Après s’être intéressée aux normes hétérosexuelles qui imprègnent la vie scolaire ¹, Gabrielle Richard, militante queer et chercheuse québécoise, publie Faire famille autrement (Binge Audio éditions, à paraître en novembre) : une enquête sociologique auprès d’une quarantaine de « parents queer ² » vivant en Europe, en Amérique du Nord et en Afrique. Par cette expression, elle désigne toutes les manières de devenir parents en dehors des standards de l’hétérosexualité. Les parents avec lesquels elle s’est entretenue sont gays, lesbiennes, transgenres, en couple, célibataires ou inscrit·es dans des configurations amoureuses plus larges. Son livre interroge la façon dont ces personnes redéfinissent les conceptions traditionnelles de la reproduction et la manière d’avoir un enfant.
« Les hétéros ont des familles, les queers font famille », écrivez-vous dans la note d’intention de votre livre Faire famille autrement. Qu’est-ce que cela signifie ?
Pour moi, faire famille, c’est un peu comme faire un puzzle. Quand des personnes cisgenres et hétérosexuelles souhaitent devenir parents et s’attellent à la réalisation de ce puzzle, elles reçoivent le kit en boîte, connaissent d’avance l’image à réaliser et quel morceau mettre à quel endroit. Bien sûr, terminer un puzzle peut prendre un certain temps, en fonction de leur aisance et des ressources dont elles disposent. Mais de manière générale, elles ne seront pas amenées à questionner la grande image sur le couvercle tant elle va de soi et tant chaque morceau joue un rôle spécifique pour la façonner.
Pour les personnes queer, c’est différent. On leur a toujours dit qu’elles ne seraient pas en mesure de faire ce puzzle. Lorsque, malgré tout, elles s’y décident, elles ne disposent pas de modèle. Elles ont devant elles des dizaines de pièces. Et si elles devinent bien que toutes ces pièces devront figurer dans le puzzle final, elles ne savent pas encore où se trouve leur place. Si le projet d’enfant inclut une grossesse, il leur faut trouver une pièce « ovocyte », « sperme », « utérus », mais aussi des pièces « logement », « ressources », « adulte référent·e autre que le ou les parents ». Certains des éléments nécessaires ou souhaités manquent parfois dans la boîte, donc il faut aller les chercher là où ils se trouvent, y compris à l’extérieur du couple.
Si les queers font famille, c’est justement en raison de leur grande agentivité ³ dans leur projet d’enfant. Car dans la plupart des cas, il ne se réalise pas spontanément. Il faut s’asseoir ensemble, réfléchir, se documenter. C’est un processus qui peut durer des années, pendant lesquelles elles et ils vont peser les « pour » et les « contre » de différentes manières de devenir parent.
Dans le cadre de ses réflexions sur l’adoption ⁴, l’autrice et réalisatrice Amandine Gay va jusqu’à dire que les familles nucléaires sont « une anomalie ». Est-ce que vos recherches sur les familles queer aboutissent également à cette conclusion ?
Si on se base sur les analyses historiques, anthropologiques et sociologiques ⁵ dont on dispose, on peut effectivement l’affirmer. Replier entièrement la notion de famille sur la notion de couple, c’est une conception néolibérale relativement moderne.
Dans le même temps, sur le plan statistique, actuellement on ne dispose pas vraiment de données nous permettant d’évaluer de façon fiable le nombre de familles queer. Ce qu’on comprend toutefois de mieux en mieux, c’est que la famille nucléaire n’est pas un lieu de confort pour la majorité des gens. On le voit avec les récits sur le regret d’être mère ⁶, le non-désir d’enfant ou la charge mentale. Cette quête représente un passage obligé, une sorte de saint Graal. On se met une pression incroyable pour accéder à ce statut de parent dans une famille cis-hétéroparentale. Mais les questionnements sont aussi très nombreux : pourquoi, alors que j’ai un·e partenaire et des enfants, je ne pourrais pas ouvrir mon couple ? Pourquoi, alors que je suis une mère séparée et que je n’ai pas la garde de mes enfants, je me sens si inadéquate ? La famille nucléaire est un peu comme une veste qui serait trop petite dans laquelle beaucoup de personnes se sentent très à l’étroit. Être queer, c’est agrandir cette veste.
Les débats autour du mariage et de la PMA pour toutes et tous ont fait la part belle à un discours affirmant qu’une famille « équilibrée » se construisait forcément autour d’un père, dans un contexte hétérosexuel. Que disent les études sociologiques à ce sujet ?
