Novembre 2021 : je rentre à Kaboul, pour la première fois depuis le retour au pouvoir des talibans trois mois plus tôt. J’habite en Afghanistan depuis janvier 2018, j’y fais de la recherche sur les questions de genre pour des ONG locales et internationales. Après le changement de régime, je veux continuer à interroger les Afghanes sur leur réalité.
Dans l’avion qui me ramène en Afghanistan depuis la France, les femmes qui embarquent se comptent sur les doigts d’une main et sont soit étrangères, soit afghanes et en famille. À l’arrivée, les différences avec l’avant sont discrètes : aux drapeaux tricolores noir-rouge-vert de la République ont succédé des rangées de drapeaux blancs des talibans, le long des boulevards principaux. Les rues sont vides, à l’opposé du trafic infernal habituel de Kaboul, conséquence de la crise économique sans précédent causée par le changement de régime. Dans le pays s’opposent désormais une génération d’hommes et de femmes éduquée sous l’occupation états-unienne (2001–2021), et les nouvelles autorités anachroniques qui suivent l’idéologie sunnite traditionaliste deobandi, créant une ligne de fracture nette. Les premier·es ont été biberonné·es à la démocratie et aux droits humains, tandis que les seconds prônent une application stricte de la charia.
Quelles perspectives pour les Afghanes dans un pays qui les exclut chaque jour un peu plus de toutes les sphères de la vie publique ? Quelles marges de liberté peuvent-elles créer ? Lors des jours qui suivent la prise de pouvoir des talibans, le 15 août 2021, la panique afflue : des rumeurs courent sur les mariages forcés, et toutes ont en tête – parce qu’elles l’ont vécu, ou que leur mère leur a raconté – le régime précédent des talibans, de 1996 à 2001, et sa chute après l’intervention des États-Unis et de l’Otan, en réponse aux attaques du 11-Septembre. Au cours des premières semaines pourtant, les talibans multiplient les discours rassurants. Auraient-ils changé ? Beaucoup veulent y croire : les femmes continuent à travailler, y compris les journalistes, dans un climat de liberté assez étonnant.
Mais au fil des mois qui suivent, dans le cadre de mon travail sur les marges de liberté négociées par les femmes dans ce climat répressif, je vois cet espace, déjà ténu, se refermer. Les résistances – les manifestations contre les décrets successifs, la poursuite du travail, les rendez-vous entre copines au salon de beauté – disparaissent progressivement. Aujourd’hui, seules les femmes privilégiées tentent de continuer à s’éduquer par Internet. Pour l’immense majorité des Afghanes, leur pays est lentement devenu une prison.
Lors d’un cours d’art organisé dans un centre pour femmes et filles au nord-est du pays – fermé depuis – une lycéenne de 17 ans, Nazifa*, me raconte : elle vient ici tous les jours voir ses amies, lire des livres et dessiner. L’adolescente fluette est fière de me montrer sa maîtrise de l’anglais, appris grâce à YouTube, sa principale connexion au monde. Dans la grande pièce lumineuse, la table est couverte de dessins, réalisés par Nazifa et ses amies à partir d’images trouvées sur Internet : une Afghane à qui on fait porter de force une burqa, une femme qui doit vendre sa fille, une femme empêchée de parler, une femme en cage.
Le 14 août 2021, Nazifa se prépare pour son examen d’histoire du lendemain. Mais le 15 août, les talibans entrent dans Kaboul. L’éducation est alors suspendue dans tout le pays et l’examen de Nazifa annulé. Les talibans annoncent néanmoins que les écoles rouvriront rapidement, le temps de s’assurer qu’elles fonctionnent en accord avec la charia.
Les filles privées de collège
Graduellement, les classes primaires rouvrent pour filles et garçons, suivies des universités, puis des lycées pour garçons, dans un climat de relatif espoir. Début 2022, seuls les collèges et lycées pour filles restent fermés, avec une réouverture annoncée pour le début de l’année persane, le 23 mars 2022. Mais le jour dit, les élèves trouvent les portes de leurs écoles closes, et sont sommées de rentrer chez elles. La décision a été prise la veille – apparemment très tard dans la nuit, à Kandahar, centre du pouvoir et résidence du leader suprême, l’émir Hibatullah Akhundzada : collèges et lycées ne rouvriront pas pour les filles, contrairement aux nombreuses annonces du ministère de l’Éducation. Le décret n’a pas circulé assez rapidement, donnant au monde ces images de jeunes filles en pleurs devant leurs écoles. Pour Nazifa, « cette décision a fait de l’Afghanistan le cimetière des souhaits des femmes. J’étais tellement choquée et déçue que j’ai souhaité mourir. Une mort soudaine est bien meilleure que la mort à laquelle vous faites face chaque jour, chaque minute, chaque seconde ».
