Lesbian Avengers, allumer la mèche

Au milieu des années 1990, aux États-Unis, un groupe de les­biennes « jus­ti­cières » débarquent à New York, déchirant le ciel conser­va­teur. Drôles, radicales, pro­vo­cantes, les Lesbian Avengers révo­lu­tionnent l’activisme LGBT+. Retour sur l’histoire d’un groupe d’action avant-gardiste créé par et pour les lesbiennes.
Publié le 27 janvier 2025
Des Lesbian Avengers en train de « manger le feu », devant la Maison Blanche, à Washington, lors de la première Dyke March de l’histoire, le 24 avril 1993. C’est une des images les plus célèbres du collectif. Crédit : Carolina Kroon

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°17 Travailler, parue en février 2025. Consultez le sommaire.

« Lesbiennes ! Gouines ! Homosexuelles ! Osez imaginer ce que vos vies pour­raient être. Êtes-vous prêtes à passer à l’action (1) ? » Le 29 juin 1992, à la Marche des fiertés de New York, ce cri du cœur s’affiche sur des tracts en noir et blanc dis­tri­bués par plusieurs les­biennes, parmi les­quelles : Ana Simo, Anne-Christine d’Adesky, Maxine Wolfe, Sarah Schulman, Marie Honan et Anne Maguire. Militantes che­vron­nées, elles appellent à rejoindre leur mouvement : un groupe d’action exclu­si­ve­ment composé de les­biennes qui œuvre pour leur visibilité.

L’activisme d’Act Up (2) – dont certaines membres des Lesbian Avengers (LA) sont issues – est alors en plein essor. Aux États-Unis, dans le milieu lesbien, « il existait toute une réalité under­ground, des ras­sem­ble­ments, des festivals de musique, des journaux, des maisons d’édition, toute une culture lesbienne très élaborée, explique à La Déferlante Sarah Schulman (3), essayiste, roman­cière et membre fon­da­trice du collectif, mais rien autour d’un mode d’action directe ».

La première réunion, le 7 juillet 1992, au Centre gay et lesbien de New York, rassemble une cin­quan­taine de femmes intri­guées par le nom de ce nouveau groupe. Parmi elles, Kelly Cogswell. « Beaucoup d’entre nous avaient déjà une expé­rience militante, se souvient-elle, mais les les­biennes ne mili­taient jamais pour défendre leur propre cause. Après avoir lutté pour les droits des femmes, des gays, des tra­vailleurs et des tra­vailleuses, nous étions agacées par la misogynie et la les­bo­pho­bie de ces groupes poli­tiques. Nous aussi, on voulait être visibles. »

C’est quoi, une lesbienne ?

Un effa­ce­ment qui fait écho à de nombreux autres épisodes militants. « Dans les années 1970, le les­bia­nisme se fondait dans le féminisme, et l’oppression des les­biennes était pensée comme l’un des effets de la domi­na­tion de genre, parce qu’elles étaient des femmes », explique la socio­logue et his­to­rienne Ilana Eloit, spé­cia­liste des mou­ve­ments militants lesbiens et membre du comité éditorial de La Déferlante. Les Lesbian Avengers, elles, reven­diquent une position spé­ci­fi­que­ment lesbienne, « qui ne se réduit pas au féminisme, et dénonce plus spé­ci­fi­que­ment la domi­na­tion hété­ro­sexuelle ».

À l’automne 1992, après un été de réflexion et alors que le mandat de Georges H. Bush touche à sa fin, les Avengers choi­sissent pour leur première action de cibler un bastion hété­ro­sexuel : l’école. La droite amé­ri­caine veut alors supprimer un programme scolaire intitulé « Children of the Rainbow », dans lequel figure un livre qui raconte l’histoire d’une enfant élevée par deux femmes. 

Le matin du 9 septembre, au son d’une fanfare, à l’entrée d’une école du Queens à New York, vêtues de tee-shirts floqués du slogan « I Was a Lesbian Child » (J’étais une enfant lesbienne), les Lesbian Avengers dis­tri­buent 300 ballons mauves portant l’inscription « Ask About Lesbian Lives » (Posez des questions sur les vécus lesbiens). 

