La lutte antifasciste est (aussi) une lutte rurale !

Lídia Ferrón Martínez s’est installée en Bretagne il y a dix ans. Venant de Catalogne, elle avait l’habitude de militer en ville. Après un temps d’adaptation, elle a rejoint les luttes paysannes locales qui com­battent l’extrême droite au quotidien, tout en défendant la culture bio et la sou­ve­rai­ne­té alimentaire.
Publié le 29 juillet 2024
La lutte antifasciste est (aussi) une lutte rurale !

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister, parue en août 2024. Consultez le sommaire.

La première fois que j’ai entendu parler de fascisme, c’était à l’école de mon village en Catalogne : un ami qui dessinait une croix celtique sur la table m’a dit que c’était un symbole « facha » (lit­té­ra­le­ment, « facho »), relatif au fran­quisme. Il avait appris ça de son frère, un skinhead de droite.

Moi, j’écoutais du rock catalan et j’évoluais dans un cercle social plutôt pacifiste, donc ces idées me parais­saient déjà aber­rantes à l’époque. Au collège, j’ai découvert les luttes étu­diantes de gauche. Ma conscience politique s’est forgée petit à petit avec les amies de l’époque : indé­pen­dan­tisme, anti­ra­cisme, féminisme, syn­di­ca­lisme, inter­na­tio­na­lisme… Au début des années 2000, on mani­fes­tait, on écrivait des articles, on faisait des fêtes, on débattait et on se battait.

Pendant ces années, l’extrême droite, ça se résumait pour moi à des jeunes boneheads (des skinheads ultras) ou à des vieux mous­ta­chus nos­tal­giques de la dictature… Ça ne repré­sen­tait pas une grande masse de la popu­la­tion, mais j’étais consciente de la place qu’ils occu­paient dans les mairies, dans les forces de l’ordre, etc., et je savais aussi qu’il ne fallait pas les laisser faire. De toute façon, en ville, la lutte était facile à définir, car les ennemis étaient faciles à iden­ti­fier. Les agres­sions envers les personnes migrantes se passaient dans la rue, les tags fascistes se faisaient dans les rues, les insultes et les vexations à l’égard des col­lec­tifs « mino­ri­taires » se passaient dans la rue… Pour combattre cela, il n’y avait que l’action concrète : on taguait par-dessus les tags fascistes, on expulsait les personnes d’extrême droite des évé­ne­ments qu’on orga­ni­sait. Et même si ces actions étaient néces­saires, je me demandais parfois si on changeait vraiment la société à une plus grande échelle.

L’ennemi existe aussi bien en Bretagne qu’en Catalogne

Quelques années après, à l’âge de 24 ans, je suis venue en Bretagne à la recherche de nouvelles expé­riences. J’y ai rencontré mon conjoint actuel, qui était installé sur la ferme familiale en Ille-et-Vilaine, où j’ai fini par m’installer aussi. Il m’a fallu un temps d’adaptation. Je venais de la ville, avec des valeurs et des façons de les défendre qui n’avaient pas l’air d’avoir cours dans mon nouveau village. Pas de mouvement de gauche indé­pen­dan­tiste breton, pas de groupe féministe, pas de syn­di­ca­lisme fervent, pas de mou­ve­ments col­lec­tifs anti­ra­cistes… J’avais perdu tous mes repères ! Où était la lutte dans cette campagne ? N’y avait-il aucun moyen de se battre loca­le­ment ? Parce que si je n’avais pas encore identifié mes allié·es, j’étais sûre que l’ennemi, lui, existait aussi bien en Bretagne qu’en Catalogne.

Petit à petit, j’ai commencé à ren­con­trer puis côtoyer des paysannes et des paysans qui menaient ces luttes, avec des outils et des méthodes que mon prisme de citadine m’empêchait de voir. Par exemple, l’accueil de personnes migrantes dans les fermes est une forme d’action qui ne ressemble pas à ce que je connais­sais en ville. En tra­vaillant, en par­ta­geant le quotidien des fermières et fermiers, les personnes migrantes, qu’elles soient ou non clan­des­tines, trouvent de vrais havres de paix et subissent moins l’attente de papiers ou la peur de se faire choper. Ces ren­contres inter­cul­tu­relles faci­litent aussi la mixité dans les villages. D’ailleurs, dans les luttes paysannes, nous défendons également les tra­vailleurs et tra­vailleuses agricoles et de l’agroalimentaire immigré·es dont on n’entend pas la voix.