On sait depuis au moins trente ans – c’est confirmé étude après étude ⁷ – qu’un enfant n’a pas obligatoirement besoin d’une mère et d’un père pour s’épanouir pleinement, mais simplement d’un·e ou de plusieurs adultes, présent·es, encadrant·es, tout au long de sa vie. Les enfants des familles homoparentales ne se développent pas différemment des enfants de familles hétéros et n’ont aucun problème particulier. Le seul élément que les études relèvent de manière significative, c’est que ces enfants vont être plus susceptibles de questionner leur orientation sexuelle ; elles et ils ne sont pas plus susceptibles d’être gay ou lesbiennes, mais sont davantage dans le questionnement et plus à même de faire un choix informé
dès l’adolescence.
Malgré ce consensus scientifique, on pose encore très souvent cette question de comment vont les enfants des familles homoparentales. On n’accepte pas qu’il soit possible de faire famille en dehors des standards de la famille cis-hétéronormée, avec deux parents de genre semblable.
« La famille nucléaire est un peu comme une veste trop petit dans laquelle beaucoup de personnes se sentent très à l’étroit. Être queer, c’est agrandir cette veste. »
Le mariage pour toutes et tous est parfois critiqué dans les milieux queer parce qu’il emprunte à un modèle de couple très classique. Comment cet outil juridique est-il envisagé dans les familles que vous avez rencontrées ?
Chez les jeunes queer, l’ouverture du mariage aux couples de même genre a pu donner une impulsion au projet familial : il sécurise certains types de familles et rend visible leur existence aux yeux de la société. D’un autre côté, le mariage les oblige à se fondre dans un cadre très hétéronormé. Pour les personnes ayant déjà entamé leur projet parental ou souhaitant faire famille en dehors de ce cadre normé, ces avancées juridiques n’ont eu qu’un impact marginal sur l’organisation familiale et sur la manière dont elles vivent leur famille au quotidien. Avoir une famille quand on est queer, ça représente de toute façon une certaine prise de risque.
Beaucoup des personnes que j’ai interviewées m’ont dit que se marier et avoir des enfants n’était « pas très queer ». Est-ce qu’elles allaient toujours pouvoir se revendiquer contestataires en se lançant dans un projet parental ? Le désir d’enfant a généré des remises en question chez plusieurs d’entre elles. Certaines m’ont raconté s’être rasé la tête ou s’être fait tatouer, comme pour se situer clairement en dehors de la norme, bien qu’elles passent leur samedi après-midi au square avec des enfants en trottinette !
Ma réponse à tout ça, c’est qu’il n’y a rien de plus queer que d’investir les institutions pour les faire exploser de l’intérieur. La parentalité, notamment, est tellement normative qu’il y a beaucoup de place pour poser des questions et ébranler les structures. Être un parent queer, c’est aussi questionner les formulaires de l’Éducation nationale, faire réfléchir les enfants aux représentations dans les manuels scolaires ou interroger la manière dont on enseigne la reproduction avec pour référent le couple cisgenre hétérosexuel.
Qu’en est-il du rapport de ces familles à l’institution scolaire, véhicule important des normes hétérosexuelles et patriarcales ?
L’école est vécue comme problématique par tous les parents avec lesquels j’ai discuté. Iels mettent en place un environnement familial où il est possible de rester à distance des normes de genre contraignantes, et ce huis clos familial se heurte tôt ou tard au conformisme de l’institution scolaire. Combien de parents queer vivent avec désarroi le moment où leur enfant nouvellement scolarisé·e se met à dire que le rose, c’est pour les filles, et le bleu, pour les garçons ? Une des stratégies adoptées est de retarder le plus possible le contact avec l’institution scolaire. Plusieurs des parents que j’ai rencontrés ont choisi l’instruction à domicile, inscrit leur enfant dans des petites écoles à taille humaine, ou encore opté pour des méthodes d’enseignement alternatives comme Montessori ou Freinet, qui véhiculent a priori moins de stéréotypes de genre. D’autres parents vont plutôt voir cette friction avec l’école comme inévitable. Iels vont alors chercher à outiller leur enfant, à la hauteur de ce que son âge lui permet de comprendre, en interrogeant ce qui a lieu à l’école et en déconstruisant en famille les propos et les comportements qui leur paraissent sexistes, par exemple. C’est une approche éducative queer mais aussi féministe.
« Combien de parents queer vivent avec désarroi le moment où leur enfant nouvellement scolarisé·e se met à dire que le rose, c’est pour les filles, et le bleu pour les garçons ? »
Qu’est-ce que l’organisation des familles queer peut apporter aux réflexions autour de la famille pour les féministes ? Et plus largement pour toute la société ?
D’abord, dans beaucoup de familles queer, il n’existe pas de présomption du rôle parental basé sur la biologie ou sur le genre. On peut donc se questionner sur le rôle qu’on souhaite avoir dans la conception et la vie de son enfant. En tant que parent, est-il important pour moi d’être biologiquement lié·e à mon enfant ? Qu’est-ce que je suis en capacité de donner, en matière de ressources et de temps ? D’autres adultes ne pourraient-elles ou ils pas jouer un rôle actif dans la vie de mon enfant ?
