Alison Bechdel : Gouine power

Autrice du cultis­sime « Gouines à suivre », la bédéiste états-unienne Alison Bechdel publie en France « Le Secret de la force sur­hu­maine » dans lequel elle ques­tionne son obsession pour le sport et l’endurance néces­saire à la création artis­tique. De la contre-culture lesbienne à la consé­cra­tion inter­na­tio­nale, portrait d’une des­si­na­trice devenue star dans sa dis­ci­pline, et qui a contribué à l’émergence d’une pers­pec­tive queer dans le huitième art. 
Publié le 31 mai 2023
Illustration Alison Bechdel : Gouine power

« Dans les années 1980, c’était très marginal de faire une BD lesbienne. Dans la tête des gens, c’était comme si j’avais dit “je suis por­no­graphe”… Mais ça a été un moyen d’affir­mation et de libé­ra­tion très fort pour moi : mon père avait eu une vie homo­sexuelle secrète et ça l’avait tué. » Depuis les montagnes du Vermont aux États-Unis, par écrans inter­po­sés, Alison Bechdel, bédéiste de 62 ans, revient volon­tiers sur son travail à l’occasion de la parution en français de son dernier roman graphique, Le Secret de la force sur­hu­maine (traduit par Lili Sztajn, Denoël, 2022).

Lunettes rondes, cheveux courts coiffés en brosse, tempes poivre et sel et tee-shirt noir sous une veste de sport bleue, elle me « reçoit » depuis son bureau. En arrière-fond, des tiroirs à dessins et des étagères garnies de livres, de carnets et de dossiers. Elle remarque un dessin d’enfant affiché derrière moi, se remémore ses propres heures passées, fillette, à se laisser emporter par sa créativité.

Le contact avec cette icône de la culture lesbienne est facile, agréable et l’on s’installe, pour quelques heures, dans un échange qui semble familier : elle a tant arpenté les pro­fon­deurs de sa bio­gra­phie dans ses livres que j’ai l’impression de l’avoir déjà rencontrée.

Premiers « strips » au temps de Reagan et des débuts du Sida

Alison Bechdel est née le 10 septembre 1960 à Lock Haven, petite bourgade rurale de Pennsylvanie. Elle grandit entourée de ses deux petits frères, de ses parents et, dans le proche voisinage, d’une grande partie de la famille pater­nelle. À 19 ans, elle part faire ses études dans le Massachusetts. À travers ses lectures, elle se rend à l’évidence qu’elle est lesbienne, ce dont elle se doute depuis l’adolescence. Quand elle écrit à ses parents pour leur annoncer, sa mère réagit de manière très dure mais confie à Alison que son père a eu des relations homo­sexuelles cachées. Quelques mois plus tard, alors que Bechdel rencontre ses premières amou­reuses et découvre la com­mu­nau­té lesbienne féministe de New York, sa mère lui annonce son intention de divorcer. Dans les semaines qui suivent, son père décède, écrasé par un camion.

« Sa mort m’a en quelque sorte libérée de sa tentative de contrôler ma vie, explique-t-elle aujourd’hui. Je pouvais me plonger dans la contre-culture LGBT, à l’inverse de ce qu’il avait fait. C’était enivrant, j’avais l’impression qu’on changeait le monde à notre petit niveau. Pourtant, les les­biennes n’existaient quasiment pas dans la culture populaire. Alors je me suis donné pour mission de les montrer, dans leur diversité, et de trans­mettre ce que j’étais en train de vivre. » En 1983, à 23 ans, dans un pays dominé par la guerre froide et les poli­tiques néo­li­bé­rales du président Reagan, au moment où le sida commence à faire des ravages au sein de la com­mu­nau­té gay, elle publie ses premiers strips dans les pages de Womanews, un fanzine féministe new-yorkais : elle y croque celles qui vont devenir les héroïnes les­biennes et queer¹ d’une BD culte, Dykes To Watch Out For (Gouines à suivre, en français). Les aventures de Mo, Lois, Toni, Ginger et toute leur bande de potes, publiées dans des dizaines de journaux gay et lesbiens à travers le pays, vont fina­le­ment l’occuper plusieurs jours par mois pendant vingt-cinq ans… Des milliers de cases en noir et blanc pleines d’humour, où on suit les per­son­nages dans des réunions mili­tantes, des manifs, des rencards amoureux, des ruptures, des soirées entre coloc’, ou entre les rayon­nages de MadWimmin, la librairie queer féministe qui leur sert de point de ral­lie­ment. Thème omni­pré­sent, l’actualité politique des États-Unis y est abordée dans une pers­pec­tive queer.

