Iran : 30 ans de résistances féministes

Les insur­rec­tions en Iran s’inscrivent dans une longue histoire: depuis la chute du shah en 1979, les mili­tantes fémi­nistes ont imprégné les dif­fé­rents mou­ve­ments de la société civile. L’anthropologue franco-iranienne Chowra Makaremi remonte le fil des luttes pour donner à com­prendre ce que le cri «Femme, vie, liberté » doit aux mou­ve­ments fémi­nistes des trois dernières décennies.
Publié le 27 février 2023
mock-up article La Déferlante 9 - analyse : En Iran, 30 ans de résistances féministes

Depuis le 16 septembre 2022, jour de la mort de Jina Mahsa Amini, les insur­rec­tions les plus étendues, les plus fédé­ra­trices et les plus radicales de l’histoire de la République islamique embrasent l’Iran. Leur slogan « Femme, vie, liberté » retourne comme un gant les fon­de­ments du pouvoir théo­cra­tique et leur oppose un projet dont la puissance se fait sentir à travers le monde.

La reprise par la rue iranienne du projet féministe et éco­lo­giste kurde, né au Rojava et inspiré par les écrits d’Abdullah Öcalan (1), situe les évè­ne­ments en cours au-delà d’un mouvement de reven­di­ca­tion de droits. Il se rapproche de l’idéal occi­den­tal de démo­cra­tie et d’égalité (au moins juridique) des genres et porte une vitalité politique qui nous inter­pelle aussi dans un Occident confronté aux défis démo­cra­tiques, éco­lo­giques et fémi­nistes. À la lueur de ces insur­rec­tions, on peut renouer le fil de trois décennies d’un féminisme iranien déterminé, qui a pro­fon­dé­ment trans­for­mé la société, les modalités d’action politique en contexte auto­ri­taire, et fina­le­ment le rapport même de cette société à un État dont elle ne demande aujourd’hui rien de moins que le ren­ver­se­ment définitif.Le 8 mars 1979, la première mani­fes­ta­tion organisée contre la toute nouvelle République islamique d’alors était une mani­fes­ta­tion réunis­sant plusieurs centaines de milliers de femmes contre le port obli­ga­toire du voile. Mais cette oppo­si­tion ne s’est pas péren­ni­sée en un mouvement de femmes. Une campagne de terreur menée par les milices pro-Khomeiny – le Guide suprême qui dirigea le pays jusqu’en 1989 – l’a étouffée à coups d’attaques à l’acide et de matraques. Ce n’est pas un hasard si Jina Mahsa Amini, comme de nom­breuses mani­fes­tantes, est morte d’hémorragie cérébrale : la technique était dès le début de frapper les femmes à l’endroit où elles pêchent : « Yâ toussari, yâ roussari » (Voile ta tignasse ou je te tabasse). En 1979, la com­po­si­tion de la société iranienne en fait une société tra­di­tion­nelle et patriar­cale com­pa­tible avec le kho­mey­nisme. Or, cette idéologie islamique s’est construite sur la ségré­ga­tion de genre comme mode pri­vi­lé­gié de contrôle absolu de tout le corps social, dont le hijab est la mani­fes­ta­tion la plus efficace et la plus visible.

Plongée dans la guerre contre l’Irak dès 1980, la République islamique profite de cet état martial pour écraser par l’emprisonnement, la torture, les massacres et les exé­cu­tions, toute oppo­si­tion et toute altérité. Les femmes, en tant que sujets poli­tiques, n’existent alors que comme sœurs, mères, épouses des « martyrs » qui se comptent par centaines de milliers dans ce conflit long de huit ans, l’ayatollah Khomeiny refusant les cessez-le-feu. Pourtant, dans le même temps, la révo­lu­tion sociale – démo­gra­phique, urbaine, scolaire – et la guerre modifient pro­fon­dé­ment la condition des femmes : elles deviennent cheffes de famille, très majo­ri­tai­re­ment éduquées, membres de familles nucléaires restreintes.

