Vanessa Springora et Lola Lafon, vous étiez toutes deux adolescentes à la fin des années 1980. Comment vous êtes-vous construites en tant
que femmes dans ces années-là ?
Lola Lafon On commence par la grande catastrophe…
Lola Lafon C’est le moment où la jeune actrice Brooke Shields était une star pour ados [voir la photo page de droite]. Elle était hypersexualisée, donc elle faisait rêver. On avait envie d’être comme elle. Et en même temps, on ne sait pas à qui s’adressait cette image. De mon côté, j’étais dans le monde de la danse, qui était une autre forme de coercition, que j’avais choisie. Je crois qu’on avait à peu près le même âge… Moi, j’avais 13 ans au moment où j’ai fait une très mauvaise rencontre. Ce n’est pas que mon adolescence n’a pas été vécue, mais je ne sais pas ce qu’elle aurait été sans ce regard posé sur moi. C’est vraiment une question terrible que j’évite de me poser.
Lola Lafon, en janvier 2021, vous avez publié sur votre compte Instagram ces quelques mots faisant écho à votre roman Chavirer (lire l’encadré en fin d’article ) : « Un jour, à la sortie de mon cours de danse, j’ai été abordée par “Cathy”. Chavirer est un roman mais cette femme a bien existé. » Voulez-vous en dire quelque chose ?
Lola Lafon Effectivement, c’était une prédatrice. Pendant des années, ce qui a été impossible à raconter, c’est que c’est une femme qui m’a trahie. J’habitais en banlieue et je la rejoignais le week-end. C’est proche de ce qui se passe dans Chavirer, sauf que, dans le roman, elle agit sous couv ert d’une fondation. Il n’y avait pas de fondation, elle était une pédocriminelle, elle et son mari. Et j’ai compris rétrospectivement qu’il y avait eu d’autres filles du cours de danse avant moi. Pendant des années, j’ai porté, comme toutes les victimes de pédocriminalité je pense, le fait d’avoir été « choisie ». Enfin, j’ai cru que j’avais été choisie, que j’avais quelque chose de spécial. Il y a un rapport avec ton histoire, Vanessa : c’est la fierté incroyable, la naïveté terrible, de penser qu’à un moment donné j’avais été exceptionnelle. Jusqu’au jour où j’ai découvert que pas du tout. Le truc similaire, c’est d’être dans une relation d’emprise, en sachant qu’il y a quelque chose qui ne va pas du tout. Quand j’ai lu ton récit, j’ai été renversée. J’avais fini Chavirer. Je faisais les corrections. J’ai compris que la prédation a un langage. C’est pour ça que, dans mon roman, tous les mots de Cathy sont en italique. C’est la langue de la prédation. Quand j’ai lu Le Consentement, honnêtement, j’ai eu une crise d’angoisse, ce qui ne m’arrive jamais. Parce que c’était la même langue.
Vanessa Springora Je comprends très bien la pudeur qu’a eue Lola avec Chavirer. Je l’ai lu avant de savoir que Cathy avait existé, mais ça me paraissait évident en le lisant. De mon côté, j’ai eu l’impression d’avoir eu une vie en dehors de tout cadre, dès cet âge-là. Ça a été le début des catastrophes, pour reprendre le mot de Lola… Je pense qu’elle et moi, on n’était pas sur le même modèle que nos copines. On était déjà marginalisées à cause de ce qu’on avait vécu. Je n’avais pas du tout la même vie que mes camarades de classe. Ce qui est terrible, c’est qu’elles m’admiraient pour ça. Parce que je vivais à l’hôtel avec un homme beaucoup plus âgé, que j’avais une liberté apparente qu’elles n’avaient pas. J’ai vécu dans ce conflit intérieur en étant fière de l’image que je renvoyais et, en même temps, dans la souffrance de savoir que ce n’était pas l’endroit où j’aurais dû être. Ce n’est pas un bon souvenir, l’adolescence, entre la déscolarisation, la désocialisation, la drogue, le fait d’être dans l’autodestruction tout le temps et de continuer à provoquer les mauvaises rencontres, à reproduire le même schéma. J’ai un trou noir entre mes 14 et mes 19 ans. Je n’ai pas de souvenirs, à part beaucoup de fêtes et beaucoup d’excès. Je me suis retrouvée à 19 ans en hôpital psychiatrique. Mais pendant des années, j’ai refusé qu’on me colle le statut de victime.
