Rima Hassan a grandi dans le camp de réfugié·es palestinien·nes de Neirab, en Syrie, avant de rejoindre la France à l’âge de 10 ans. Aujourd’hui juriste experte en droit international, elle a répondu à nos questions depuis la Jordanie, où elle collecte des données au sein de camps de réfugié·es.
Que pensez-vous du traitement de l’actualité au Proche-Orient depuis les massacres du Hamas, début octobre ?
On a tourné en rond sur des débats sémantiques pendant trois semaines alors qu’on était tous et toutes potentiellement en deuil. C’est révélateur d’un problème. Après les massacres commis par le Hamas, je me suis dit : « Ce niveau-là de violence, je ne l’accepte pas, c’est une ligne rouge. » Depuis, la riposte de l’État d’Israël relève du génocide, et je pense que personne, non plus, ne devrait l’accepter.
Le problème, c’est qu’on nous a demandé d’être pro-israélien·nes, ce qui a confisqué mon empathie naturelle. « Soit vous êtes pour Israël, soit vous êtes pour le terrorisme », disait la manifestation du 9 octobre à Paris. Je combats l’apartheid : il est hors de question que je manifeste pour soutenir un État qui le pratique.
En France, depuis la fin de la présidence de Chirac [2007], la question israélo-palestinienne a été globalement occultée, dans les analyses politiques et dans les médias. Cela fait longtemps qu’on est entré·es dans la spirale qui met l’humain au second plan. C’est un échec collectif. Ce manque d’espaces de débat nous a empêché·es de nous préparer à gérer une crise comme celle-là. Pourtant, c’est une condition pour nous permettre d’être en deuil ensemble. Ce ne serait pas un problème qu’il y ait des voix pro-israéliennes dans un espace comme celui-ci. On peut ne pas être d’accord et dire l’humanité commune.
Quel est votre regard sur ce qui se passe sur place ?
Il faut pouvoir dire clairement l’intention génocidaire de la riposte israélienne actuelle contre Gaza. Bridant toute empathie, l’exclusion des Palestinien·nes de la communauté humaine par l’animalisation est la première étape. Par le passé, les Palestinien·nes ont déjà été qualifié·es de cafards, crocodiles ou sauterelles à écraser. Vient ensuite l’essentialisation : on ne considère plus les membres du groupe comme des sujets avec des individualités, mais comme une masse à qui on va accoler une idéologie commune. Comme aujourd’hui : il n’y aurait pas d’innocent·es à Gaza, que des terroristes, des monstres. Cela justifie les massacres.
L’intention génocidaire se voit également dans le nombre de mort·es palestinien·nes, jamais atteint en si peu de temps, et dans la proportion d’enfants tué·es.
Un plan de nettoyage ethnique révélé par la presse israélienne à la mi-octobre – les deux premières étapes ont déjà été observées – prévoit de déplacer de force une population pour ce qu’elle est, et on voit que cela se fait, quitte à la détruire par les bombes. Hommes, femmes et enfants sont ciblé·es de façon indiscriminée, et les infrastructures de soin et de survie sont détruites : hôpitaux, écoles, citernes d’eau ou de carburant, camps de réfugié·es.
« L’ ÉTAT D’ISRAËL NOUS INTERDIT DE FAIRE CORPS EN TANT QUE PEUPLE »
Ce génocide ne tombe pas du ciel. Il est la conséquence de décennies de lâcheté politique à l’échelle internationale. Le Hamas non plus ne tombe pas du ciel. Il faut rappeler le cynisme de l’État d’Israël, qui a nourri un monstre sans s’attendre à ce qu’il se retourne contre lui.
Nous, Palestinien·nes, sommes un peuple dont l’existence est niée. L’État d’Israël nous interdit de faire corps en tant que peuple et nous dilue dans l’identité régionale « arabe » : depuis 1948, les gouvernements israéliens nient le droit des Palestinien·nes à avoir des revendications nationales.
Vous êtes une réfugiée, comme près de six millions de Palestinien·nes. Qu’est-ce que cette expérience permet de saisir dans la situation actuelle, en quoi permet-elle d’agir ?
Tant qu’on n’aura pas résolu la question [des réfugié·es] de 1948, tout nous y ramènera. Dans sa propagande lors des massacres du 7 octobre, le Hamas a dit : « On a récupéré des territoires occupés », en parlant de la zone des kibboutz. De nombreuses familles de Gaza viennent de villages situés à quelques kilomètres. Même si des villages ont disparu, rien n’est effacé : la mémoire de l’expulsion et de l’exil de 1948 [la Nakba, « catastrophe » en arabe] est vivante, les plaies toujours pas soignées.
Dans le plan de partage de la Palestine voté par la communauté internationale en 1947, la Palestine a été divisée sans que l’on ne demande rien aux Palestinien·nes parce qu’elles et ils étaient, alors, des sujets coloniaux du mandat britannique. Ce partage nous a été imposé. 532 villages palestiniens ont été détruits, littéralement rasés de la carte, en 1948 : c’est un traumatisme très fort pour nous. C’est la manifestation d’une volonté de nous effacer, de nier notre existence. L’actualité est chargée de toute cette histoire. Le racisme de l’État d’Israël n’est pas une dérive tardive : Israël s’est fondamentalement construit par la négation du sujet palestinien, colonisé, dont il faudrait se débarrasser ou, à défaut se séparer. L’apartheid commence là.