Une corrosion à bas bruit de « l’ordre public »

Cette pré­his­toire du mouvement féministe, souvent ignorée puisqu’il n’y a rien de spec­ta­cu­laire à signaler, est pourtant essen­tielle pour com­prendre l’espace dans lequel renaît la société civile à partir des années 1990. L’histoire de l’instauration violente de la République islamique est effacée et devient un « secret public » : on sait qu’il ne faut rien en savoir. On croit ou l’on fait semblant de croire à la légi­ti­mi­té répu­bli­caine des ins­ti­tu­tions. L’arrivée au pouvoir du président Khatami en 1997 se fait sur la promesse de nouvelles relations entre société et État. Celles-ci per­mettent l’avènement d’une société civile islamique, célébrée à travers le renouveau réfor­miste. Elles rendent possible la par­ti­ci­pa­tion citoyenne, tout en défi­nis­sant des « lignes rouges » à ne pas franchir. Le hijab en est une. Pourtant, c’est par une évolution aussi profonde que silen­cieuse des manières de le porter que se refaçonne, après la guerre, un mouvement de femmes qui modifient l’espace public en imposant pro­gres­si­ve­ment la couleur et le rac­cour­cis­se­ment de leur voile. C’est la tactique de la « présence comme résis­tance » (2) : imposer, sans aucun mot, son corps subversif à doses pro­gres­sives, comme l’illustre la pratique du vélo dans l’espace public, ou la présence dans les stades.

Il n’est pas anodin que Niloofar Hamedi, l’une des jour­na­listes qui a rendu publique la mort de Jina Mahsa Amini, ait été une jour­na­liste sportive (elle est actuel­le­ment détenue et accusée d’espionnage, crime passible de la peine de mort). Cette genèse silen­cieuse de la lutte des femmes est convoquée et réin­ves­tie, dans une pers­pec­tive ouver­te­ment féministe, chaque fois que la violence physique de la répres­sion ferme les autres voies d’expression. Il en est ainsi du mouvement des Filles de la rue de la Révolution en 2017, qui se tiennent debout sur des armoires élec­triques, tête nue, leur voile blanc suspendu en drapeau au bout d’un bâton. Il en est de même, depuis septembre 2022, pour un grand nombre d’Iraniennes qui, tous les jours, corrodent à bas bruit l’« ordre public » rétabli entre deux mani­fes­ta­tions, en se promenant sim­ple­ment sans voile, en s’embrassant dans la rue, en dansant dans le métro.

Au milieu des années 2000, les actes sub­ver­sifs silen­cieux et indi­vi­duels com­mencent à être accom­pa­gnés de paroles publiques et col­lec­tives : la lutte des femmes prend de la voix. L’explosion foi­son­nante de la presse et du jour­na­lisme voit l’appropriation ou la création de nouveaux journaux féminins (Zanan, Farzaneh) dont les contenus ne se can­tonnent pas à des articles de pres­crip­tion normative, mais s’enrichit de textes d’analyses, d’enquêtes, de témoi­gnages. La société civile se recon­fi­gure autour d’un débat public sur la com­pa­ti­bi­li­té entre islam et droits humains. En résonance, des juristes déve­loppent une réflexion féministe. À côté d’un tissu dense d’ONG fémi­nistes isla­miques liées au gou­ver­ne­ment se forme un mouvement féministe indé­pen­dant qui vise l’égalité de droit et de fait.

De nombreux paysages iraniens arides se couvrent dès la première pluie d’un duvet de  jeunes pousses : en quelques heures, les graines qui atten­daient depuis des mois font une poussée col­lec­tive. Le mouvement féministe de ces années 2000 émerge de la même façon, marqué par une tension. D’une part, il est rapide, alerte, plé­tho­rique en nombre et en activités, et adapte sa tem­po­ra­li­té à celle des dyna­miques de pouvoir et résis­tance qui marquent cette période : tout journal fermé le matin est réen­re­gis­tré le soir sous un nouveau nom. Pour se déve­lop­per au sein de cet espace de par­ti­ci­pa­tion politique traversé de lignes rouges, le mouvement féministe explore un seuil d’existence qui ferait de lui un mouvement sans trop en paraître un : un « quasi non-mouvement » (3). C’est ainsi que s’impose la forme d’action de « la campagne » : un regrou­pe­ment autour d’objectifs communs, sans existence asso­cia­tive, sans bureau central. Se centrer sur des objectifs, plus petits déno­mi­na­teurs communs, permet aussi de créer des soli­da­ri­tés fémi­nistes au-delà des divisions entre pra­ti­quantes et laïques, entre les soutiens du régime par­ti­sanes de réformes, et les oppo­santes qui adoptent une approche prag­ma­tique de demande d’améliorations.