Lola Lafon C’est comme un miroir inversé. Pareil, un gros trou noir entre 14 et 19 ans. Mais moi, j’étais plongée dans le monde de la danse classique, c’était ma colonne vertébrale. J’étais ascétique, quasiment religieuse, anorexique. Il n’y avait pas de vie en dehors de ça. C’est très destructeur aussi. Et je n’arrivais pas à me retourner de manière critique sur ce qui s’était passé. J’ai commencé à avoir plein de symptômes, j’étais une adolescente malade tout le temps. Donc je dirais que c’est une adolescence d’aveugle, sans lecture de soi-même. En fait, le drame de ces années-là, c’était de porter le poids d’avoir dit oui, de ne pas avoir dit non. Mais je ne le savais pas, ce n’était pas quelque chose que je pouvais formuler. J’ai fini en hôpital psychiatrique à 19 ans.
Vanessa Springora C’est vrai ? Incroyable…
Lola Lafon Oui c’est vrai. C’est fou. Je ne sais pas comment c’est l’hôpital psychiatrique maintenant, mais à l’époque c’était monstrueux. Pour moi aussi, le statut de victime était très, très loin de mon image de moi-même à ce moment-là. Mon expérience a fait que j’ai vécu des histoires pourries. J’étais une cible. Donc un peu plus tard, adulte, j’ai subi un viol. Là, j’ai tellement dégringolé que je me suis retrouvée dans la position de devoir demander de l’aide. C’est un groupe de parole féministe qui m’a sauvée et qui m’a fait comprendre que j’avais été victime. J’ai l’impression que j’ai été acculée à cette idée. C’était dans les milieux féministes au début des années 2000, que je décris dans Une fièvre impossible à négocier, mon premier roman [lire l’encadré p. 18]. Ça m’a sauvée de comprendre que ce n’était pas que mon histoire, que c’était un système. À partir du moment où j’ai fait une lecture politique, ça m’a beaucoup aidée de me rendre compte que ce n’était pas moi qui avais attiré tout ça. Aujourd’hui, j’ai infiniment de compassion pour l’ado que j’ai été.
« Le témoignage d’Adèle Haenel m’a bouleversée. J’étais en larmes en le regardant. Elle avait un langage très structuré, très politique, qui m’a donné d’autres clés de lecture de ma propre histoire. »
Vanessa Springora
Quelle fonction a eu l’écriture pour vous ?
Vanessa Springora Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas ce qu’on croit. Beaucoup de gens me posent des questions sur les vertus thérapeutiques de l’écriture ou sur son côté « réparateur ». Je n’y crois pas tellement. C’était une nécessité pour moi d’écrire ce texte, mais je ne peux pas dire que ça m’ait guérie. Je pense que c’est l’inverse. Si je n’avais pas déjà été un peu guérie, un peu réparée, je n’aurais pas été capable de l’écrire. En revanche, ce qui m’a portée, c’est de voir que ce texte s’insérait – alors que je n’en avais pas du tout conscience au moment où je l’écrivais – dans un mouvement qui me dépassait complètement, qui est celui de #MeToo, mais aussi dans celui d’une prise de parole par la littérature qui va au-delà du témoignage. Prendre conscience que je n’étais pas la seule et qu’on était nombreuses à avoir envie de raconter ces histoires-là m’a donné une force énorme.
Lola Lafon Mon premier roman, Une fièvre impossible à négocier, est sorti en 2003 et c’était donc l’histoire d’un viol et de la reconstruction par l’action politique, l’action radicale. Je l’ai écrit à l’époque sans savoir que ce serait mon premier roman publié, puisque j’écrivais depuis longtemps. Je l’ai écrit comme un geste de vie, et pendant l’écriture mon agresseur a porté plainte contre moi, pour diffamation (1). J’étais vraiment dans un sale état, le truc se retournait contre moi. C’était encore le moment où les lectrices nous écrivaient de vraies lettres. D’un coup, je suis devenue celle à qui on raconte. Ça m’a déplacée. Puis avec #MeToo, il y a eu une déferlante… Je me suis dit : « Quel soulagement de faire partie d’un mouvement littéraire, d’un besoin. » Et ça vient après le silence. Pour moi, l’écrit vient mettre fin à l’indicible. Du témoignage jusqu’à la fiction, on est en train de mettre au jour quelque chose que tout le monde a reconnu comme vrai, parce que la fiction parle de choses vraies de toute façon.