Première grande action directe
des Lesbian Avengers, devant
une école du Queens à New York,
le 9 septembre 1992, pour
soutenir un programme scolaire
d’éducation à la diversité. Sur la pancarte, sous les insultes
homophobes (pédé, gouines…)
rayées, on lit : « Enseignez mieux
les langues ».
DONNA BINDER
Première grande action directe des Lesbian Avengers, devant une école du Queens à New York, le 9 septembre 1992, pour soutenir un programme scolaire d’éducation à la diversité. Sur la pancarte, sous les insultes homo­phobes (pédé, gouines…) rayées, on lit : « Enseignez mieux les langues ». Crédit : Donna Binder


Une fois en classe, « les enfants ont demandé ce qu’était une lesbienne », se remémore Sarah Schulman, s’affranchissant de « l’interdiction implicite d’en parler dans le cadre scolaire ». Le mot « lesbienne », « à l’époque, on ne savait même pas l’écrire », se souvient de son côté Kelly Cogswell, qui a décrit cette action dans son livre Eating Fire: My Life as a Lesbian Avengers (University Of Minnesota Press Edition, 2014).

Cette première action contient toutes les carac­té­ris­tiques des Lesbian Avengers : « Une action, un thème, une image forte, et quelques phrases clés », résume Kelly Cogswell. Parallèlement, le groupe se dote d’un logo simple et efficace : une bombe allumée créée par l’artiste Carrie Moyer. Un autre de ses flyers est resté célèbre, qui met en scène une super-héroïne au costume floqué « LA », sous le slogan « The Lesbian Avengers are coming to make the world safe for baby dykes eve­ryw­here » (Les Lesbian Avengers sont là pour rendre le monde plus safe pour les bébés gouines).


Au-delà des coups d’éclat média­tiques et des images sen­sa­tion­nelles, le mouvement est un espace d’affirmation de soi et du désir lesbien.



Le « Dyke Manifesto » (Manifeste gouine) qu’elles publient sous forme de tract un an plus tard, en 1993, condense tout l’humour, la radi­ca­li­té et le flair politique du mouvement. Dans cette sorte de pro­fes­sion de foi qui invite « les les­biennes à se réveiller », les Lesbian Avengers expriment leur envie d’« activisme créatif, audacieux, sexy et dra­ma­tique », et précisent : « arres­ta­tion option­nelle ». Elles recensent les qualités requises pour faire partie du groupe : « Leadership, pas de gros ego, informée, intrépide, esprit combatif, pro-sexe, bonne danseuse ». La qualité la plus recher­chée ? « Avoir accès à des res­sources (pho­to­co­pieuse) ». Avant Internet, le papier est le nerf de la guerre et la « xeros machine » une denrée convoitée. « Il y avait parmi nous une personne qui tra­vaillait dans un magasin de pho­to­co­pieuses et qui nous faisait entrer en douce la nuit pour qu’on puisse tout copier gra­tui­te­ment », se remémore Sarah Schulman.

Comme l’énumère le « Dyke Manifesto », les Lesbian Avengers n’ont « pas la patience pour de la politique polie », « s’ennuient avec les garçons » et pensent que « les les­biennes dans le placard, les hommes queers et les hétéros sym­pa­thiques » devraient leur envoyer de l’argent. « Il est temps de laisser s’exprimer l’amour lesbien, la colère lesbienne, l’intelligence lesbienne. Il est temps de s’organiser et de se battre », écrivent-elles, tout en annonçant : « We recruit » (Nous recrutons). Ce slogan illustre bien le retour­ne­ment du stigmate. « À l’époque, performer de manière hyper­bo­lique dans l’espace public le sté­réo­type de la lesbienne agressive, violente, extré­miste est nouveau, souligne l’historienne Ilana Eloit. Il y a chez elles une forme de théâ­tra­li­sa­tion de la violence, comme une contre-violence, dont l’objectif est d’exposer la violence natu­ra­li­sée contre les minorités sexuelles. »

Affiche réalisée par les Lesbian Avengers
en 1993 pour présenter le collectif
et recruter de nouvelles militantes.
NEW YORK LESBIAN AVENGERS POUR LE TEXTE,
CARRIE MOYER POUR LA CONCEPTION GRAPHIQUE
Affiche réalisée par les Lesbian Avengers en 1993 pour présenter le collectif et recruter de nouvelles mili­tantes. Crédit : New York Lesbian Avengers pour le texte, Carrie Moyer pour la concep­tion graphique.


