Le soleil tire doucement sa révérence sur la capitale libanaise. Il est un peu plus de 16 heures. Après plus d’une heure de transport, Darine Ayoub arrive enfin à sa destination : une école d’un quartier populaire de Beyrouth, coincée entre le centre-ville et la banlieue sud, à quelques pas d’un camp de réfugié·es palestinien·nes.
La sage-femme vient de traverser la moitié de la ville en taxi collectif pour assurer sa mission : aider les femmes enceintes déplacées. Le portail de l’école donne sur la cour d’un établissement public, fermé en raison de la guerre et reconverti en centre d’accueil pour personnes déplacées – plus de 1,5 million de personnes ont fui les bombardements israéliens. Une infime partie a trouvé refuge ici (lire l’encadré ci-dessous).
Après une journée de consultations dans des structures privées et publiques dans le centre-ville de la capitale, la sage-femme commence sa deuxième journée de travail. Dans la cour, des enfants jouent, des adultes sont assis·es sur des chaises et discutent, fument le narguilé.
Darine apprend que le père d’une de ses patientes, resté dans le sud du pays, a été tué quelques jours auparavant par une frappe israélienne. Elle ne pourra pas la voir en raison du deuil. Mais Roukaya, enceinte de 4 mois, l’attend au troisième étage.
Une guerre qui ne dit pas son nom
Le 8 octobre 2023, au lendemain du massacre de plus de 1 200 Israélien·nes commis par le Hamas près de la bande de Gaza, le Hezbollah, parti politique et groupe paramilitaire islamiste chiite, ouvrait un front depuis le sud du Liban. Durant presque un an, les combats sont restés cantonnés à cette zone, à la banlieue sud de Beyrouth et à l’est du pays ; le bilan des échanges de tirs et les frappes aériennes est de plus de 500 mort·es, quelques milliers de blessé·es et près de 100 000 déplacé·es.
Les 17 et 18 septembre 2024, Israël lance une vague d’attaques sur des appareils de communication censés appartenir à des membres du Hezbollah. Elles font 37 mort·es et plus de 2 900 blessé·es. Six jours plus tard, les avions israéliens pilonnent le Liban sud et tuent, en une seule journée, 600 personnes, bilan le plus meurtrier depuis la guerre civile libanaise (1975–1990) selon le quotidien L’Orient-Le Jour.
Ces attaques font rapidement place à une guerre totale, que beaucoup de médias occidentaux tardent à qualifier comme telle. Les combats et les bombardements touchent l’ensemble des villes et des régions du pays, jusqu’au 27 novembre 2024, où un accord de cessez-le-feu de 60 jours est conclu entre Israël et le Liban. Il a déjà été plusieurs fois violé, principalement par Israël.
D’après le gouvernement libanais, en trois mois, cette guerre a causé la mort de plus de 4 000 personnes. On compte 16 630 blessé·es, et au moins 1,2 million de personnes ont été déplacées.
Au bout d’un long couloir se trouve la salle de classe où cette mère de famille a trouvé refuge après avoir fui les bombardements sur le sud du Liban en septembre 2024. Les familles qui partagent la pièce ont délimité plusieurs espaces : d’un côté un semblant de cuisine et de l’autre une chambre à coucher. Ici, les hommes et les femmes vivent à des étages différents.
Le fils de Roukaya, 1 an, dort sur un des matelas posés sur le sol. Les autres femmes de la chambrée écoutent les échanges entre la sage-femme et sa patiente. Pour Roukaya, l’aide de Darine Ayoub a été précieuse concernant l’allaitement. « Vous m’avez indiqué comment continuer, même si j’étais enceinte, et comment mieux me nourrir pour trouver du fer et des vitamines », remercie-t-elle en s’adressant à Darine. Au-dehors, les derniers rayons du soleil s’effacent derrière des nuages d’orage.
Darine Ayoub fait partie d’un réseau de 300 sages-femmes volontaires. Elles interviennent dans des dispensaires, des refuges, ou auprès des femmes enceintes déplacées. Dans le contexte de guerre de cette fin d’automne 2024, elle est la seule à avoir accepté d’être suivie lors de ses consultations. Les bombardements incessants, le manque de sécurité et les tensions ont, en outre, restreint les accès au terrain pour les journalistes.
L’initiative a été mise en place en 2022 par l’Ordre des sages-femmes pour apporter des soins d’urgence à celles qui n’y avaient plus accès en raison de difficultés financières. Depuis 2019, le Liban vit l’une des pires crises économiques de son histoire. La livre libanaise a été dévaluée de près de 90 % et a plongé des milliers de personnes dans la pauvreté. À cela s’est ajoutée la pandémie de coronavirus en 2020.
Entre 2019 et 2021, le taux de mortalité maternelle a triplé, passant de 13,7 à 37 décès pour 100 000 naissances. D’après le ministère de la Santé libanais, il est retombé en 2024 à 25,4 décès (chiffres fournis par l’Unicef). Pour comparaison, en France, ce taux était de 11,8 décès pour 100 000 naissances entre 2016 et 2018 (1).