La question de l’allaitement est à ce titre intéressante. Plusieurs femmes avec qui j’ai parlé ont regretté d’être rapidement devenues la personne dont dépend le bébé pour survivre, alors que leur partenaire était relégué·e à des tâches connexes comme changer les couches. Or, peu de gens savent qu’en réalité la personne qui porte l’enfant n’est pas la seule à pouvoir allaiter. Un homme, par exemple, peut le faire via un protocole qu’on appelle la lactation induite ⁸. En tant que féministe, savoir cela m’a ouvert des horizons incroyables. Que se passerait-il si, même dans les couples hétérosexuels, on remettait en cause le fait que l’allaitement incombe aux femmes, au prétexte qu’elles ont porté l’enfant ?
Autre constat intéressant, cette fois concernant les scenari de cohabitations possibles pour les membres d’une famille. J’ai par exemple échangé avec un trouple ⁹ : seules deux des trois personnes, assignées filles à la naissance, souhaitaient devenir parents. Cette famille a déménagé à la campagne. Les deux parents et l’enfant se sont installé·es dans la maison principale et l’autre partenaire s’est fait construire un petit logement au fond du jardin pour s’isoler lorsqu’iel en éprouve le besoin. Par ailleurs, dans des situations de coparentalité, où des personnes deviennent parents sans pour autant être partenaires, il n’est pas rare que tout le monde décide de cohabiter un certain temps, pour apprivoiser la vie avec l’enfant, avant de mettre en place une garde alternée. J’ai conscience que tout cela – parce que cela questionne les rôles de genre dans la parentalité – peut fortement ébranler et même créer de la panique. C’est pourquoi je me suis efforcée d’être très pédagogique dans la rédaction de mon livre.
Ce qu’on gagne à apprendre des parents queer, finalement, c’est qu’il n’est ni obligatoire ni nécessairement souhaitable de faire systématiquement famille avec un adulte qui est aussi notre partenaire sexuel·le ou notre amoureux·se. On peut élever son enfant en coparentalité, avec un·e colocataire ou seul·e avec un réseau très présent. Dans nos sociétés néolibérales, l’idée que l’enfant nous appartient domine. Les parents queer, eux, considèrent qu’iel est en apprentissage. Pourquoi n’apprendrait-iel pas telle ou telle chose d’un·e baby-sitter, d’un co-parent, d’un beau-parent ? L’idée c’est de décloisonner les rôles et de dire à son enfant : « Voilà d’autres adultes en qui nous avons confiance et qui peuvent t’apprendre des choses. Vas‑y, reviens nous voir après et parlons de ce que tu as appris. » Cela permet de ne plus être seul·e à fournir les réponses à toutes les questions de son enfant. •
Entretien réalisé le 31 mars 2022 par Marion Pillas, corédactrice en chef de La Déferlante.
1. Hétéro l’école ? Plaidoyer pour une éducation anti-oppressive à la sexualité, Les éditions du remue-ménage, 2019.
2. En anglais, le terme queer signifie « bizarre » ou « étrange ». D’abord utilisé comme insulte (équivalente à pédé, gouine, déviant·e, tordu·e) aux États-Unis dans les années 1990en pleine épidémie du sida, le terme fait l’objet d’une réappropriation par les militant·es LGBT+ s’inscrivant dans une critique radicale du binarisme de genre.
3. Traduit de l’anglais agency, et utilisé notamment par les chercheur·euses canadien·nes, l’agentivité désigne, en sociologie, la capacité d’agir, par opposition à ce qu’impose la structure.
4. « Pourquoi faut-il être cis-hétéro pour faire famille ? », On peut plus rien dire, épisode 9, présenté par Judith Duportail, Binge Audio, 2022.
5. Lire notamment Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Fayard, 2004.
6. Lire Orna Donath, Le regret d’être mère, Odile Jacob, 2019. Dans ce livre, la sociologue israélienne donne la parole à des femmes qui auraient préféré ne pas avoir d’enfants.
7. Danielle Julien, « Trois générations de recherches empiriques sur les mères lesbiennes, les pères gais et leurs enfants », dans L’union civile. Nouveaux modèles de conjugalité et de parentalité au xxie siècle, ouvrage collectif, éditions Yvon Blais, 2003.
8. La lactation se déclenche via une prise de médicaments, une stimulation mécanique, la naturopathie, ou une combinaison de ces méthodes. La production de lait peut considérablement varier selon les personnes. La lactation induite est légale, bien que largement méconnue y compris parmi le personnel médical.
9. Formation amoureuse composée de trois personnes.