La pétition, un outil pour faire bouger les consciences

Une campagne fon­da­men­tale dans l’histoire et l’évolution non seulement du féminisme et de la société civile, mais aussi de la vie politique iranienne contem­po­raine, est celle des « Un million de signa­tures ». Cette ini­tia­tive a été lancée en 2006 par une vaste équipe (54 femmes) dont l’avocate Nasrin Sotoudeh, la militante Nargues Mohammadi, toutes deux pri­son­nières poli­tiques depuis 2010 – figures centrales de l’opposition politique dans le pays depuis une décennie –, mais aussi la Prix Nobel de la paix Shirin Ebadi et la jour­na­liste kurde et cofon­da­trice du Centre culturel des femmes ira­niennes Parvin Ardalan, toutes deux vivant en exil depuis 2009. De nom­breuses ini­tia­tives, dont aujourd’hui les col­lec­tifs Feminists for Jina (4), montrent la puissance vivace des réseaux et les parcours forgés par l’expérience militante de ce que les Iraniennes appellent « la Campagne ». Elles portent la trace de ce que la situation révo­lu­tion­naire actuelle doit au mouvement féministe des dernières décennies.

Décentralisée, hori­zon­tale, la Campagne cherche dès le départ à produire et dis­sé­mi­ner des formes de lutte et de prises de conscience, autant qu’à atteindre son objectif officiel. Celui-ci consiste à présenter au parlement le million de signa­tures consti­tu­tion­nel­le­ment néces­saires pour demander un chan­ge­ment des lois de ségré­ga­tion de genre. Les membres suivent une formation en petit groupe, avec un volet théorique féministe et juridique – qui explique les effets concrets des chan­ge­ments de loi demandés et donnent une série d’arguments pour contrer les rai­son­ne­ments théo­lo­giques – et un volet pratique : comment aborder les passant·es ? Comment utiliser le théâtre de rue ? Que faire face à la police ? Chaque signa­taire peut suivre une formation et collecter des signa­tures autour d’elle. L’organisation de la Campagne et l’importance de ses demandes dans la vie quo­ti­dienne des femmes, quelle que soit leur origine sociale ou ethnique, per­mettent sa dis­sé­mi­na­tion dans les petites villes et les provinces rurales. Elle change pro­gres­si­ve­ment la socio­lo­gie et la pensée politique du mouvement, comme me le raconte la cher­cheuse Niloofar Golkar exilée à Toronto, ancienne membre de la Campagne lorsqu’elle était syn­di­ca­liste étudiante à Téhéran : « J’ai commencé par cibler les femmes au voile relâché, mais certaines refu­saient car “la politique ne [les] intéress[ait] pas”. Alors une femme en tchador qui écoutait notre conver­sa­tion s’est approchée : “Je vois de quoi tu parles, c’est exac­te­ment mon problème : donne-moi ta pétition, je vais la signer et la faire signer”, et elle s’est inscrite pour une formation ! On faisait aussi signer les hommes. Même ceux qui étaient contre s’impliquaient dans une dis­cus­sion sur les rapports hommes-femmes : ils sortaient de l’indifférence. Une personne peut signer au bout de la dixième fois. La pétition est un outil pour faire bouger les consciences. Ce qui compte, c’est le processus et le résultat. »

Ce résultat, la Campagne ne peut le voir aboutir : une répres­sion sévère met un terme à ses activités à partir de 2008, sans pour autant mettre un terme à son élan qui trouve refuge dans des mondes sociaux et des mou­ve­ments poli­tiques plus larges. Ses membres sont très actives dans les mou­ve­ments étudiants et éco­lo­gistes et dans la création, lors des élections de 2009, du mouvement « Vert » du candidat réfor­miste Hossein Moussavi – de la couleur de l’islam et non de l’écologie. Le pouvoir ne s’y trompe pas, qui cible et force à l’exil les anciennes membres de la Campagne lors de la répres­sion du mouvement vert, suite aux sou­lè­ve­ments qui contestent la réélec­tion frau­du­leuse, en juin 2009, du conser­va­teur Ahmadinejad.