Des migrant·es dans les fermes

J’ai découvert aussi les fest-noz à la ferme, avec des liens sociaux inter­gé­né­ra­tion­nels qui font vivre la culture d’un peuple sans sombrer dans le chau­vi­nisme, offrant un espace de parole et de partage qui n’existe pas ailleurs : on peut discuter librement de la langue gallo*, de la pay­san­ne­rie comme nous l’entendons, critiquer les pes­ti­cides, les entre­prises comme Monsanto qui les pro­duisent et les gros agri­cul­teurs qui les utilisent, empoi­son­nant la terre, causant des maladies et des morts.

J’ai vu fleurir un groupe de femmes paysannes incroyables, avec des parcours dif­fé­rents et multiples. Même s’il n’était pas féministe à la base, c’est devenu mon espace de lutte anti­pa­triar­cale préféré, car il s’appuie sur du vécu pour changer acti­ve­ment nos avenirs.

J’ai partagé la lutte syndicale de la Confédé­ration paysanne pour défendre une agri­culture qui donne la priorité à la vie plutôt qu’à la mort, à l’humain plutôt qu’au marché, en lien avec la Via Campesina, un mouvement inter­na­tio­nal qui rassemble des millions de personnes pour défendre l’agriculture paysanne au nom de la sou­ve­rai­ne­té alimentaire.

Nous, paysannes et paysans, faisons le choix de produire loca­le­ment, pour des raisons éco­lo­giques, mais aussi pour éviter l’envoi de nos surplus ali­men­taires à des pays du Sud global en cassant les prix et en appau­vris­sant ainsi leur paysannerie.

Nous nous orga­ni­sons pour ne plus cau­tion­ner les dérives du marché de l’agroalimentaire. Nous voulons faire vivre nos villages et combattre les États cen­tra­listes et autoritaires.

Nous voulons peser fortement pour que les res­sources – l’eau, la terre… – restent ou deviennent col­lec­tives : en nous engageant dans les mairies, en par­ta­geant nos points de vue, en par­ti­ci­pant à des asso­cia­tions locales, en prêtant nos fermes pour y organiser des évé­ne­ments, en orga­ni­sant des marchés et des fêtes.

Nous imaginons des formes de gestion et d’organisation aussi diverses que notre nature humaine en cultivant une trans­ver­sa­li­té qui ne prône plus l’homme blanc cis productif comme principal moteur de l’agriculture, ni la famille tra­di­tion­nelle comme seule option de ferme « familiale ».

C’est de cette façon qu’on mène une lutte anti­fas­ciste en milieu rural. •

Lídia Ferrón Martínez. Après un début de carrière dans le social à Barcelone, elle rejoint la Bretagne en 2014 pour devenir agri­cul­trice aux côtés de son conjoint. Elle est membre du groupe de paysannes en non-mixité choisie Les Elles. Elle signe, dans nos pages, une chronique sur la lutte anti­fas­ciste en milieu rural. C’est la deuxième d’une série de quatre écrites par le collectif de paysannes en non-mixité Les Elles de l’Adage 35 (asso­cia­tion d’éleveurs et éleveuses en système herbager autonome et économe en Ille-et-Vilaine).

Cet article a été édité par Élise Thiébaut.

* La langue gallo ou galo, dite aussi langue gallèse, est l’une des langues parlées dans la moitié orientale de la Bretagne.

Lídia Ferrón Martínez

Après un début de carrière dans le social à Barcelone, elle rejoint la Bretagne en 2014 pour devenir agricultrice aux côtés de son conjoint. Elle est membre du groupe de paysannes en non-mixité choisie, “les Elles” et signe, dans ce numéro une chronique sur la lutte antifasciste en milieu rural. Voir tous ses articles

Résister en féministes : la lutte continue

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister, parue en août 2024. Consultez le sommaire.