Ma revendication, et celle de l’ensemble des réfugié·es, c’est un droit reconnu par l’ONU depuis 1949 : pouvoir retourner vivre dans les villages de nos grands-parents et libérer les Palestinien·nes, quels que soient leur statut ou leur lieu de résidence. Pour me situer dans le monde, j’ai besoin de me rattacher à ce pays : je ne suis pas réfugiée de la planète Mars, je viens de quelque part.
Quelle sortie de crise, à long terme, envisagez-vous ?
Pour lutter contre la logique de séparation, il faut des intérêts communs à défendre sans nier que nos combats sont politiques et ne peuvent être menés en mettant l’État d’Israël et les Palestinien·nes en symétrie. La négation du vécu et des droits des Palestinien·nes, qui n’ont ni État ni armée, ne peut pas être une condition de la lutte commune parce que cela constitue une nouvelle violence pour nous. Il faut avoir le courage de dire les injustices, ne pas refuser de nommer l’apartheid, par exemple.
Jusqu’à présent, toutes les politiques israéliennes ont consisté à se débarrasser des Palestinien·nes de différentes manières : colonisation, occupation, blocus, expulsions, transferts de population. Mais plus on refusera des droits aux Palestinien·nes, plus il y aura de ressentiment et de résistance. La garantie de sécurité pour les Juifs et Juives israéliennes ne peut reposer sur une injustice. La séparation et la fragmentation consacrées par la solution des deux États se trouvent, aujourd’hui, à leur paroxysme et se matérialisent dans un apartheid, très documenté, qu’il faut démanteler. La suite ne peut être que l’égalité des droits.
« LES FEMMES PALESTINIENNES SONT EXTRÊMEMENT POLITISÉES »
Si Israël continue de se définir comme un État juif, il ne peut pas être démocratique parce que la dichotomie entre Juif·ves et non-Juif·ves implique soit la disparition de la présence non-juive soit la consolidation de l’État d’apartheid. Pour devenir démocratique, l’État ne peut plus être juif : c’est la limite de l’État d’Israël en lui-même.
Les Palestinien·nes revendiquent toute la Palestine. Cela n’implique pas de chasser celles et ceux qui y vivent actuellement, il s’agit de pouvoir circuler librement sans être persécuté·es, enfermé·es dans des enclaves, derrière des barbelés, encerclé·es de colonies, contrôlé·es, emprisonné·es, tenu·es sous le joug militaire parce que Palestinien·nes. Pour cela, il faut l’égalité des droits, soit dans un État binational, soit dans une fédération d’États avec Jérusalem comme capitale, sous statut international.
En ce moment, les Palestinien·nes de Cisjordanie se prennent des balles alors qu’elles et ils récoltent les olives sur leurs terres. Me dire qu’il va falloir cohabiter avec des gens comme ces colons qui veulent nous exécuter, c’est compliqué… C’est pourtant la seule véritable solution, car on ne délogera pas 800 000 personnes.
Vous êtes une femme, Palestinienne et réfugiée. Votre genre a‑t-il joué un rôle important dans vos engagements et votre expérience ?
Comme beaucoup de femmes militantes, je subis du harcèlement en ligne, majoritairement de la part d’hommes. Je reçois des menaces de viol. On me renvoie aussi très facilement à mon physique. On me dit que je me maquille et ne porte pas le voile et qu’avec le Hamas je me la ramènerais moins… On me dit sous influence, sans envisager que je parle sans tuteur. Oui, je suis regardée spécifiquement comme une femme.
Les femmes palestiniennes sont extrêmement politisées. J’ai beaucoup hérité de ma mère. On est un peu comme les femmes kurdes : notre place est importante malgré des schémas familiaux ou communautaires parfois un peu « tradi ». Ma famille m’a beaucoup transmis et je pense que c’est pareil dans toutes les familles palestiniennes : dans les camps de réfugié·es, la conscience politique est nécessaire.
Femme ou pas, je me sens toujours en manque de lien. Cet apartheid est très concret. Depuis la France, on m’interdit de rentrer chez moi parce qu’il y a une communauté juive israélienne qui veut rester majoritaire. C’est-à-dire que, par mon existence et la revendication de mes droits, je représente une menace. Malgré mon implication, je me sens toujours spectatrice. C’est comme si je regardais une grande famille qui est la mienne, mais que j’étais derrière une vitre. Qu’est-ce qui justifie que je ne vive pas avec mon peuple ?
Pour aller plus loin :
🖊️Le billet de blog de Mona Chollet Le conflit qui rend fou (27 octobre 2023).
🔎 L’analyse de l’apartheid par Amnesty International.
📜Le site Zochrot, créé par des Israélien·nes juif·ves et palestinien·nes et qui recensent les données collectées et l’histoire des villages détruits lors de la Nakba, en 1948.
📻En quatre épisodes, « Les Palestiniens et la question palestinienne » dans l’émission de radio « LSD, la série documentaire », sur France Culture.