Groupe composé de plusieurs centaines de personnes, anar­chiste et autogéré, les Lesbian Avengers doivent leur effi­ca­ci­té opé­ra­tion­nelle notamment à la déter­mi­na­tion de leurs membres et à son orga­ni­sa­tion rigou­reuse. « À la fin de chaque réunion, nous faisions un tour de table et chacune annonçait ce qu’elle s’engageait à faire », se souvient Sarah Schulman. Dans un mouvement où tout le monde est bénévole et qui se finance à l’aide de dons récoltés lors de fêtes, « la clé du succès est d’aller jusqu’au bout : faire ce que l’on a dit que l’on ferait ».

Cette approche concrète d’une géné­ra­tion confiante dans sa capacité d’action, estime l’écrivaine, marque une rupture avec la géné­ra­tion de les­biennes nées dans les années 1940 et 1950, qui avaient été « tellement stig­ma­ti­sées qu’elles n’avaient jamais eu de pouvoir politique en tant que groupe. Pour beaucoup d’entre elles, la seule manière d’avoir un peu de pouvoir était juste de dire “non” mais pas d’agir. »

Un ensemble de règles de fonc­tion­ne­ment et d’organisation se met en place. Les réunions sont le plus courtes possible, les membres déve­loppent leurs pro­po­si­tions en com­mis­sions, puis sou­mettent des actions réa­li­sables clé en main. « Si tu as une idée, c’est à toi de la mettre en œuvre, illustre Sarah Schulman. Si tu n’approuves pas une pro­po­si­tion, il faut soumettre une autre option. Tu ne peux pas juste t’opposer à une ini­tia­tive. » Une check-list sous forme de questions permet de préparer chaque action au mieux : Pourquoi faisons-nous cette action ? Quel est notre objectif ? Pourquoi à cette heure, ce jour et cet endroit précis ? Qui est chargée des négo­cia­tions avec la police sur place ? Pour un groupe qui ne demande jamais d’autorisation de mani­fes­ter, ces questions sont fon­da­men­tales. Elles garan­tissent des actions réussies, qui elles-mêmes ren­forcent la cohésion des Lesbian Avengers.

Maîtriser l’image

La première année d’existence des Lesbian Avengers à New York est rythmée par des actions mar­quantes, comme l’installation d’une statue, fabriquée par les LA, de la femme de lettres Alice B. Toklas aux côtés de celle de feue sa compagne, la dra­ma­turge et poétesse Gertrude Stein, à Bryant Park, ou encore l’orga­nisation pour la Saint-Valentin de sérénades les­biennes chantées sous les fenêtres d’hommes et femmes poli­tiques homophobes.

Première grande action directe
des Lesbian Avengers, devant
une école du Queens à New York,
le 9 septembre 1992, pour
soutenir un programme scolaire
d’éducation à la diversité.
Les militantes se sont rassemblées
devant l’établissement
vêtues de tee-shirts floqués
du slogan « I Was a Lesbian Child »
(J’étais une enfant lesbienne).
Sur la pancarte, sous les insultes
homophobes (pédé, gouines…)
rayées, on lit : « Enseignez mieux
les langues ».
DONNA BINDER
Maxine Wolfe, activiste lesbienne et cofon­da­trice des Lesbian Avengers, lit une décla­ra­tion devant les statues de Gertrude Stein (1874–1946) et Alice Toklas (1877–1967), le jour de la Saint-Valentin, le 14 février 1993, à Bryant Park (New York) pour célébrer les deux amantes. Crédit : Saskia Scheffer



S’il existe des traces de ces actions aujourd’hui, c’est que dès le début du mouvement une attention toute par­ti­cu­lière a été portée à la consti­tu­tion d’archives visuelles, photos et films. Cette première année d’action est docu­men­tée dans le film Lesbian Avengers Eat Fire Too (Les LA mangent aussi le feu, à voir sur YouTube ou Dailymotion). Elles sont également très atten­tives aux médias tra­di­tion­nels : « Il nous arrivait de livrer un dossier de presse complet aux jour­na­listes, qui n’avaient plus qu’à signer l’article, résume Kelly Cogswell. On four­nis­sait même des citations des par­ti­ci­pantes aux actions. »

