Rima Hassan « Nous sommes un peuple dont l’existence est niée »

Depuis les massacres commis par le Hamas le 7 octobre, Israël bombarde sans relâche la bande de Gaza. Comment parler féminisme et genre dans ce contexte de guerre ? Nous avons choisi de donner la parole à Rima Hassan, fon­da­trice de l’Observatoire des camps de réfugiés qui se bat pour faire entendre les voix des Palestinien·nes. La question du féminisme n’est pas centrale dans cet entretien mais dans le contexte actuel, il nous parait important d’élargir notre grille de lecture. Nous conti­nue­rons dans les semaines qui viennent à tenter d’a­na­ly­ser cette actualité dra­ma­tique et complexe.
Publié le 10 novembre 2023
Rima Hassan dans le camp de réfugiés de Mar Elias à Beyrouth, en octobre 2023. Crédit photo : Aline Deschamps.
Rima Hassan dans le camp de réfugiés de Mar Elias à Beyrouth, en octobre 2023. Crédit photo : Aline Deschamps.

Rima Hassan a grandi dans le camp de réfugié·es palestinien·nes de Neirab, en Syrie, avant de rejoindre la France à l’âge de 10 ans. Aujourd’hui juriste experte en droit inter­na­tio­nal, elle a répondu à nos questions depuis la Jordanie, où elle collecte des données au sein de camps de réfugié·es.

Que pensez-vous du trai­te­ment de l’actualité au Proche-Orient depuis les massacres du Hamas, début octobre ?

On a tourné en rond sur des débats séman­tiques pendant trois semaines alors qu’on était tous et toutes poten­tiel­le­ment en deuil. C’est révé­la­teur d’un problème. Après les massacres commis par le Hamas, je me suis dit : « Ce niveau-là de violence, je ne l’accepte pas, c’est une ligne rouge. » Depuis, la riposte de l’État d’Israël relève du génocide, et je pense que personne, non plus, ne devrait l’accepter.

Le problème, c’est qu’on nous a demandé d’être pro-israélien·nes, ce qui a confisqué mon empathie naturelle. « Soit vous êtes pour Israël, soit vous êtes pour le ter­ro­risme », disait la mani­fes­ta­tion du 9 octobre à Paris. Je combats l’apartheid : il est hors de question que je manifeste pour soutenir un État qui le pratique.

En France, depuis la fin de la pré­si­dence de Chirac [2007], la question israélo-palestinienne a été glo­ba­le­ment occultée, dans les analyses poli­tiques et dans les médias. Cela fait longtemps qu’on est entré·es dans la spirale qui met l’humain au second plan. C’est un échec collectif. Ce manque d’espaces de débat nous a empêché·es de nous préparer à gérer une crise comme celle-là. Pourtant, c’est une condition pour nous permettre d’être en deuil ensemble. Ce ne serait pas un problème qu’il y ait des voix pro-israéliennes dans un espace comme celui-ci. On peut ne pas être d’accord et dire l’humanité commune.

Quel est votre regard sur ce qui se passe sur place ? 

Il faut pouvoir dire clai­re­ment l’intention géno­ci­daire de la riposte israé­lienne actuelle contre Gaza. Bridant toute empathie, l’exclusion des Palestinien·nes de la com­mu­nau­té humaine par l’animalisation est la première étape. Par le passé, les Palestinien·nes ont déjà été qualifié·es de cafards, cro­co­diles ou sau­te­relles à écraser. Vient ensuite l’essentialisation : on ne considère plus les membres du groupe comme des sujets avec des indi­vi­dua­li­tés, mais comme une masse à qui on va accoler une idéologie commune. Comme aujourd’hui : il n’y aurait pas d’innocent·es à Gaza, que des ter­ro­ristes, des monstres. Cela justifie les massacres.
L’intention géno­ci­daire se voit également dans le nombre de mort·es pales­ti­nien·nes, jamais atteint en si peu de temps, et dans la pro­por­tion d’enfants tué·es.