Justement, l’une et l’autre, comment avez-vous fait le choix de la fiction ou de l’autobiographie ?
Vanessa Springora J’avais commencé à écrire un texte à la troisième personne et au passé. C’était une façon de me cacher. Je sentais que ça n’atteignait pas son but, parce que si je me maquillais moi, je maquillais aussi Matzneff. Je m’étais identifiée au personnage de Lolita et j’avais cette ambition folle de réécrire Lolita de Nabokov (2) du point de vue de la jeune fille cette fois-ci. Mais c’est un tel chef‑d’œuvre littéraire que ce n’était pas possible. Progressivement, je me suis approchée de la première personne. Si j’avais écrit sous forme de fiction, peut-être que ça n’aurait pas eu le même impact, j’aurais évité tout le scandale judiciaire [lire l’encadré en fin d’article] qui a beaucoup éloigné le public de l’aspect littéraire du texte. Quand on écrit à la première personne une histoire qui vous engage autant du point de vue intime, on est aussi très exposée émotionnellement dans les médias. C’est pour ça que j’en ai dit le moins possible, parce que je ne me sentais pas capable de faire face à des questions très intimes sur ma sexualité à 14 ans. Mais je ne regrette pas d’avoir composé mon récit de cette manière, ça a donné plus de force au livre. Et même si c’est moi, il reste quand même un support sur lequel on peut projeter sa propre histoire. Beaucoup de lectrices me l’ont dit.
Lola Lafon Moi, j’ai voulu investir l’école du roman classique. Je me suis dit que Chavirer serait à l’imparfait. J’avais une volonté de faire un portrait de femme de 13 à 48 ans. Juste avant, j’avais lu Une Vie de Maupassant. Je ne prétends pas du tout être à sa hauteur, mais ce qui me faisait envie, c’était qu’on lise Chavirer comme un roman pour des raisons formelles. Il y a l’événement fondateur, ce qui arrive à Cléo au début, et puis il y a ce que les gens en font. J’avais envie de montrer ce personnage dans le regard des autres, ceux qui l’aiment et ne vont jamais être capables de se saisir de son histoire. C’est elle qui va devoir s’en saisir. Deux ans après, je me dis que c’est peut-être parce que je me suis mise très à l’écart de mon histoire et que j’ai pensé à tous les gens qui m’ont croisée durant ces années-là, et à l’énigme totale que j’ai dû être. Il y a eu des gens aveugles, des gens maladroits, et c’était ça qui m’intéressait aussi, de voir ce qu’on fait quand on croise ce récit.
Le témoignage de la comédienne Adèle Haenel a été diffusé sur Mediapart en novembre 2019 3, quelques mois avant la publication de vos deux livres. L’actrice y évoque notamment le fait que de nombreuses personnes de son entourage avaient constaté le comportement du réalisateur et n’ont rien dit. Ce silence fait écho à vos récits. Comment avez-vous reçu son témoignage ?
