Les insurrections en Iran s’inscrivent dans une longue histoire: depuis la chute du shah en 1979, les militantes féministes ont imprégné les différents mouvements de la société civile. L’anthropologue franco-iranienne Chowra Makaremi remonte le fil des luttes pour donner à comprendre ce que le cri «Femme, vie, liberté » doit aux mouvements féministes des trois dernières décennies.
Depuis le 16 septembre 2022, jour de la mort de Jina Mahsa Amini, les insurrections les plus
étendues, les plus fédératrices et les plus radicales de l’histoire de la République islamique embrasent l’Iran. Leur slogan « Femme, vie, liberté » retourne comme un gant les fondements du pouvoir théocratique et leur oppose un projet dont la puissance se fait sentir à travers le monde. La reprise par la rue iranienne du projet féministe et écologiste kurde, né au Rojava et inspiré par les écrits d’Abdullah Öcalan¹, situe les évènements en cours au-delà d’un mouvement de revendication de droits. Il se rapproche de l’idéal occidental de démocratie et d’égalité (au moins juridique) des genres et porte une vitalité politique qui nous interpelle aussi dans un Occident confronté aux défis démocratiques, écologiques et féministes. À la lueur de ces insurrections, on peut renouer le fil de trois décennies d’un féminisme iranien déterminé, qui a profondément transformé la société, les modalités d’action politique en contexte autoritaire, et finalement le rapport même de cette société à un État dont elle ne demande aujourd’hui rien de moins que le renversement définitif.
Le 8 mars 1979, la première manifestation organisée contre la toute nouvelle République islamique d’alors était une manifestation réunissant plusieurs centaines de milliers de femmes contre le port obligatoire du voile. Mais cette opposition ne s’est pas pérennisée en un mouvement de femmes. Une campagne de terreur menée par les milices pro-Khomeiny – le Guide suprême qui dirigea le pays jusqu’en 1989 – l’a étouffée à coups d’attaques à l’acide et de matraques. Ce n’est pas un hasard si Jina Mahsa Amini, comme de nombreuses manifestantes, est morte d’hémorragie cérébrale : la technique était dès le début de frapper les femmes à l’endroit où elles pêchent : « Yâ toussari, yâ roussari » (Voile ta tignasse ou je te tabasse). En 1979, la composition de la société iranienne en fait une société traditionnelle et patriarcale compatible avec le khomeynisme. Or, cette idéologie islamique s’est construite sur la ségrégation de genre comme mode privilégié de contrôle absolu de tout le corps social, dont le hijab est la manifestation la plus efficace et la plus visible.
Plongée dans la guerre contre l’Irak dès 1980, la République islamique profite de cet état martial pour écraser par l’emprisonnement, la torture, les massacres et les exécutions, toute opposition et toute altérité. Les femmes, en tant que sujets politiques, n’existent alors que comme soeurs, mères, épouses des « martyrs » qui se comptent par centaines de milliers dans ce conflit long de huit ans, l’ayatollah Khomeiny refusant les cessez-le-feu. Pourtant, dans le même temps, la révolution sociale – démographique, urbaine, scolaire – et la guerre modifient profondément la condition des femmes : elles deviennent cheffes de famille, très majoritairement éduquées, membres de familles nucléaires restreintes.
UNE CORROSION À BAS BRUIT DE « L’ORDRE PUBLIC »
Cette préhistoire du mouvement féministe, souvent ignorée puisqu’il n’y a rien de spectaculaire à signaler, est pourtant essentielle pour comprendre l’espace dans lequel renaît la société civile à partir des années 1990. L’histoire de l’instauration violente de la République islamique est effacée et devient un « secret public » : on sait qu’il ne faut rien en savoir. On croit ou l’on fait semblant de croire à la légitimité républicaine des institutions. L’arrivée au pouvoir du président Khatami en 1997 se fait sur la promesse de nouvelles relations entre société et État. Celles-ci permettent l’avènement d’une […]
Retrouvez la suite de cet article signé Chowra Makaremi dans La Déferlante #9.