Malgré cela, pas toujours satis­faites de la cou­ver­ture par les médias tra­di­tion­nels et com­mu­nau­taires, les Lesbian Avengers de New York tra­vaillent avec la chaîne du câble Dyke TV. « On était un peu le média des Lesbian Avengers, se souvient Harriet Hirshorn, une des membres à l’origine de la chaîne. Et on n’y allait pas seulement pour filmer. Quand il y avait un kiss-in (4), tout le monde par­ti­ci­pait. » Aucune action ne peut avoir lieu sans une équipe vidéo, peut-on lire dans Lesbian Avengers Handbook, a Handy Guide to Homemade Revolution, un manuel publié en 1993 qui résume toute leur phi­lo­so­phie d’action. Pour permettre l’éclosion d’autres groupes partout dans le pays, appelés « chapitres », l’équipe compte sur le Handbook et ces images fortes.

La Dyke March de Washington

Des sen­sa­tions fortes, les Avengers vont en avoir : elles vont lit­té­ra­le­ment « manger le feu ». Cette démons­tra­tion spec­ta­cu­laire, empruntée à la grammaire du cirque, a été performée pour la première fois lors d’une mani­fes­ta­tion en hommage à Hattie Mae Cohens et Brian Mock, deux jeunes queers de l’Oregon, mort·es des suites de l’incendie criminel de leur maison à l’automne 1992. Du drame naîtra un slogan – « Their fire will not consume us. We take it and make it our own » (Leur feu ne va pas nous dévorer. Nous le prenons et le faisons nôtre) – et une image associée aux Avengers, celle de femmes têtes ren­ver­sées qui tiennent des flam­mèches au-dessus d’elles.

Le 24 avril 1993, à l’appel du groupe de New York, 20 000 les­biennes déferlent dans les rues de Washington pour la première Dyke March de l’histoire. Galvanisées par l’ampleur de la mani­fes­ta­tion, les orga­ni­sa­trices se postent devant la Maison Blanche, et mangent le feu. Chacune des Lesbian Avengers rapproche lentement le feu de sa bouche et fait mine de l’avaler.

« C’était ter­ri­fiant, se souvient Kelly Cogswell, surtout la première fois. Parce que si tu inspires au lieu d’expirer pour éteindre la flamme, tu peux faire exploser tes poumons. C’est pas naturel d’avoir le feu juste là sur ton visage ! » L’image, visuel officiel de la marche, restera célèbre. « C’était super dra­ma­tique, beau, symbolique, résume Kelly Cogswell. Cette pho­to­gra­phie devant la Maison Blanche était une manière de dire que ce corps lesbien peut avoir un pouvoir à l’échelle nationale. Je crois que c’est cela qui a attiré les gens, quel que soit leur mili­tan­tisme : trans­for­mer leurs défaites, leurs douleurs, les dis­cri­mi­na­tions subies en quelque chose d’empouvoirant. »


« Their fire will not consume us. We take it and make it our own. » (Leur feu ne va pas nous dévorer. Nous le prenons et le faisons nôtre.)



La Dyke March installe défi­ni­ti­ve­ment le mouvement dans le paysage militant du pays. « Nous ne nous étions pas rendu compte que toutes ces personnes allaient ramener le mouvement chez elles, relate Sarah Schulman. C’est ce qui a propagé les Lesbian Avengers. » Moins d’un an après leur lancement, les LA sont présentes dans les prin­ci­pales villes des États-Unis. Au total, au cours de la décennie, une soixan­taine de « chapitres » se sont créés en Amérique du Nord, en Europe et en Australie.

Au-delà des coups d’éclat média­tiques et des images sen­sa­tion­nelles, le mouvement devient un espace d’affirmation de soi et du désir lesbien. « On cherche à élargir pour nous-mêmes la notion de ce qu’est une lesbienne », résumait la cofon­da­trice Anne-Christine d’Adesky dans une interview au magazine français Lesbia en 1995. Harriet Hirshorn, quant à elle, se souvient d’un moment de bascule dans sa vie per­son­nelle, provoqué par les Lesbian Avengers : « J’ai été obligée de me confron­ter à mon homo­pho­bie inté­rio­ri­sée, qui acceptait un certain genre de les­biennes mais pas d’autres. »

La fracture

S’instaure également un principe de soli­da­ri­té : des LA de dif­fé­rentes villes des États-Unis assistent des petits groupes LGBT+ mixtes gays et lesbiens isolés pour des actions locales contre la droite conser­va­trice. Car, dans le Maine ou en Idaho, par exemple, « la droite orga­ni­sait des scrutins locaux pour faire passer des mesures anti-gays dans des villes où les personnes LGBT+ n’avaient pas les moyens de riposter », explique Sarah Schulman.