Au Liban, les femmes enceintes sont pour la plupart suivies par des médecins gynécologues, ce qui s’avère souvent coûteux. Elles sont peu nombreuses à savoir que les sages-femmes peuvent les recevoir en consultation. « Pourtant, les sages-femmes apportent un soutien primordial, qui va bien au-delà des soins médicaux, s’enthousiasme Zeina Dagher, membre du conseil de l’Ordre et coordinatrice du réseau. « C’est aussi un soutien psychologique, des conseils sur la nutrition, l’hygiène… Nous prenons en compte toute la famille, pas seulement la femme enceinte. »
Un réseau de sages-femmes renforcé
Il est un peu moins de 17 heures quand la consultation avec Roukaya se termine. Darine Ayoub se dirige vers une autre école-refuge dans les environs. Bien qu’elle connaisse le quartier pour y avoir suivi ses études, la quadragénaire cherche son chemin entre les petites ruelles enchevêtrées et humides. La nuit et la pluie lui ont fait perdre quelques repères.
Entre deux coups d’œil sur son téléphone, elle raconte ce qu’elle aime dans son métier. « C’est un travail diversifié. Je peux ouvrir ma clinique si je le souhaite, je peux faire des accouchements… Et puis, j’aime beaucoup les femmes… Je ne suis pas contre les hommes, mais je suis du côté des femmes, lâche celle qui exerce depuis plus de vingt ans. Ma fille est en train de terminer ses études pour devenir sage-femme. Je l’encourage ! C’est un beau métier ! »
Un beau métier, mais qui reste précaire. Darine Ayoub enchaîne les journées de plus de dix heures et jongle entre consultations dans les secteurs privé et public et initiatives volontaires comme ici auprès des déplacées, pour un salaire d’à peine 500 dollars (473 euros) par mois. Avant la crise économique, les sages-femmes pouvaient gagner près du double. Mais pour certaines, le salaire a depuis été divisé par dix. « Au moins, je ne suis pas au chômage », lâche-t-elle.
Depuis le début de la guerre, le réseau des sages-femmes a été renforcé. L’Unicef affirme que, depuis octobre 2024, plus de 2 500 femmes déplacées ont eu accès à des soins dans le cadre du programme. « En cette période de guerre, les soignantes prennent des risques pour se rendre sur le terrain, reprend la coordinatrice du réseau, Zeina Dagher, qui raconte ne pas avoir dormi pendant plusieurs nuits en raison des bombardements près de chez elle. Mais aucune n’a refusé d’y aller. »
Selon elle, même celles qui ont perdu leurs proches n’ont jamais arrêté de travailler. Sous pression et souvent sans savoir où Israël allait frapper, elles n’ont jamais cessé de prendre la route pour se rendre auprès de leurs patientes.
Darine Ayoub a elle aussi été déplacée. Elle est originaire de Dahiyé, dans la banlieue sud de Beyrouth, un quartier souvent cité comme étant un fief du Hezbollah, où les classes populaires trouvent encore à se loger à des loyers abordables. Pour fuir les bombardements, la sage-femme a vécu près de deux mois dans un minuscule appartement avec trois autres familles. Des conditions de vie précaires et difficiles qui ont miné son moral.
« Sans ce travail, j’aurais fait une dépression. C’est comme ça que je m’adapte à la situation, explique-t-elle. Quand j’ai envie de pleurer, je quitte la consultation pour ne pas pleurer devant elles. » Depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, le 27 novembre 2024, Darine est retournée vivre chez elle. « Au moins ma maison est encore debout ! » se réjouit-elle alors que la banlieue sud de la capitale a été massivement bombardée.
Pour soutenir moralement, mais aussi financièrement les soignantes déplacées, l’Ordre des sages-femmes leur confie prioritairement ses missions de soin. Cela lui permet de rester au plus près des besoins des femmes touchées par le conflit. « L’objectif de notre réseau est d’avoir des sages-femmes qui vivent au sein de différentes communautés pour connaître les femmes enceintes et pouvoir les aider », souligne la docteure Rima Cheaito, présidente de l’Ordre des sages-femmes, lors d’un entretien téléphonique. Depuis que son quartier a été frappé à de nombreuses reprises par les bombes israéliennes, elle-même s’est exilée dans une zone montagneuse du pays.
À l’écoute des patientes
La voilà devant un bâtiment d’une dizaine d’étages. Darine Ayoub grimpe jusqu’au sixième, où vivent entassées une soixantaine de personnes. Malak, 23 ans, et Rouqaya, 32 ans, sont installées dans une petite salle au bout du couloir. Les deux femmes, originaires de Yater, dans le sud du Liban, ont échappé aux bombardements. Elles attendent toutes les deux leur deuxième enfant.