Donner vie à « ces amies ima­gi­naires » était un moyen, dit Alison Bechdel, de se sentir « en sécurité dans un monde où, en tant que lesbienne, [elle] ne l’était pas ». Cette « com­mu­nau­té rêvée », selon ses termes, a été (et est toujours) précieuse pour de nom­breuses personnes les­biennes, bi, queer et trans. Je me rappelle encore mon émer­veille­ment, il y a quelques années, en feuille­tant par hasard The Essential Dykes To Watch Out For, com­pi­la­tion des planches parues entre 1987 et 2008, au rayon BD d’une grande librairie londonienne.

« C’est une série qui me rend vraiment heureuse, que je relis régu­liè­re­ment », souligne Marie Kirschen, rédac­trice en chef de la revue lesbienne Well Well Well et fan incon­di­tion­nelle de l’autrice. Elle la découvre à l’époque où, « bébé gouine », elle se met en quête de textes lesbiens. « Avec les Gouines à suivre, Alison Bechdel réinscrit les les­biennes dans l’Histoire. On entend parler des Lesbian Avengers², de la pratique du drag king³, de ce qu’a pu être leur vie dans ces années-là. Et on est propulsé·es dans une confi­gu­ra­tion très lesbienne, avec ce groupe d’ami·es composé de colocs, d’ex, d’amantes… Ça fait écho à ce que je connais dans la vraie vie et que l’on retrouve peu dans les histoires hétéros. » C’est « un vrai sou­la­ge­ment », explique-t-elle, que de trouver ses propres vécus dans un livre.

Un sentiment partagé par Claire Lemaire, bédéiste trans et lesbienne. Au-delà des per­son­nages très divers et politisés auxquels s’identifier, c’est la quo­ti­dien­ne­té mise en avant dans la série qui l’a marquée. « Voir un couple de femmes qui a un enfant et une vie un peu paisible, c’est très encou­ra­geant », confie la des­si­na­trice, qui, sur son blog mamantrans.com, propose des res­sources pour les parents trans. « Cela donne des pistes concrètes sur des questions qu’on peut se poser et qui ne sont jamais traitées ailleurs. Sur les questions trans, au début, certains per­son­nages ont des attitudes réac­tion­naires et grin­çantes. Mais grâce à d’autres pro­ta­go­nistes très queer avec lesquels ils sont liés d’amitié, ils s’ouvrent au fur et à mesure. S’écrit alors une histoire commune et positive des “L” et des “T” de “LGBT”, c’est très puissant. »

Malgré sa longévité record et sa qualité, la série reste méconnue en France : deux recueils ont été publiés de façon assez confi­den­tielle dans les années 1990 sous le titre Lesbiennes à suivre. Puis, plus de vingt ans après, L’essentiel des Gouines à suivre est paru en deux tomes dans une petite maison d’édition indé­pen­dante mar­seillai­se⁴. Pour Julie Guillot, bédéiste qui vient de publier avec sa compagne S’il suffisait qu’on s’aime. Chronique des années PMA pour tout‑e‑s (éditions Steinkis, 2022) et dont le travail s’inspire de celui de Bechdel, la rencontre tardive avec cette bande dessinée a fait l’effet d’un « pincement au cœur » : « Je ne l’ai décou­verte qu’à 30 ans, alors que les premiers strips datent d’avant ma naissance. J’aurais adoré lire ça ado, ça aurait changé ma vie ! J’ai l’impression qu’on a été privées de quelque chose qui était là… »

Un minutieux travail d’introspection familiale

En 2008, après vingt-cinq ans de bons et loyaux services, Alison Bechdel décide de mettre un terme aux Gouines à suivre. Par fatigue de devoir tenir des délais serrés depuis tant d’années, en raison également des évo­lu­tions du monde de l’édition et de la place de la culture LGBT+ aux États-Unis. « Les journaux qui me sou­te­naient depuis des années étaient en train de mourir, à cause d’Internet mais aussi parce qu’on voyait beaucoup plus d’homos à la télé, explique-t-elle. Notre contre-culture lesbienne me semblait moins vitale et, de fait, elle n’était plus aussi soudée. Et puis j’avais vieilli, je m’étais retirée dans les montagnes avec ma compagne… » Sur le plan créatif, elle commence à se sentir à l’étroit « dans ce format impos­sible, où il faut faire jaillir la richesse du monde et des relations à partir d’un tout petit dessin en noir et blanc ». Elle bifurque alors vers le roman graphique, au processus de création beaucoup plus lent, qui permet une narration et un dessin plus travaillés.