Les conséquences sont dramatiques : les adolescentes me racontent leurs jours de dépression, enfermées chez elles. Certaines tentent de continuer à apprendre grâce à des vidéos YouTube, mais l’électricité et la connexion Internet font défaut. D’autres établissent des écoles secrètes, souvent une pièce dans leur maison qui accueille les jeunes filles du quartier, et s’exposent à des risques arbitraires de punitions (de l’arrestation aux violences physiques). Les familles les plus aisées embauchent des professeures particulières, ou achètent un générateur électrique.
Seules les classes primaires pour filles sont encore ouvertes, soutenues pour beaucoup par des organisations non gouvernementales (ONG). Il s’agit souvent d’une grande pièce décorée de posters de sciences, de mathématiques ou d’anglais, où les élèves, assises en tailleur par terre, utilisent leur cartable comme bureau de fortune. Quand je leur demande ce qu’elles veulent devenir, elles se lèvent une par une pour annoncer « enseignante ! », « docteure ! », « ingénieure ! » ou encore « journaliste ! ». Mais pour le moment, elles sont condamnées à arrêter leurs études à l’équivalent de la classe de sixième.
Car le 20 décembre 2022, alors que les universités avaient rouvert en alternance pour hommes et femmes, leurs portes ferment officiellement pour les femmes, signifiant l’arrêt immédiat de la délivrance de diplômes. À long terme, ces fermetures pourraient avoir des conséquences désastreuses : dans un contexte de plus en plus ségrégué, seules les femmes docteures et infirmières ont le droit d’ausculter ou de faire accoucher les femmes afghanes, et seules les professeures peuvent enseigner aux jeunes filles. La pénurie dans ces professions existe déjà, et sera renforcée par la fermeture des universités. Autres conséquences indirectes : une fille n’allant pas à l’école court plus de risques d’être mariée de force, et plus le temps passe, plus les chances de réintégration d’un enfant resté en dehors du système scolaire diminuent.
Difficile de nourrir sa famille
Un matin de mai 2022, je suis dans un restaurant français de Kaboul, en T‑shirt à manches courtes, sous un soleil éclatant. Le jardin s’est rempli de grandes fleurs, et nous déjeunons de croissants et de café. Plusieurs personnes sur l’herbe discutent en français, anglais et persan. C’est dans ce cadre étrangement idyllique que nous suivons sur nos téléphones l’actualité de la matinée : le ministère de la Promotion de la vertu et de la Répression du vice vient d’annoncer l’obligation pour les femmes de se couvrir totalement quand elles sortent de chez elles, à l’exception des yeux. Dans un groupe WhatsApp, les journalistes échangent : que dit exactement le texte en pachto (l’une des deux langues locales, avec le dari) ? Qui a la meilleure traduction ? Qu’entendent-ils par « hidjab » (1) ? Seule la burqa est-elle autorisée, ou la combinaison abaya/hidjab aussi ? Les femmes étrangères sont-elles soumises au même régime ? Le texte parle d’une « recommandation » : quel va en être le degré d’application ?
Le lendemain matin, et pour la première fois en cinq ans, je me sens mal à l’aise avec mes longs cheveux détachés. Je ne les ai jamais voilés au travail, seulement dans la rue. L’ambiance est lourde, j’ai envie de me couvrir, et je me cloître dans mon bureau. L’application du décret varie : à Kaboul, nombre de femmes, aujourd’hui encore, continuent de sortir à visage découvert. Mais ce flou renforce le sentiment d’insécurité.
Depuis que je me suis installée en Afghanistan, on me demande souvent : « Comment peux-tu travailler, en tant que féministe, dans un pays aussi conservateur ? » Cette question devient de plus en plus prégnante après août 2021 : comment justifier de travailler dans le pays devenu le plus répressif au monde envers les femmes ? Pour certains membres de la diaspora, continuer à traiter avec les talibans représente une trahison, et toute action liée à eux, même pour des visées humanitaires, revient à une reconnaissance de facto. Dans mon cas, ma raison me dicte de continuer à documenter la situation et à relayer le message des femmes que je rencontre, en gardant en tête les limites sécuritaires et liées à mon privilège de femme française. Je commence cependant à questionner la pertinence de mon choix car, en deux ans, les avancées ou les victoires sont pratiquement inexistantes.