Vanessa Springora « Tout le monde était au courant » est une phrase insupportable. Pour moi, elle pose LA grande question : à quoi consent-on quand on sait ? C’est terrifiant. #MeToo, c’est aussi dénoncer ce silence et cette complicité de la société, des gens autour. C’est ça que j’ai moi aussi essayé de décortiquer dans mon livre. Le Consentement n’était pas uniquement mon consentement, mais aussi celui de la société à cette histoire : la publication des livres de Matzneff [dont plusieurs font l’apologie d’actes pédocriminels], par exemple, est une énigme totale. Le témoignage d’Adèle Haenel m’a bouleversée. J’étais en larmes en le regardant. Elle avait un langage très structuré, très politique, que je n’avais pas, que j’ai tout de suite admiré et qui m’a donné d’autres clés de lecture de ma propre histoire. Par contre, les réactions de certains hommes m’ont choquée. Ils exprimaient le sentiment d’être saturés par les témoignages de victimes d’abus sexuels. J’ai fait ma première interview avec un journaliste après avoir vu ce témoignage. La première chose qu’il m’a dite, c’est : « Avec un scandale sexuel toutes les trois semaines, vous allez commencer à lasser les gens. » Je lui ai répondu que ça allait encore durer un certain temps. La preuve, on y est toujours…
Lola Lafon Pendant les premières interviews autour de Chavirer, on me disait beaucoup que ça ressemblait à l’affaire Epstein (4). En m’intéressant à l’affaire, je suis tombée sur le témoignage d’une des victimes. Elle est adulte, et on la voit très affectée quand elle parle dans les médias américains. La journaliste lui demande : « C’est dur pour vous parce que vous vous souvenez de ce qu’il vous a fait ? » Et elle répond : « Non, c’est dur pour moi parce que je me souviens de ce que j’ai fait aux autres filles », c’est-à-dire le fait de les avoir entraînées. C’est quelque chose qui m’a vraiment bouleversée, parce que je me suis dit que c’était terrible qu’un prédateur fasse peser sur sa victime le fait qu’elle puisse être pour quelque chose dans ce qui continue de se passer. Ça fait partie du système.
D’ailleurs Cléo, dans votre roman, est utilisée par la fondation Galatée comme appât pour attirer d’autres jeunes filles dans ses filets.
Lola Lafon Je voulais que le personnage de Cléo soit une « mauvaise victime », qu’elle soit totalement victime et totalement coupable, pour voir comment elle allait être reçue. #MeToo m’a plus que ravie, m’a émerveillée, et je continue d’être hyper émue. Mais au début, je me suis dit que tous ces récits ne me semblaient jamais être les miens. Ils étaient meilleurs, c’étaient des victimes incontestables. Plus ça avançait, plus je me disais que c’est plus compliqué si t’as jamais dit non, si on t’a fait plein de cadeaux, s’il n’y a même pas eu de violence, au sens propre, et que t’as rien à raconter comme les autres…
« #MeToo m’a émerveillée, et je continue d’être hyper émue. Mais au début, je me suis dit que tous ces récits ne me semblaient jamais être les miens. Ils étaient meilleurs, c’étaient des victimes incontestables. »
Lola Lafon
En parlant avec des amies, je me suis rendu compte que c’était dévastateur pour toutes, ce truc de ne pas avoir pu dire non. Avoir accepté des choses, des actes sexuels, n’avoir aucune mémoire de soi-même en train de se rebeller, je pense que c’est très difficile à porter. L’impact croisé avec ton livre a été très fort. On n’a pas calculé que ça se répondrait, ce n’est pas la même histoire et pourtant, ce sont les mêmes rouages.
Vanessa Springora Ce dont tu parles, ce sentiment de complicité qu’on peut avoir quand on est prise dans un réseau, même si ce n’est pas la même histoire, je le partage complètement. Je l’ai eu quand j’ai découvert que Gabriel Matzneff allait dans les pays du tiers monde et qu’il pratiquait le tourisme sexuel avec des enfants. J’ai pensé que l’amour que j’avais ressenti à son égard lui donnait une caution. Le fait aussi de devenir un personnage de ses livres faisait de moi une caution morale, et donc une complice de ses crimes.
Parler de violences sexuelles dans l’espace public suscite les témoignages d’autres femmes qui disent « moi aussi ». Comment réagissez-vous à ces récits qui vous sont adressés ?
Vanessa Springora #MeToo a pu être réduit à quelque chose de très narcissique, mais « me too » ça signifie « moi aussi, à l’intérieur d’une chaîne ». J’ai reçu beaucoup, beaucoup de courriers. J’ai trouvé ça juste, puisque j’avais pris cette place publique, que ce soit à moi aussi d’accueillir cette parole qui ne pouvait pas être publique. Ça fait partie de cette chaîne de solidarité. Mais parfois, c’est dur à porter, parce que le constat est effroyable : des centaines de milliers de personnes vivent avec ce secret.