Ces actions contre la droite, menées en 1993 et 1994, ne font pas forcément l’unanimité au sein des Lesbian Avengers. Car comment définir les priorités d’actions ? Faut-il lutter pour ne pas perdre de droits face à la droite ? Ou militer pour que des les­biennes, notamment racisées, plus éloignées des Avengers, les rejoignent ? Les dif­fi­cul­tés à gérer un groupe de manière hori­zon­tale appa­raissent, et les dif­fé­rences sociales et raciales font débat. « On a une identité commune : être lesbienne. Sauf que l’identité, c’est un peu une arnaque : c’est quelque chose de construit, on n’est jamais une seule chose », résume Kelly Cogswell.


Au-delà des coups d’éclat média­tiques et des images sen­sa­tion­nelles, le mouvement est un espace d’affirmation de soi et du désir lesbien.


Harriet Hirshorn se souvient que les personnes présentes lors des actions et celles qui s’activent en coulisses ne sont pas forcément les mêmes : « Toutes n’étaient pas prêtes à tout faire. Une réunion pouvait ras­sem­bler des personnes asia­tiques, latinas, noires et blanches, mais parfois, seules les femmes blanches et asia­tiques réa­li­saient l’action. Certaines trou­vaient qu’il était trop risqué d’être vues ou pho­to­gra­phiées, mais tenaient abso­lu­ment à préparer les actions. » Toutes ne sont pas out, toutes n’ont pas la citoyen­ne­té états-unienne. La par­ti­ci­pa­tion aux mani­fes­ta­tions n’a donc pas le même coût pour toutes.

Difficile d’expliquer pré­ci­sé­ment ce qui pro­vo­que­ra la fin du mouvement. Pour Sarah Schulman, c’est le fait « d’avoir arrêté de mettre l’action au premier plan et d’avoir commencé à parler de théorie, car le collectif s’est polarisé ». Pour Kelly Cogswell, c’est la dif­fi­cul­té inhérente aux groupes autogérés, dans lesquels des per­son­na­li­tés fortes béné­fi­cient de pouvoirs informels. Le groupe de New York se délite, ainsi que ceux des autres villes, aux alentours de 1996, et, à la fin du mil­lé­naire, les Lesbian Avengers partent vers d’autres combats militants, notamment dans les mou­ve­ments pacifistes.

Un héritage diffus

En France, les Lesbian Avengers font peu de bruit. Un groupe confi­den­tiel d’action parisien des années 1994 et 1995, Les les­biennes se déchaînent, est offi­ciel­le­ment annoncé comme « chapitre » français du mouvement. Pour autant, le même désir d’affirmation des les­biennes en dehors des espaces militants mixtes est en marche, avec notamment la création de la Coordination lesbienne nationale en 1997. L’année pré­cé­dente, « Cineffable et Lesbia Magazine lancent la Fierté lesbienne pour ras­sem­bler les les­biennes dans les Marches des fiertés à Paris », rappelle Ilana Eloit.

Mais c’est à travers un collectif féministe français que l’héritage des Avengers sera le plus nettement visible et clai­re­ment reven­di­qué. À partir de 2007, le collectif La Barbe rassemble des femmes – dont beaucoup de les­biennes – qui dénoncent l’entre-soi masculin des conseils d’administration ou autres réunions de pouvoir en s’invitant phy­si­que­ment lors d’événements publics, affublées d’une barbe (5).

« Aller sur l’estrade quand on n’est pas invitées, c’était très Lesbian Avengers : tu te présentes là où on t’attend pas », explique Harriet Hirshorn, cofon­da­trice de La Barbe. Le soin porté à la média­ti­sa­tion de leurs actions place également les membres du groupe en léga­taires des Avengers.