Le bilan économique du régime est catastrophique. L’arrivée des autorités talibanes a entraîné une crise économique immédiate du fait des sanctions et du gel des avoirs de la banque centrale, avec pour conséquence une crise alimentaire et humanitaire : 95 % des Afghan·es ne mangent pas à leur faim. Sur les étals et les marchés, les prix ont explosé et les gens, ayant dans leur grande majorité perdu leur emploi ou leur source de revenus, n’arrivent plus à acheter de quoi se nourrir.
Seules les privilégiées tentent de continuer à s’éduquer par Internet. Pour la majorité des Afghanes, le pays est devenu une prison.
Les femmes et les filles afghanes sont les premières victimes de cette insécurité alimentaire. Lors d’une mission dans la province conservatrice de Kandahar, au sud du pays, Shamsia*, 25 ans, me raconte : « Avant les changements politiques, j’étais vaccinatrice contre la polio, et je gagnais 12 000 afghanis par mois [environ 125 euros]. Aujourd’hui, mon mari et moi ne travaillons plus : il n’y a plus d’emplois, et les femmes n’ont de toute façon quasiment plus le droit de travailler. J’ai du mal à nourrir nos enfants, donc je les laisse manger en premier et nous mangeons les restes. Toutes nos économies sont épuisées, nous avons déjà vendu notre télé, notre machine à laver, nos vêtements, alors j’emprunte de l’argent à mes voisins et je les rembourse en faisant le ménage chez eux. » Dans des cas extrêmes mais pas si rares, que j’ai pu observer à plusieurs reprises, des parents se retrouvent face à un dilemme impossible : soit leurs enfants meurent de faim, soit ils se résolvent à marier l’une de leurs filles, assurée d’être nourrie dans sa nouvelle famille, et sauvent ainsi de la faim les enfants restants grâce à la dot obtenue.
Le travail dans les ONG interdit
La situation est toute aussi cruelle pour les veuves, qui se retrouvent sans possibilité de travailler et de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants. Pour les aider, les organisations humanitaires mettent en place des micro-projets d’aide : généralement, des distributions de poulets, vaches ou graines qui leur permettent de consommer ce qu’elles produisent et de vendre le surplus. Khadija*, une veuve d’une banlieue de Kaboul, a pu établir sa micro-entreprise de production de sauces et de ketchup grâce à l’un de ces programmes. L’organisation lui a fourni congélateur, panneau solaire, broyeur manuel et bocaux, et l’a formée à la fabrication et à la vente de ses produits. En l’absence d’un chaperon masculin, elle s’est associée à ses voisins pour organiser les ventes dans les bazars de son quartier. Après deux ans d’activité, elle subvient aux besoins de sa famille et a embauché trois de ses voisines pour l’aider. Son activité est devenue autonome et peut maintenant perdurer sans soutien de l’organisation, une forme rare d’auto-suffisance.
Lors des dernières semaines de 2022, les droits des femmes afghanes se réduisent drastiquement : après la réimposition de la charia et des punitions physiques (amputations, exécutions), les espaces déjà ségrégués comme les parcs, hammams, salles de gym ou salons de beauté, où les femmes pouvaient se retrouver entre elles, deviennent pratiquement inaccessibles. Le coup de grâce survient le 24 décembre 2022, vers 17 heures, à Kaboul : une lettre du ministère de l’Économie indique l’interdiction, immédiate, pour les femmes afghanes de travailler dans les ONG nationales et internationales.