Lola Lafon Pareil, je reçois beaucoup de messages. Souvent, je me dis que je n’ai pas le savoir pour répondre et, même, que ce n’est peut-être pas ma fonction. Je me dis que les réponses, ce sont les romans. Parce que je ne peux pas faire autrement. Ça m’a sidérée, moi aussi, le nombre de récits au début de #MeToo. C’était enthousiasmant, mais aussi terrifiant. Quand il y a eu les collages féministes dans les rues, j’ai eu un sentiment de bonheur, de très grand espoir pour les enfants, en me disant qu’on vivait un truc que je ne pensais jamais vivre, que ce soit ainsi écrit dans l’espace public. Ça m’a aussi terriblement peinée pour les femmes de ma génération. Je me suis dit qu’on en a vraiment bavé.
Un procès pour apologie de la pédocriminalité devait se tenir contre Gabriel Matzneff, mais il n’a pas eu lieu en raison d’un vice de forme. Selon vous, que doit-on faire de ses œuvres ?
Vanessa Springora Je me suis prononcée contre la censure, je suis très attachée à cette position en tant qu’éditrice. J’aurais aimé que ce procès ait lieu pour qu’on interroge l’existence de ces œuvres pendant toutes ces décennies. Je comprends très bien la décision de l’éditeur de ses journaux intimes, Gallimard, de retirer les textes de la vente (5). Mon livre faisait remonter les ventes de Gabriel Matzneff, ce qui posait problème. C’était bien arrangeant aussi de ne plus avoir à disposition les textes, c’est-à-dire la charge de la preuve. Je ne tiens pas à ce que Gabriel Matzneff reste dans la postérité. Mais il fait partie de l’histoire littéraire et c’est important de rappeler que, justement, ses livres ont été publiés pendant presque quarante ans et que, pendant quarante ans, on a toléré l’apologie de la pédocriminalité. C’est sociologiquement et historiquement intéressant, donc il ne faut pas faire comme si ça n’avait pas existé. Peut-être qu’un jour les éditions Gallimard feront une édition critique avec une recontextualisation de l’œuvre. Par contre, je ne suis pas pour donner la parole à un pédocriminel au nom de la liberté d’expression, tout simplement parce qu’il faut s’aligner avec la loi. De la même manière qu’un éditeur est responsable devant la loi de la publication d’un texte relevant de l’incitation à la haine raciale, il est aussi responsable de l’apologie de crimes.
« Pendant des années, j’ai porté, comme toutes les victimes de pédocriminalité, le fait d’avoir été “choisie”. Enfin, j’ai cru que j’avais été choisie, que j’avais quelque chose de spécial. »
Lola Lafon
Lola Lafon Ce qui est très problématique, c’est que, pendant des années, la subversion était liée à la destruction des mineur·es. Ce tour de passe-passe me questionne. La subversion pourrait être beaucoup d’autres choses, comme des écrits féministes hyper radicaux… Pour le moment, on reste dans une image où la subversion est définie par l’anéantissement sexuel. Enfin, je crois que c’est un peu passé quand même. Mais je me souviens, il y avait encore des textes qui paraissaient il y a dix ans, dans lesquels on sentait que l’auteur, pour se donner une sorte de crédibilité rebelle littéraire, donnait dans la pédocriminalité, le viol ou la culture du viol. À propos du regard littéraire, ça a été une réflexion importante chez moi pour Chavirer : comment faire pour que la scène du viol de Cléo par les faux jurés de la fondation ne soit pas quelque chose de pornographique ? La seule chose que j’ai trouvée, c’était d’être avec elle dans son ressenti corporel, dans la confusion de ce qu’elle vivait, celle de vouloir plaire et de sentir que ça ne va pas du tout. Je ne comprends pas la hype autour de Pulp Fiction de Tarantino, par exemple, où la scène du viol (6) est monstrueuse. Ce qui est monstrueux, ce n’est pas de montrer, c’est comment on montre. Les hurlements de la victime, l’homme violé, et le fait que la salle rit, parce qu’il y a un pseudo second degré à ce moment-là. Pour moi, c’est insupportable que le réalisateur nous mette en position de complicité. Donc il n’y a pas que la littérature, il y a aussi le cinéma. Je n’en peux plus de voir des séries et des films qui mettent en scène un corps de femme nu, égorgé, mort, avec cette fascination pour la figure du monstre. Cette sorte de surenchère de corps de femme violentés, morts, je n’y arrive plus. J’ai envie de voir d’autres choses.