Un plan de nettoyage ethnique révélé par la presse israé­lienne à la mi-octobre – les deux premières étapes ont déjà été observées – prévoit de déplacer de force une popu­la­tion pour ce qu’elle est, et on voit que cela se fait, quitte à la détruire par les bombes. Hommes, femmes et enfants sont ciblé·es de façon indis­cri­mi­née, et les infra­struc­tures de soin et de survie sont détruites : hôpitaux, écoles, citernes d’eau ou de carburant, camps de réfugié·es.


« L’ ÉTAT D’ISRAËL NOUS INTERDIT DE FAIRE CORPS EN TANT QUE PEUPLE »


Ce génocide ne tombe pas du ciel. Il est la consé­quence de décennies de lâcheté politique à l’échelle inter­na­tio­nale. Le Hamas non plus ne tombe pas du ciel. Il faut rappeler le cynisme de l’État d’Israël, qui a nourri un monstre sans s’attendre à ce qu’il se retourne contre lui.

Nous, Palestinien·nes, sommes un peuple dont l’existence est niée. L’État d’Israël nous interdit de faire corps en tant que peuple et nous dilue dans l’identité régionale « arabe » : depuis 1948, les gou­ver­ne­ments israé­liens nient le droit des Palestinien·nes à avoir des reven­di­ca­tions nationales.

Vous êtes une réfugiée, comme près de six millions de Palestinien·nes. Qu’est-ce que cette expé­rience permet de saisir dans la situation actuelle, en quoi permet-elle d’agir ?

Tant qu’on n’aura pas résolu la question [des réfugié·es] de 1948, tout nous y ramènera. Dans sa pro­pa­gande lors des massacres du 7 octobre, le Hamas a dit : « On a récupéré des ter­ri­toires occupés », en parlant de la zone des kibboutz. De nom­breuses familles de Gaza viennent de villages situés à quelques kilo­mètres. Même si des villages ont disparu, rien n’est effacé : la mémoire de l’expulsion et de l’exil de 1948 [la Nakba, « catas­trophe » en arabe] est vivante, les plaies toujours pas soignées.

Dans le plan de partage de la Palestine voté par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale en 1947, la Palestine a été divisée sans que l’on ne demande rien aux Palestinien·nes parce qu’elles et ils étaient, alors, des sujets coloniaux du mandat bri­tan­nique. Ce partage nous a été imposé. 532 villages pales­ti­niens ont été détruits, lit­té­ra­le­ment rasés de la carte, en 1948 : c’est un trau­ma­tisme très fort pour nous. C’est la mani­fes­ta­tion d’une volonté de nous effacer, de nier notre existence. L’actualité est chargée de toute cette histoire. Le racisme de l’État d’Israël n’est pas une dérive tardive : Israël s’est fon­da­men­ta­le­ment construit par la négation du sujet pales­ti­nien, colonisé, dont il faudrait se débar­ras­ser ou, à défaut se séparer. L’apartheid commence là.

Ma reven­di­ca­tion, et celle de l’ensemble des réfugié·es, c’est un droit reconnu par l’ONU depuis 1949 : pouvoir retourner vivre dans les villages de nos grands-parents et libérer les Palestinien·nes, quels que soient leur statut ou leur lieu de résidence. Pour me situer dans le monde, j’ai besoin de me rattacher à ce pays : je ne suis pas réfugiée de la planète Mars, je viens de quelque part.

Quelle sortie de crise, à long terme, envisagez-vous ?

Pour lutter contre la logique de sépa­ra­tion, il faut des intérêts communs à défendre sans nier que nos combats sont poli­tiques et ne peuvent être menés en mettant l’État d’Israël et les Palestinien·nes en symétrie. La négation du vécu et des droits des Palestinien·nes, qui n’ont ni État ni armée, ne peut pas être une condition de la lutte commune parce que cela constitue une nouvelle violence pour nous. Il faut avoir le courage de dire les injus­tices, ne pas refuser de nommer l’apartheid, par exemple.