« Les gens pensent que les talibans ont changé, mais c’est faux. Ils sont plus dangereux qu’avant : ils sont meilleurs en communication. »
Shahnaz, travailleuse humanitaire afghane
Shahnaz* est une travailleuse humanitaire au visage rond et enfantin. Elle a 28 ans et vit à Kaboul, où je la rencontre. Elle m’explique sa colère face à la surprise des Occidentaux quand ils découvrent cette décision : pour elle, la question n’a jamais été si elle pourrait continuer à travailler, mais quand les talibans le lui interdiraient. « Ma mère a connu le précédent régime des talibans, témoigne-t-elle. Elle voit que les gens pensent qu’ils ont changé, mais elle sait que c’est faux. Ils sont plus dangereux qu’avant : ils sont meilleurs en communication. Avant, ils ne parlaient pas de l’éducation et du travail des femmes. Maintenant ils en parlent, diplomatiquement. Au début, ils ont réussi à convaincre la communauté internationale et les restrictions sont venues graduellement. »
Aujourd’hui, Shahnaz subvient aux besoins de ses parents et de ses cinq frères, qui ont perdu leur emploi. Elle travaille de chez elle, le temps que la communauté humanitaire trouve une solution à cette nouvelle interdiction. En dehors du travail, ses libertés restent limitées : « J’avais l’habitude d’aller à la salle de gym derrière chez moi mais je ne peux plus. Ils pensent que les femmes ne sont pas nées pour pratiquer de telles activités. »
Cette interdiction des femmes de travailler dans les ONG impacte profondément leur capacité à délivrer de l’aide, puisque les normes culturelles imposent que seule une femme humanitaire puisse accompagner des femmes bénéficiaires. En avril 2023, cette interdiction a été étendue aux agences de l’ONU.
Au printemps 2023, à l’heure où j’écris ces lignes, cela fait deux ans que Nazifa n’est pas allée à l’école, et huit mois que Shahnaz n’a pas pu retourner au bureau de son ONG. Elles cherchent à quitter le pays par tous les moyens. Nazifa postule aux offres de bourses d’études à l’étranger et Shahnaz candidate à tous les programmes d’évacuation pour femmes afghanes en danger : « Ils ne disent pas encore que les femmes doivent rester chez elles, mais ils y viennent, très lentement et de manière stratégique, me confie Shahnaz. Pour eux, les femmes ne sont rien : elles n’ont pas de droits, elles ne sont pas humaines. »
Chronologie de la restriction des droits des femmes par les talibans
15 août 2021
Les talibans entrent dans Kaboul et s’emparent du pouvoir dont ils avaient été chassés par l’intervention américaine en novembre 2001.
12 septembre 2021
Les femmes peuvent fréquenter les universités, dont les entrées et les salles de classe sont séparées de celles des hommes. Elles ne peuvent recevoir des cours que de professeures ou d’hommes âgés. D’autres restrictions incluent le port du hidjab dans le cadre d’un code vestimentaire obligatoire.
23 mars 2022
La directive prévoyant la réouverture des collèges et lycées pour les filles est annulée in extremis par le pouvoir. Des dizaines de milliers d’adolescentes sont contraintes de rester chez elles.
7 mai 2022
Le chef suprême des talibans ordonne aux femmes de se couvrir entièrement en public, y compris le visage, et de rester principalement à la maison.
Novembre 2022
Il est interdit aux femmes d’entrer dans les parcs, les fêtes foraines, les gymnases et les bains publics.
20 décembre 2022
Le gouvernement taliban interdit l’accès des femmes aux universités publiques et privées par un communiqué laconique du ministre de l’Enseignement supérieur annonçant un arrêté « suspendant l’éducation des femmes jusqu’à nouvel ordre ».
(1) Le hidjab se réfère dans ce décret à la couverture des femmes, que les talibans interprètent comme une couverture du corps, des cheveux et du visage à l’exception des yeux. La plupart des femmes portent ainsi soit un voile couplé d’un masque chirurgical, soit un niqab (voile intégral avec une fente au niveau des yeux), soit la burqa, appelée tchador en Afghanistan, cette large bande de tissu, souvent bleue, avec un grillage au niveau des yeux permettant à la femme de voir. L’abaya est une ample robe noire.
Les témoignages ont été recueillis entre décembre 2022 et février 2023.
Mélissa Cornet est chercheuse et juriste en droits humains. Elle vit à Kaboul depuis janvier 2018 ou elle mène des études sur la condition des femmes
Pour illustrer cet article, nous avons choisi de faire appel à l’artiste afghane Atena Soltani. La jeune fille de 23 ans a fui Herat, sa ville natale à l’ouest du pays en mai 2023. « Malgré les interdictions, j’ai fait plusieurs croquis de protestation. Ma sécurité a été compromise. J’ai dû fuir en laissant ma famille derrière moi. » Désormais réfugiée loin de son pays, elle continue à créer malgré les difficultés. « J’ai abandonné mes dessins pendant un temps, je ne pouvais plus acheter les fournitures nécessaires pour la peinture à l’huile. Aujourd’hui, je poursuis mon activité et la partage sur ma page Instagram [@atena_soltaniii_]. Je lutte contre ce régime avec mon art. »