Rouqaya confie ses craintes, dont celle d’avoir une césarienne. « J’ai peur, car il va falloir prendre soin de moi et du bébé alors que rien n’est propre ici. Les toilettes sont petites et on attrape des infections à répétition. » Elle interroge Darine : « Si on est avec un homme qui nous énerve, nous fait pleurer, nous rend triste… est-ce que cela affecte le bébé ? » La sage-femme l’encourage : « Ne le laissez pas faire ça ! » La fille de Malak lui demande de l’attention avant de s’installer auprès d’elle et de jouer. Darine rebondit : « Vous voyez ce rire quand vous faites jouer cet enfant ? Profitez de ce moment. »
Darine Ayoub ne peut s’attarder, car d’autres femmes réfugiées l’attendent à plusieurs kilomètres de là. Nous lui proposons de l’y conduire. La voiture se faufile dans une circulation toujours très dense et dépasse le rond-point de Cola, à l’entrée sud de Beyrouth. Là se dresse un immeuble éventré, bombardé par l’armée israélienne fin septembre.
Sous le préau d’une autre école transformée en centre d’hébergement attend Rayane, 16 ans, dont le premier enfant doit naître d’un jour à l’autre. L’adolescente a fui les frappes israéliennes. « C’est comme si elle était orpheline, car elle n’a personne pour l’accompagner pendant cette grossesse », décrit la sage-femme, assise face à sa patiente.
Darine prend les mains de la jeune femme et les joint aux siennes sur le ventre arrondi. « Il t’entend, et quand tu mets ta main ici, il sait que c’est la tienne. » Des perles de sueur se forment sur le front de l’adolescente. Elle semble éreintée et s’inquiète pour l’accouchement. « J’ai peur de la facture… », lâche l’adolescente qui n’a aucune ressource, et dont le père ne gagne que quelques dollars par mois. La sage-femme lui assure que ses frais seront pris en charge. Le ministère de la Santé libanais a annoncé la mise en place d’une couverture entière et gratuite des soins pour les accouchements et les nouveau-nés des personnes déplacées. « Avec la situation, je ne sais pas comment je vais faire pour le nourrir et pour l’élever », continue Rayane. Darine Ayoub lui promet de l’aider. Avant de la quitter, la professionnelle dépose un imposant carton où se trouvent de la nourriture, des produits hygiéniques et du lait en poudre.
De multiples responsabilités
« Les femmes enceintes déplacées ne reçoivent pas les soins dont elles ont besoin », explique la docteure Ghina Ghazeeri, professeure d’obstétrique et de gynécologie à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), qui avait déjà dressé ce constat lors de la guerre de 33 jours entre le Hezbollah et Israël à l’été 2006.
Le centre médical de l’université accueille désormais les femmes enceintes pour des consultations gratuites une fois par semaine. « Quand les patientes arrivent, je leur donne un questionnaire pour évaluer l’état de leur santé mentale. Au moins 85 % des répondantes disent être en dépression », observe-t-elle.
« Nous souffrons beaucoup du manque de reconnaissance sociale. Mais quand nous nous déployons sur le terrain,
nous retrouvons notre rôle. »
Rima Cheaito, présidente de l’Ordre des sages-femmes
Lors de ses consultations, Darine Ayoub endosse de nombreux rôles : amie, confidente, voire mère de substitution. La sage-femme écoute et oriente les patientes vers les structures de santé pour leur suivi, leur indique vers qui se tourner et assure parfois la liaison avec les hôpitaux pour les accouchements.
« Nous, sages-femmes, souffrons beaucoup du manque de reconnaissance sociale. Mais quand nous nous déployons sur le terrain, nous retrouvons notre rôle », assure Rima Cheaito, qui souhaite que le développement de ces réseaux replace les sages-femmes au cœur du parcours de soins. Aller au plus près des femmes leur permet aussi de les sensibiliser à leurs droits, espère la présidente. « Nous ne voulons pas qu’elles soient considérées comme des objets, insiste-t-elle. Le taux de césariennes au Liban est catastrophique (2). »
Après avoir une nouvelle fois réconforté Rayane, Darine Ayoub lui glisse un billet de 20 dollars. Elle promet de revenir la voir après l’accouchement. Il est un peu plus de 19 heures. Dehors, la pluie a cessé. La quadragénaire reprend un taxi collectif pour rentrer chez elle, où l’attend un mari parfois agacé par les interminables journées de travail de son épouse, confie-t-elle à demi-mot. Quand elle n’est pas auprès des déplacées, c’est auprès de sa famille qu’elle distille ses conseils. Au chevet des autres, toujours. •
Ce reportage a été effectué à Beyrouth entre le 11 novembre et le 4 décembre 2024. Il a été édité par Diane Sultani Milelli.
(1) Selon une enquête publiée en 2024 par Santé publique France et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).
(2) Alexandre Dumont et Christophe Z. Guilmoto, « Trop et pas assez à la fois : le double fardeau de la césarienne », in Populations et société, no 581, Institut national des études démographiques, septembre 2020.