Quelques années plus tôt, à l’orée de la qua­ran­taine, elle s’est lancée dans un minutieux travail d’introspection familiale, qui s’inscrit dans la lignée du journal intime qu’elle tient depuis l’enfance, tout comme ses parents et ses frères. « Dans ma famille, la com­mu­ni­ca­tion émo­tion­nelle était com­pli­quée, confie-t-elle. Tout l’amour était canalisé dans cette activité d’écriture du journal intime. Mes parents étaient tellement absorbés par leurs activités créatives que je les consi­dé­rais comme des per­son­nages de fiction. Mais ce qui m’a sauvée, c’est qu’ils m’ont appris à être une artiste. » À 11 ans, des troubles obses­sion­nels com­pul­sifs l’empêchent de pour­suivre l’écriture de son journal. Sa mère, qui a cessé tout contact physique avec elle depuis ses 7 ans et lui accorde peu d’attention, se met à l’écrire pour elle, sous sa dictée, tous les soirs pendant deux mois. Cette période de connexion affective avec la figure mater­nelle, explique Alison Bechdel, marque le début de sa vocation de « memoirist », d’autobiographe.

Paru en 2006, son premier ouvrage consacré à la mémoire familiale, le roman graphique Fun Home⁵, aborde sa relation avec son père, prof d’anglais, tha­na­to­prac­teur, passionné d’art floral et de déco­ra­tion vic­to­rienne. L’occasion de faire enfin le travail de deuil qu’elle n’avait pu entamer quand il est mort, tant elle était alors « coupée de ses émotions ». « Son enter­re­ment, dans le funé­ra­rium familial⁶ où j’ai passé mon enfance, était sur­réa­liste. Personne ne disait rien de ce qu’il était vraiment, ni ne semblait être au courant de son homo­sexua­li­té », se souvient-elle. Fun Home part alors sur les traces de leur homo­sexua­li­té res­pec­tive, vécue dans des contextes géné­ra­tion­nels très dif­fé­rents. « Née pendant les mou­ve­ments de libé­ra­tion des années 1960, je n’ai pas expé­ri­men­té cette honte de soi qu’il a ressenti et qui, je pense, l’a conduit au suicide. Mais je me demandais : “Est-ce qu’il m’a rendue homo, est-ce un héritage ? Se doutait-il que j’étais queer moi aussi ?” » Quand elle fait son coming out, son père est surpris. « Même s’il incarnait vraiment le sté­réo­type de l’homme gay, j’ai, moi aussi, été surprise d’apprendre qu’il l’était. C’est aussi une histoire drôle, celle de deux personnes homo­sexuelles qui, vivant sous le même toit, ne se “voient” pas. Ou d’une autre manière sans doute, car nous étions si proches… » Père et fille sont en effet très lié·es par leurs lectures mais également, de manière plus subtile, par leur attirance partagée pour la « mas­cu­li­ni­té apprêtée ». À cet égard, Fun Home est aussi une enquête sur la construc­tion de l’identité butch de l’autrice : goût pour les chemises d’homme et les vestes en tweed, rejet des barrettes et des robes, ou encore émoi, à quatre ou cinq ans, à la vue d’une femme aux cheveux courts et vêtements « masculins » dans un snack. « Comme un voyageur qui rencontre quelqu’un de chez lui à l’étranger, écrit-elle à ce sujet, je la reconnus avec une bouffée de joie. » Alison Bechdel contribue ainsi à la visi­bi­li­sa­tion des vécus butch, si rares dans les pro­duc­tions cultu­relles, et qu’elle sait si néces­saire, elle qui raconte aussi que « cette vision de la grosse camion­neuse [l]’a soutenue au fil des ans ».