« J’ai eu un sentiment de complicité quand j’ai découvert que Gabriel Matzneff allait dans les pays du tiers monde et qu’il pratiquait le tourisme sexuel avec des enfants. Le fait de devenir un personnage de ses livres faisait de moi une caution morale, et donc une complice de ses crimes. »
Vanessa Springora
Le rôle de la justice dans la lutte contre les violences sexuelles traverse les débats féministes. Comment percevez-vous l’institution judiciaire, en tant que réceptacle des violences ?
Vanessa Springora Quand la justice s’est saisie de mon livre pour ouvrir une enquête pour viol sur mineure, je me suis demandé : « Ils étaient où il y a trente ans ? » Surtout que je les avais croisés, les policiers, dans un escalier, en descendant de chez Matzneff… À la sortie du livre, je ne voulais pas aller témoigner, mais je n’ai pas eu le choix, donc j’y suis allée. Ça a été extrêmement pénible. J’étais en larmes. Ça a duré sept heures en tout. Je me suis rendu compte qu’effectivement ce n’était pas du tout le même exercice qu’écrire, et qu’en fait ça m’avait fait du bien, même si j’étais très en colère contre eux. La brigadière était une toute jeune femme. Je lui ai dit que j’aurais aimé que la justice fasse quelque chose à l’époque. Maintenant, c’est trop tard. J’ai pris un autre chemin pour me faire justice moi-même, d’une certaine manière. Je pense que c’est quand même très important, la formation à l’écoute des gens qui recueillent les témoignages de violences sexuelles. Aujourd’hui, ils ne peuvent plus se permettre comme avant d’être complètement indifférents, voire goguenards ou méprisants. Je m’étais aussi posé la question à une époque où j’étais harcelée par courrier par Matzneff, y compris sur mon lieu de travail. Après la dixième lettre que j’ai trouvée sur mon bureau, j’ai songé à traverser la rue pour aller au commissariat porter plainte pour harcèlement moral. Seulement je me suis dit que les flics allaient me demander pourquoi je n’avais pas porté plainte à l’époque. Donc je ne l’ai jamais fait, je n’ai pas eu confiance. Mais je pense qu’aujourd’hui on est en train d’ouvrir une brèche pour pouvoir à nouveau, nous les femmes, faire davantage confiance à la justice pour prendre en charge ce type d’expérience.
Lola Lafon Oui, j’espère aussi. Mon expérience avec la justice, pour le viol que j’ai subi de la part de mon ex-compagnon a été catastrophique. Je pense que je suis un bon résumé de tous les pires trucs que l’on peut imaginer. C’est-à-dire que j’ai porté plainte un peu « tard ». Je me suis retrouvée dans le bureau d’un flic avec des images de femmes nues, pornographiques, devant moi. Ça a duré très longtemps. La plainte a été classée. Après, j’ai été à la place de l’accusée, puisque poursuivie pour diffamation7. Mais j’ai gagné et je me suis retrouvée face à un procureur extraordinaire qui m’a fait justice. J’ai compris à ce moment-là que, même si politiquement je ne croyais plus à la justice, la symbolique de l’institution existe, qu’on le veuille ou non. Je me rappellerai toujours des phrases du procureur, qui a tout à fait reconnu ce qui s’était passé. C’était un soulagement. Je me rappelle qu’à la sortie de mon premier roman mon avocat m’a écrit : « Votre roman fait ce que je n’ai pas réussi à faire », puisqu’il n’avait pas réussi à faire condamner l’agresseur. Quand Chavirer est sorti, j’étais obsédée par Cathy et très mal à l’aise à l’idée qu’elle le lise et se reconnaisse. C’est-à-dire que moi, je n’ai rien, aucune information sur elle. Je ne sais même pas si elle m’avait donné son vrai nom. Et je ne sais pas où elle est. Je ne peux pas la chercher sur Internet. J’ai tout essayé. J’ai passé des années à jouer à la petite détective et à ne pas trouver d’informations, parce que tout ce que ce couple m’avait dit était faux…
Vanessa Springora Donc ce que tu racontes à la fin de ton livre, ça n’a pas eu lieu ? Il n’y a pas eu d’appel à témoins ? [dans Chavirer, un appel à témoins est lancé par la police pour retrouver les victimes de la fondation Galatée ].