« Quand on a fait nos premiers séjours en prison, on s’est rendu compte du lien étroit entre ségré­ga­tion de genre et violence sociale. »

Niloofar Golkar, cher­cheuse et ancienne syn­di­ca­liste étudiante à Téhéran.


Des réseaux bien vivants dans les petites villes

Si elles nour­rissent ces mou­ve­ments par leurs réseaux et leurs méthodes, les membres de la Campagne ne par­viennent pas à y importer leurs pers­pec­tives ou créer une conver­gence des luttes. Ce n’est qu’en 2022 que le mouvement étudiant se redéfinit comme féministe. Cela révèle la force du bas­cu­le­ment en cours : les mili­tantes fémi­nistes ont imprégné et irrigué les dif­fé­rents mou­ve­ments de la société civile depuis deux décennies, à la fois comme soldates de terrain, mais aussi comme forces de pro­po­si­tion stra­té­gique et politique. Dans le champ politique, l’expérience de la Campagne a fait évoluer le mouvement vers une approche inter­sec­tion­nelle attentive aux domi­na­tions éco­no­miques et ethniques. Par la diver­si­fi­ca­tion de sa base sociale et géo­gra­phique, mais aussi par la prise de conscience des mili­tantes, comme me l’explique Niloofar Golkar : « Quand on a fait nos premiers séjours en prison, on s’est rendu compte du lien étroit entre ségré­ga­tion de genre et violence sociale : la plupart des condam­nées à mort avaient tué par impos­si­bi­li­té de sortir d’un mariage très violent, de stopper un père inces­tueux, de s’opposer à un viol. »

La Campagne est réprimée dans les grandes villes où ses membres sont forcées à l’exil, mais ses réseaux restent vivants dans les petites villes, les péri­phé­ries subal­ternes, les zones rurales. Fortes de l’expérience acquise au sein de la Campagne, les ex-membres réin­ves­tissent leur énergie dans la création d’ONG locales de soli­da­ri­té qui tentent de pallier le déman­tè­le­ment et la cor­rup­tion de l’État social à travers l’empouvoirement des femmes des milieux popu­laires ou la prise en charge des enfants des rues. Beaucoup d’observateur·ices renvoient le féminisme iranien à un féminisme islamique ou un mouvement pro­dé­mo­cra­tique de classes moyennes urbaines, mais la réalité du terrain et les recon­fi­gu­ra­tions du mouvement sont tout autre : passée sous radar, cette réalité éclate au grand jour dans le bas­cu­le­ment révo­lu­tion­naire actuel et donne des clés pour le comprendre.

Quoi qu’il devienne, ce bas­cu­le­ment a rendu visible l’effondrement définitif de ce qui a fondé les rapports entre société et État dans l’Iran post­ré­vo­lu­tion­naire : la coïn­ci­dence entre identité iranienne et identité répu­bli­caine islamique, la légi­ti­mi­té ins­ti­tu­tion­nelle du pouvoir, la pos­si­bi­li­té d’une par­ti­ci­pa­tion politique dans le respect des « lignes rouges ». Bien qu’éclaté, le mouvement féministe iranien a eu la force de survivre à ses appa­rentes liqui­da­tions, comme survivent à l’hiver les animaux à sang froid. Il a nourri ce bou­le­ver­se­ment politique qui pulvérise enfin les contra­dic­tions dans les­quelles il était enfermé depuis trois décennies. •

1. Abdullah Öcalan est le leader du Parti des travailleur·euses du Kurdistan (PKK), il est détenu à l’isolement depuis 1999 par le pouvoir turc.

2. Navid Pourmokhtari, « Presence-as-Resistance: Feminist Activism and the Politics of Social Contestation in Iran », Journal of International Women’s Studies, n° 24, 2022

3. Asef Bayat, « Activism and social deve­lop­ment in the Middle East », International Journal of Middle East Studies, n° 34, 2002.

4. Feminist4Jina est un réseau trans­na­tio­nal de col­lec­tifs de soutien au mouvement révo­lu­tion­naire en Iran, basés notamment à New York, Toronto, Vancouver, Rotterdam, Paris, dont on peut suivre l’actualité sur les réseaux sociaux.

Baiser : pour une sexualité qui libère

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°9 Baiser (février 2023)

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