La première fois que j’ai entendu parler de fascisme, c’était à l’école de mon village en Catalogne : un ami qui dessinait une croix celtique sur la table m’a dit que c’était un symbole « facha » (littéralement, « facho »), relatif au franquisme. Il avait appris ça de son frère, un skinhead de droite.
Moi, j’écoutais du rock catalan et j’évoluais dans un cercle social plutôt pacifiste, donc ces idées me paraissaient déjà aberrantes à l’époque. Au collège, j’ai découvert les luttes étudiantes de gauche. Ma conscience politique s’est forgée petit à petit avec les amies de l’époque : indépendantisme, antiracisme, féminisme, syndicalisme, internationalisme… Au début des années 2000, on manifestait, on écrivait des articles, on faisait des fêtes, on débattait et on se battait.
Pendant ces années, l’extrême droite, ça se résumait pour moi à des jeunes boneheads (des skinheads ultras) ou à des vieux moustachus nostalgiques de la dictature… Ça ne représentait pas une grande masse de la population, mais j’étais consciente de la place qu’ils occupaient dans les mairies, dans les forces de l’ordre, etc., et je savais aussi qu’il ne fallait pas les laisser faire. De toute façon, en ville, la lutte était facile à définir, car les ennemis étaient faciles à identifier. Les agressions envers les personnes migrantes se passaient dans la rue, les tags fascistes se faisaient dans les rues, les insultes et les vexations à l’égard des collectifs « minoritaires » se passaient dans la rue… Pour combattre cela, il n’y avait que l’action concrète : on taguait par-dessus les tags fascistes, on expulsait les personnes d’extrême droite des événements qu’on organisait. Et même si ces actions étaient nécessaires, je me demandais parfois si on changeait vraiment la société à une plus grande échelle.
L’ennemi existe aussi bien en Bretagne qu’en Catalogne
Quelques années après, à l’âge de 24 ans, je suis venue en Bretagne à la recherche de nouvelles expériences. J’y ai rencontré mon conjoint actuel, qui était installé sur la ferme familiale en Ille-et-Vilaine, où j’ai fini par m’installer aussi. Il m’a fallu un temps d’adaptation. Je venais de la ville, avec des valeurs et des façons de les défendre qui n’avaient pas l’air d’avoir cours dans mon nouveau village. Pas de mouvement de gauche indépendantiste breton, pas de groupe féministe, pas de syndicalisme fervent, pas de mouvements collectifs antiracistes… J’avais perdu tous mes repères ! Où était la lutte dans cette campagne ? N’y avait-il aucun moyen de se battre localement ? Parce que si je n’avais pas encore identifié mes allié·es, j’étais sûre que l’ennemi, lui, existait aussi bien en Bretagne qu’en Catalogne.
Petit à petit, j’ai commencé à rencontrer puis côtoyer des paysannes et des paysans qui menaient ces luttes, avec des outils et des méthodes que mon prisme de citadine m’empêchait de voir. Par exemple, l’accueil de personnes migrantes dans les fermes est une forme d’action qui ne ressemble pas à ce que je connaissais en ville. En travaillant, en partageant le quotidien des fermières et fermiers, les personnes migrantes, qu’elles soient ou non clandestines, trouvent de vrais havres de paix et subissent moins l’attente de papiers ou la peur de se faire choper. Ces rencontres interculturelles facilitent aussi la mixité dans les villages. D’ailleurs, dans les luttes paysannes, nous défendons également les travailleurs et travailleuses agricoles et de l’agroalimentaire immigré·es dont on n’entend pas la voix.
Des migrant·es dans les fermes
J’ai découvert aussi les fest-noz à la ferme, avec des liens sociaux intergénérationnels qui font vivre la culture d’un peuple sans sombrer dans le chauvinisme, offrant un espace de parole et de partage qui n’existe pas ailleurs : on peut discuter librement de la langue gallo*, de la paysannerie comme nous l’entendons, critiquer les pesticides, les entreprises comme Monsanto qui les produisent et les gros agriculteurs qui les utilisent, empoisonnant la terre, causant des maladies et des morts.
J’ai vu fleurir un groupe de femmes paysannes incroyables, avec des parcours différents et multiples. Même s’il n’était pas féministe à la base, c’est devenu mon espace de lutte antipatriarcale préféré, car il s’appuie sur du vécu pour changer activement nos avenirs.
J’ai partagé la lutte syndicale de la Confédération paysanne pour défendre une agriculture qui donne la priorité à la vie plutôt qu’à la mort, à l’humain plutôt qu’au marché, en lien avec la Via Campesina, un mouvement international qui rassemble des millions de personnes pour défendre l’agriculture paysanne au nom de la souveraineté alimentaire.
Nous, paysannes et paysans, faisons le choix de produire localement, pour des raisons écologiques, mais aussi pour éviter l’envoi de nos surplus alimentaires à des pays du Sud global en cassant les prix et en appauvrissant ainsi leur paysannerie.
Nous nous organisons pour ne plus cautionner les dérives du marché de l’agroalimentaire. Nous voulons faire vivre nos villages et combattre les États centralistes et autoritaires.
Nous voulons peser fortement pour que les ressources – l’eau, la terre… – restent ou deviennent collectives : en nous engageant dans les mairies, en partageant nos points de vue, en participant à des associations locales, en prêtant nos fermes pour y organiser des événements, en organisant des marchés et des fêtes.
Nous imaginons des formes de gestion et d’organisation aussi diverses que notre nature humaine en cultivant une transversalité qui ne prône plus l’homme blanc cis productif comme principal moteur de l’agriculture, ni la famille traditionnelle comme seule option de ferme « familiale ».
C’est de cette façon qu’on mène une lutte antifasciste en milieu rural. •
Lídia Ferrón Martínez. Après un début de carrière dans le social à Barcelone, elle rejoint la Bretagne en 2014 pour devenir agricultrice aux côtés de son conjoint. Elle est membre du groupe de paysannes en non-mixité choisie Les Elles. Elle signe, dans nos pages, une chronique sur la lutte antifasciste en milieu rural. C’est la deuxième d’une série de quatre écrites par le collectif de paysannes en non-mixité Les Elles de l’Adage 35 (association d’éleveurs et éleveuses en système herbager autonome et économe en Ille-et-Vilaine).
Cet article a été édité par Élise Thiébaut.
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* La langue gallo ou galo, dite aussi langue gallèse, est l’une des langues parlées dans la moitié orientale de la Bretagne.