Lola Lafon Non, ça, c’est ma vision fantasmée de l’histoire. Je n’ai pas pu retrouver cette femme. Donc pendant des années, j’ai été obsédée par l’idée qu’elle continue. Et par l’impossibilité de pouvoir faire quelque chose. J’ai cherché dans tous les sens, à essayer de me souvenir de détails, de l’adresse. Je ne suis pas pour la prison. Je ne suis pas pour le tout-carcéral, mais si on exclut un agresseur de notre cercle sans faire appel à la justice, ça veut dire qu’on laisse la merde aux autres. En revanche, si la justice n’a pas de moyens, elle ne peut pas faire grand-chose. Quand on coupe les crédits aux associations féministes, c’est que ce n’est pas vraiment la grande cause du quinquennat… Je suis certaine qu’il y a des gens qui sont tout à fait au taquet là-dessus, mais il faut leur donner des moyens. Sinon on va s’arrêter en cours de route. On peut imaginer un safe place 8, mais on ne fait que repousser le problème et faire que d’autres victimes soient victimes. Comme Vanessa, je pense qu’aujourd’hui la justice est forcée à avancer grâce à ce qui se passe, grâce aux militantes féministes et aux femmes en général. •
Entretien réalisé le 22 avril 2022 par Pauline Verduzier et Marie Barbier, corédactrice en chef de La Déferlante, dans les locaux des éditions Des femmes-Antoinette Fouque.
1. Un an après le dépôt de sa plainte pour viol, Lola Lafon a été poursuivie en justice pour diffamation par celui qu’elle accusait. Cette « inversion de la réalité », comme elle la qualifie, l’a poussée à écrire son premier roman Une fièvre impossible à négocier.
2. Publié en 1955, ce roman de Vladimir Nabokov met en scène, de son seul point de vue, les confidences d’un prédateur, Humbert Humbert qui raconte son désir obsessionnel pour une fillette de 12 ans, Lolita dont il abuse sexuellement. Le succès et la postérité du livre ont cependant dévoyé le sens profond de l’œuvre. Pour comprendre le contresens qui a fait de son héroïne le symbole érotique d’une adolescente aguicheuse, voir le documentaire Lolita, méprise sur un fantasme, d’Olivia Mokiejewski (Arte, 2021).
3. Adèle Haenel a accusé le réalisateur Christophe Ruggia de harcèlement sexuel lorsqu’elle avait entre 12 et 15 ans. Une enquête judiciaire est en cours.
4. L’affaire Epstein est une affaire criminelle de réseau international de prostitution et de trafic de mineur·es impliquant le milliardaire états-unien Jeffrey Epstein. En 2019, incarcéré dans l’attente de son procès, ce dernier est retrouvé pendu dans sa cellule. En juin 2022, son ancienne compagne Ghislaine Maxwell a été condamnée, dans cette affaire, à 20 ans de prison pour trafic sexuel de mineur·es. Elle a fait appel de sa condamnation.
5. En janvier 2020, suite à la publication du Consentement, les éditions Gallimard ont annoncé qu’elles retiraient de la vente les journaux intimes de Gabriel Matzneff qu’elles publiaient, en plusieurs volumes, depuis plus de trente ans.
6. Pulp Fiction de Quentin Tarentino sorti en 1994 suit des malfrats à Los Angeles. Marsellus Wallace (Ving Rhames) y est fait prisonnier et violé sur un cheval d’arçons avant d’être libéré par Butch (Bruce Willis).
