fais bien. Manquer de confiance en ma propre créativité c’est manquer de confiance en la totalité de moi-même et inversement : je ne peux pas séparer mon écriture de toute autre partie de ma vie. Elles ne font qu’une. »
Extrait de Terres frontalières. La Frontera. La Nouvelle Mestiza (Cambourakis, 2022).
Journaliste, scénariste et autrice, elle est membre du comité éditorial de La Déferlante. Entre la Martinique et l’Hexagone, elle travaille notamment sur les mouvements féministes noirs et postcoloniaux.
Article édité par Mathilde Blézat.
(1) Terres frontalières. La Frontera. La Nouvelle Mestiza, traduit de l’anglais et de l’espagnol par Alejandra Soto Chacón et Nino S. Dufour, éditions Cambourakis, 2022.
(2) Titre original : Borderlands / La Frontera: The New Mestiza, Aunt Lute Books, 1987.
(3) Camille Back, « “To(o) Queer the Writer” : contributions et effacement de Gloria Anzaldúa lors de l’émergence de la théorie queer », université Paris 3, 2022.
(4) Amalia, Hecate et Yemaya sont respectivement les noms de sa mère, de sa grand-mère et de la divinité afro-latine Yemaya.
(5) Pour symboliser le féminin, le masculin, le neutre et le pluriel, Gloria Anzaldúa et de nombreuses féministes latino-américaines utilisent la désinence x.