À sa parution, Fun Home est encensé par la critique et le public ; il recevra plusieurs prix – tout comme son adap­ta­tion en comédie musicale jouée à Broadway quelques années plus tard. À la qualité du dessin, entiè­re­ment travaillé à la main à partir de photos de chaque posture, répond celle de la narration, qui entremêle récit familial et réfé­rences lit­té­raires. Après ce travail colossal qui a duré sept ans, l’autrice s’attèle à une autre œuvre intros­pec­tive très empreinte des travaux du pédiatre psy­cha­na­lyste Donald Winnicott. C’est toi ma maman ? Un drame comique, qui paraît en 2012⁷, navigue dans les méandres de sa relation difficile avec sa mère, actrice de théâtre enfermée dans une vie domes­tique qui ne lui convient pas. Mais c’est également, « au fond, un livre sur le patriar­cat, sur les racines de la misogynie », explique Alison Bechdel. Elle l’a écrit dans l’espoir de s’affranchir de cette emprise mater­nelle, et aussi « pour dire à ma mère que je l’aimais, puisque je ne pouvais lui dire en face ». L’exercice s’est révélé périlleux : « Je savais que j’allais la blesser. Mais elle savait bien ce que ce travail pouvait impliquer : c’est elle, après tout, qui m’a enseigné l’écriture et l’impératif de dire la vérité, parce que ça libère… » À la lecture du livre, sa mère se conten­te­ra d’un « tu dois avoir une mémoire plutôt bonne », puis d’un « eh bien, c’est cohérent ». Elle décédera quelque temps plus tard d’un cancer, avant la première repré­sen­ta­tion théâtrale de Fun Home.

Elle interroge son obsession pour la pratique sportive

Alison Bechdel a alors plus de cinquante ans et s’est enfin délestée du besoin d’explorer sa relation à ses parents. Mais elle n’en a pas fini pour autant avec l’introspection per­son­nelle – per­met­tant d’éclairer des fragments de l’histoire col­lec­tive. Fruit d’un travail qui aura duré quasiment dix ans, Le Secret de la force sur­humaine, son dernier roman graphique paru en 2021 aux États-Unis, démarre sur les chapeaux de roues. On la voit, haltères à bout de bras, lancer un coup de pied chassé en l’air et faire des pompes avant de s’adresser enfin à nous, tête en bas, à travers ses jambes écartées :
« Le monde est devenu fou ! Les paci­fistes payent pour rallier les boot camps, les fémi­nistes s’initient à la pole dance ! Les geeks soulèvent des pneus de tracteur ! » L’obsession qu’elle nourrit pour le sport l’interroge : « Ce fantasme de la forme physique est pour les fascistes ! Je suis féministe, @#& de Dieu ! […] L’étape suivante de mon programme de déve­lop­pe­ment personnel consiste à en venir aux mains avec mon vieux mâle répu­bli­cain intérieur », raille-t-elle avant de nous embarquer dans une explo­ra­tion drôle et incisive de cette lubie, si carac­té­ris­tique de sa géné­ra­tion, et de ses efforts pour s’en libérer. Tour à tour, elle nous propulse dans un dojo de karaté, une salle de yoga, une séance de jogging ou de ski nordique, avec des crochets par le magasin de sport et la table à dessin où elle passe des nuits sans sommeil, sous la pression d’une deadline. Si chaque chapitre cor­res­pond à une des six décennies de sa vie, rythmées par diverses révo­lu­tions cultu­relles, Le Secret de la force sur­hu­maine fait aussi des paral­lèles fouillés avec la vie d’autres artistes – roman­tiques du xviiie siècle et écrivains de la beat gene­ra­tion notamment – passionné·es de grand air, de trans­cen­dance et d’épuisement physique.

« M’adonner à ces activités d’endurance a toujours été un moyen d’apaiser ce moi encom­brant qui n’arrête jamais de réfléchir et de se plaindre, mais c’était aussi une échap­pa­toire aux misères qui m’arrivaient », explique-t-elle lors de notre entretien. Dans le livre, elle met par exemple un coup de pro­jec­teur sur son enfance de tomboy (« garçon manqué »), passée à se frayer un chemin à l’écart des normes genrées. On la voit fascinée par les muscles pro­émi­nents des publi­ci­tés cultu­ristes, les chaus­sures de randonnée que les filles ont le droit de porter en Suisse et la mode « unisexe » sportive qui commence à déferler aux États-Unis. La course à pied lui permet ensuite de survivre au choc de la puberté : « Je ne pouvais pas contrôler la hideuse méta­mor­phose de l’adolescence. Mais je pouvais contrôler les distances que je par­cou­rais », écrit-elle.

Plus loin, elle raconte comment, étudiante, un mois après l’enterrement de son père, elle a découvert les joies de la non-mixité avec sa copine, lors d’un festival dans le Michigan. « On n’a pas idée de ce que pèse le fait d’être constam­ment dévisagée, sifflée, moquée, pelotée… – sans parler de menaces plus extrêmes mais tout aussi présentes – tant qu’on n’a pas fait l’expérience de leur brusque cessation. Dans ce vide sai­sis­sant, j’ai vécu un chan­ge­ment de per­cep­tion ver­ti­gi­neux ! » Ce chan­ge­ment, c’est la réap­pro­pria­tion de son corps : jusqu’ici « si désavoué par le patriar­cat », il passe d’objet à sujet, il n’est plus « quelque chose de séparé, “d’autre” ».