Responsable du Lesbian Avengers Documentary Project, Kelly Cogswell est toujours contactée aujourd’hui pour l’autorisation d’utiliser le nom et l’image des Avengers dont elle se veut garante : « Certains col­lec­tifs de les­biennes aiment le nom et les tech­niques, mais elles veulent militer en faveur de causes qui ne concernent pas exclu­si­ve­ment les les­biennes. » L’héritage principal du groupe reste la tenue régulière de Dyke Marches dans de nom­breuses villes aux États-Unis, orga­ni­sées par des comités locaux.


« Pas besoin d’un bureau, d’un finan­ce­ment étatique, vous pouvez agir avec vos propres moyens. C’est comme ça que l’on construit un mouvement et qu’on le maintient vivant. »

Sarah Schulman, essayiste, cofon­da­trice des Lesbian Avengers


En France, à Paris, la Marche lesbienne se tient à nouveau annuel­le­ment depuis 2021. Aucun groupe lesbien n’a pour le moment égalé l’ampleur numéraire et sym­bo­lique des Lesbian Avengers ni ne se reven­dique direc­te­ment de son héritage. 

Le regain d’intérêt récent pour l’histoire de ces les­biennes « jus­ti­cières » témoigne toutefois d’une envie de retrouver un mili­tan­tisme moins ins­ti­tu­tion­na­li­sé, selon Sarah Schulman : « Je pense qu’il y a un désir aujourd’hui d’être plus percutant·es, les gens en ont marre de la passivité. Ces mou­ve­ments poli­tiques n’étaient pas des ONG, n’avaient pas de finan­ce­ments, ils venaient du terrain et tenaient du fait que leurs membres avaient de bonnes idées. Vous n’avez pas besoin d’un·e salarié·e, d’un bureau, d’un finan­ce­ment étatique, vous pouvez le faire avec vos propres moyens si c’est quelque chose qui vous tient à cœur. C’est comme ça qu’on construit un mouvement et qu’on le maintient vivant. » Puisque le Lesbian Avengers Handbook est toujours en cir­cu­la­tion, à quand de nouveaux chapitres ? •

Les Lesbian Avengers en quelques dates


1992

29 juin
Première appa­ri­tion des Lesbian Avengers à la Marche des fiertés de New York.

7 juillet
Première réunion au Centre gay et lesbien de New York. Elle rassemble une cin­quan­taine de personnes.

9 septembre
Première action directe dans une école du Queens à New York.

1993

24 avril
Première Dyke March de l’histoire, organisée à Washington. À l’appel des Lesbian Avengers, 20 000 les­biennes
y par­ti­cipent.

à partir de 1994

Création de plusieurs dizaines de groupes états-uniens des Lesbian Avengers et une soixan­taine dans le reste du monde


(1) Traduction issue de la version française du site officiel des Lesbian Avengers (lesbianavengers.com). Toutes les autres tra­duc­tions sont de l’autrice de l’article.

(2) Créée en 1987 aux États-Unis, en 1989 en France, Act Up est une asso­cia­tion de lutte contre le sida, issue de la com­mu­nau­té homo­sexuelle. Elle se distingue par une com­mu­ni­ca­tion spec­ta­cu­laire. Les les­biennes y sont nom­breuses et y ont une influence impor­tante. Lire aussi l’article « Sœurs de sang », La Déferlante no  5, juin 2023.

(3) Son dernier ouvrage publié en France, Les Liens qui empêchent. L’homophobie familiale et ses consé­quences, est paru en mai 2024 aux éditions B42.

(4) Manifestation qui consiste à s’embrasser dans un lieu public. Ce type d’action est né dans les années 1980, aux États-Unis, dans la com­mu­nau­té gay.

(5) Lire notre article consacré au collectif La Barbe, « Les Barbues à l’assaut du pouvoir », La Déferlante no 6, juin 2022.

Camille Regache

Journaliste indépendante, elle travaille sur les questions de genres et  LGBT+, dans le prolongement de son podcast sur la norme hétéro pour Binge Audio intitulé « Camille ». Elle est membre du collectif de pigistes Hors-Cadre et de l’AJL, association des journalistes LGBT+. Voir tous ses articles

Travailler, à la conquête de l’égalité

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°17 Travailler, parue en février 2025. Consultez le sommaire.