Un carnet et un film « culte »
La rencontre entre Lola Lafon et Vanessa Springora s’est tenue dans la galerie des éditions Des femmes, fondées en 1972 par la féministe et figure historique du MLF Antoinette Fouque. Les cadeaux qu’elles avaient choisi de s’offrir ont résonné avec les sujets évoqués. Vanessa Springora a apporté à Lola Lafon le DVD du film La Petite Fille au bout du chemin, réalisé par Nicolas Gessner en 1976. L’histoire d’une enfant de 13 ans vivant seule qui devient la cible d’un pédocriminel. « L’un des premiers rôles de Jodie Foster, a rappelé Vanessa Springora. Toi et moi, Lola, on a un imaginaire commun autour des petites filles qui cherchent à s’émanciper… » « C’est un de mes films culte ! Je suis complètement obsédée par ce film » l’a remerciée la romancière en indiquant qu’il avait inspiré le nom de l’un des personnages de son troisième roman, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce. Vanessa Springora s’est vu offrir un carnet : « Tu n’as pas besoin de moi pour continuer à écrire, mais c’est symbolique. »
L’œuvre de Lola Lafon
Lola Lafon écrit depuis l’enfance, qu’elle a vécue en partie dans la Roumanie communiste de Ceaușescu. Ses romans sont traversés par des thèmes récurrents comme la violence de genre, les amitiés féminines, le modelage du corps des femmes, que ce soit par le patriarcat, la danse ou la gymnastique. Dans son roman La petite communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud, 2014), elle retrace la vie de la gymnaste roumaine Nadia Comăneci et l’obsession malsaine planétaire pour les prouesses de cette sportive devenue star mondiale à l’adolescence. Avant cela, elle a publié trois romans, dont Une fièvre impossible à négocier (Actes Sud, 2003), le premier, est inspiré de sa propre histoire. Landra, une jeune femme victime de viol, se révolte en rejoignant un groupuscule d’action radicale en lutte contre le système ultra libéral. Dans Chavirer son sixième roman (Actes Sud, 2020), elle raconte l’histoire de Cléo, 13 ans, abordée à la sortie d’un cours de modern jazz par Cathy, soi-disant recruteuse pour la fondation Galatée qui promet des bourses à de jeunes artistes. La jeune fille est violée par l’un des faux jurés et va ensuite elle-même être exploitée comme recruteuse d’autres adolescentes. Dans les années 1990, devenue adulte, elle danse sur les plateaux de Drucker. Le livre raconte son parcours, de l’enfance jusqu’à l’ouverture d’une enquête des années plus tard, à travers son regard et celui de celles et ceux qui l’ont connue. Pour son dernier livre, Quand tu écouteras cette chanson, paru en août 2022 dans la collection « Ma nuit au musée » des éditions Stock, la romancière a passé une nuit dans la Maison Anne Frank à Amsterdam.
Les suites du Consentement
Paru en janvier 2020 aux éditions Grasset, Le Consentement de Vanessa Springora décrit l’emprise qu’a eue sur elle l’écrivain Gabriel Matzneff. Elle avait à peine 14 ans quand elle a rencontré cet auteur à succès âgé de 50 ans et a vécu avec lui à l’hôtel dans l’approbation générale. Depuis son adolescence brisée, jusqu’à la fin de cette relation, en passant par le harcèlement qu’il a continué de lui faire subir en la mettant en scène dans ses livres et en cherchant à la contacter par tous les moyens, l’écrivaine décrit la complicité d’une société tout entière vis-à-vis de la pédocriminalité assumée de cet homme longtemps invité sur les plateaux de télévision, et la manière dont il a pu la tenir sous son joug sans jamais en être inquiété. La parution du Consentement de Vanessa Springora a trouvé dans le débat public un écho retentissant, tranchant avec la complaisance dont avait joui Gabriel Matzneff pendant presque toute sa carrière. Dès le lendemain de la parution du livre, le parquet de Paris ouvrait une enquête pour viols sur mineure de 15 ans. En avril 2021, dans le sillage de ce livre et des débats autour de la pédocriminalité, le Parlement a adopté une loi établissant un seuil de non-consentement à 15 ans, ce qui signifie que tout acte sexuel entre un·e adulte et un·e mineur·e de moins de 15 ans est présumé être contraint (ce seuil est porté à 18 ans en cas d’inceste). Depuis, une autre femme, la journaliste Francesca Gee, a elle aussi dit avoir été victime de violences sexuelles de la part de l’écrivain quand elle était adolescente.