Le Secret de la force sur­hu­maine traite aussi de l’endurance physique et mentale requise pour mener à bien un travail de création, de la façon dont il absorbe tota­le­ment l’artiste dans la dernière ligne droite. Et ce, au détriment des relations affec­tives. « Même quand elle était à la maison, je restais debout à dessiner bien après qu’elle soit couchée et elle partait tra­vailler avant que je me réveille. […] La ligne de faille entre nous s’élargissait », écrit-elle à propos de l’une de ses ex-compagnes. « Comme j’approchais de la fin de mon livre, j’étais com­plè­te­ment dévorée, vivant dans mon travail. 
Une sorte de félicité stressée. »

À l’orée de la soixan­taine, elle sent le passage du temps sur son corps, plus raide, plus vul­né­rable, et lutte pour trans­cen­der sa peur de la mort et trans­for­mer son ego – le préalable pour espérer changer le monde, explique-t-elle, faisant siennes des réflexions de l’essayiste et poétesse lesbienne Adrienne Rich. Mise devant le fait accompli qu’elle ne pourra terminer les dessins et les couleurs de ce livre dans le temps imparti, elle sollicite l’aide de sa compagne, Holly Rae Taylor. Celle-ci réalise un remar­quable travail de coloriste, cloîtrée à ses côtés, en plein confi­ne­ment du printemps 2020. Accepter cette dépen­dance à autrui est un défi pour la créatrice solitaire qu’a toujours été Alison Bechdel : « Une des raisons pour les­quelles j’adore mon métier, c’est que je peux tout faire seule, reconnaît-elle. La deadline, c’est une étape géniale mais très solitaire, tu ne peux pas l’expliquer à quelqu’un d’autre. Là, je devais col­la­bo­rer avec Holly, la laisser entrer dans mon lieu insulaire, celui de la créa­ti­vi­té, et partager avec elle cet état extrême, où, tard dans la nuit, tu tentes de terminer le travail. Une fois passées les dif­fi­cul­tés initiales, ça a été une expé­rience fan­tas­tique. »

Avec Le Secret de la force sur­hu­maine, Alison Bechdel poursuit l’exploration d’une vérité auto­bio­gra­phique entamée il y a plus de vingt ans. Se saisir des non-dits de son histoire familiale, « fondée sur un grand mensonge », lui a permis de se libérer des rôles tra­di­tion­nels genrés dont ses parents ont souffert. Elle a mis à profit son talent de bédéiste et d’autrice pour mettre en lumière d’autres exis­tences menées hors des normes : chro­ni­queuse de vies LGBT+ longtemps ignorées par la culture dominante, elle est devenue, au fil de ses œuvres, une figure incon­tour­nable de la visi­bi­li­té lesbienne, butch et queer. La qualité de son travail, maintes fois saluée par la critique, a fait entrer ces vécus dans la mémoire col­lec­tive états-unienne et au-delà, contri­buant à fissurer le puissant carcan hété­ro­sexuel. À 60 ans passés, Alison Bechdel continue sur cette lignée : tout en menant un projet d’autofiction graphique sur le thème de l’argent, elle travaille à l’adaptation des Gouines à suivre en série d’animation télévisuelle. •

L’entretien avec Alison Bechdel a été réalisé par visio­con­fé­rence le 3 mai 2022.

1. Le terme anglais queer signifie « bizarre » ou « étrange ». D’abord utilisé comme insulte (équi­va­lente à pédé, gouine, déviant·e, tordu·e), il a fait l’objet d’une réap­pro­pria­tion par les militant·es LGBT+.

2. Collectif militant fondé en 1992 à New York afin de visi­bi­li­ser les luttes lesbiennes.

3. Le drag king consiste à se travestir en homme en exagérant les codes de la mas­cu­li­ni­té dans une visée subversive.

4. L’essentiel des Gouines à suivre, tra­duc­tion de Corinne Julve, éditions Même pas mal, tome 1 (1987–1998) 2016, et tome 2 (1998–2008) 2018.

5. Fun Home, Une tra­gi­co­mé­die familiale, traduit par Corinne Julve et Lili Sztajn, Denoël, 2013 (première édition française 2006).

6. « Fun Home » est l’abréviation de « Funeral Home », car la famille Bechdel vivait dans la maison funéraire gérée par le père

7. C’est toi ma maman ? Un drame comique, traduit par Corinne Julve et Lili Sztajn, Denoël, 2013.

 

 

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Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°8. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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