Jusqu’à présent, toutes les poli­tiques israé­liennes ont consisté à se débar­ras­ser des Palestinien·nes de dif­fé­rentes manières : colo­ni­sa­tion, occu­pa­tion, blocus, expul­sions, trans­ferts de popu­la­tion. Mais plus on refusera des droits aux Palestinien·nes, plus il y aura de res­sen­ti­ment et de résis­tance. La garantie de sécurité pour les Juifs et Juives israé­liennes ne peut reposer sur une injustice. La sépa­ra­tion et la frag­men­ta­tion consa­crées par la solution des deux États se trouvent, aujourd’hui, à leur paroxysme et se maté­ria­lisent dans un apartheid, très documenté, qu’il faut déman­te­ler. La suite ne peut être que l’égalité des droits.


« LES FEMMES PALESTINIENNES SONT EXTRÊMEMENT POLITISÉES »


Si Israël continue de se définir comme un État juif, il ne peut pas être démo­cra­tique parce que la dicho­to­mie entre Juif·ves et non-Juif·ves implique soit la dis­pa­ri­tion de la présence non-juive soit la conso­li­da­tion de l’État d’apartheid. Pour devenir démo­cra­tique, l’État ne peut plus être juif : c’est la limite de l’État d’Israël en lui-même.

Les Palestinien·nes reven­diquent toute la Palestine. Cela n’implique pas de chasser celles et ceux qui y vivent actuel­le­ment, il s’agit de pouvoir circuler librement sans être persécuté·es, enfermé·es dans des enclaves, derrière des barbelés, encerclé·es de colonies, contrôlé·es, emprisonné·es, tenu·es sous le joug militaire parce que Palestinien·nes. Pour cela, il faut l’égalité des droits, soit dans un État bina­tio­nal, soit dans une fédé­ra­tion d’États avec Jérusalem comme capitale, sous statut international.

En ce moment, les Palestinien·nes de Cisjordanie se prennent des balles alors qu’elles et ils récoltent les olives sur leurs terres. Me dire qu’il va falloir cohabiter avec des gens comme ces colons qui veulent nous exécuter, c’est compliqué… C’est pourtant la seule véritable solution, car on ne délogera pas 800 000 personnes.

Vous êtes une femme, Palestinienne et réfugiée. Votre genre a‑t-il joué un rôle important dans vos enga­ge­ments et votre expérience ?

Comme beaucoup de femmes mili­tantes, je subis du har­cè­le­ment en ligne, majo­ri­tai­re­ment de la part d’hommes. Je reçois des menaces de viol. On me renvoie aussi très faci­le­ment à mon physique. On me dit que je me maquille et ne porte pas le voile et qu’avec le Hamas je me la ramè­ne­rais moins… On me dit sous influence, sans envisager que je parle sans tuteur. Oui, je suis regardée spé­ci­fi­que­ment comme une femme.

Les femmes pales­ti­niennes sont extrê­me­ment poli­ti­sées. J’ai beaucoup hérité de ma mère. On est un peu comme les femmes kurdes : notre place est impor­tante malgré des schémas familiaux ou com­mu­nau­taires parfois un peu « tradi ». Ma famille m’a beaucoup transmis et je pense que c’est pareil dans toutes les familles pales­ti­niennes : dans les camps de réfugié·es, la conscience politique est nécessaire.

Femme ou pas, je me sens toujours en manque de lien. Cet apartheid est très concret. Depuis la France, on m’interdit de rentrer chez moi parce qu’il y a une com­mu­nau­té juive israé­lienne qui veut rester majo­ri­taire. C’est-à-dire que, par mon existence et la reven­di­ca­tion de mes droits, je repré­sente une menace. Malgré mon impli­ca­tion, je me sens toujours spec­ta­trice. C’est comme si je regardais une grande famille qui est la mienne, mais que j’étais derrière une vitre. Qu’est-ce qui justifie que je ne vive pas avec mon peuple ?

Pour aller plus loin : 

🖊️Le billet de blog de Mona Chollet Le conflit qui rend fou (27 octobre 2023).
🔎 Lanalyse de lapartheid par Amnesty International.
📜Le site Zochrot, créé par des Israélien·nes juif·ves et palestinien·nes et qui recensent les données col­lec­tées et l’histoire des villages détruits lors de la Nakba, en 1948.
📻En quatre épisodes, « Les Palestiniens et la question pales­ti­nienne » dans l’émission de radio « LSD, la série docu­men­taire », sur France Culture.

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