Il y a deux choses auxquelles je n’étais pas préparé lorsque j’ai compris qui j’étais.
La première, c’est à quel point être trans revient à apprendre le deuil. Tous les jours, autour de moi, j’observe les unes qui portent l’habit noir et les autres dont les épaules ploient, alourdies de mille croix.
Être trans, c’est vouloir disparaître afin de ne pas avoir à souffrir son propre corps une seconde de plus. Se trouver continuellement cassé·e, ridicule, grotesque, et, dans les jours sombres, espérer secrètement être invisible aux yeux du monde autant qu’aux nôtres. C’est la dysphorie, une faucheuse à l’allure bien particulière, une goule qui dévore tout sur son passage et qui laisse la peau si sèche que l’on devient friable au moindre vent.
Être trans, c’est encore trop souvent dire adieu à des mères, des pères, des frères et soeurs, des grands-parents et des ami·es, des oncles et des tantes. Rien ne fait grandir plus vite que de savoir dans sa chair ce que provoque l’abandon total et absolu de tous et toutes. Celles et ceux qui hurlent « pas de ça sous mon toit » ou les autres qui finissent par disparaître discrètement, l’air de rien, les mois passant.
Être trans, c’est pour beaucoup faire le deuil de la grande vie, de la lumière et de la sécurité, des vacances en bord de mer et des grandes maisons au crépi bleuté. C’est renoncer à tant de gloires fantasmées, puisque souvent, être trans, c’est la pauvreté, le proprio et le patron qui vous virent parce qu’eux non plus ne veulent « pas de ça sous leur toit ». C’est se contenter des miettes de quelqu’un qui veut en plus qu’on lui dise merci.
On compte tous les jour les morts de nos frères et sœurs
Être trans, c’est faire l’apprentissage de l’humiliation, chez le médecin, à la mairie, dans la rue. C’est mettre son armure d’acier et serrer les dents quand, dans le meilleur des cas, les gens rigolent en vous regardant dans le métro et quand, dans le pire des cas, ils s’approchent avec l’envie manifeste et impérieuse de vous casser la gueule.
Etre trans, c’est se préparer à mourir littéralement, simplement parce que l’on compte tous les jours les morts de nos frères et soeurs. Leurs prénoms en écho drapent les parois de nos cervelles de jour comme de nuit : Sasha, Ivanna, Jessyca, Vaness, Fouad/Avril/Luna, Tal, et tant d’autres. En évoquant cet étrange ballet des hommages rendus semaine après semaine et des marches funèbres aux sentiers répétitifs, une amie avait parlé du « sentiment pervers de la routine ». Cette sidérante proximité avec la mort, qui donne à ces éloges mortuaires trop souvent prononcés un goût de cendre de plus en plus amer.
La vie pourrait s’arrêter là, entre le mauvais vaudeville et la tragédie grecque. Mais il y a une seconde chose à laquelle je n’étais pas préparé.
Il s’agit de toutes les fleurs qui poussent entre les fentes de trottoirs bitumés. Il y a le deuil et la mort, oui, mais derrière eux, une tornade gronde et menace de tout dévaster sur son passage. À cause du deuil, ou peut-être grâce à lui.
Transformer de banales injections en rituels de tendresse
Parce que, oui, être trans, ce sont quelquefois les pleurs doux dans le miroir et la joie de voir son corps changer, la grande tendresse qui réside dans le fait de s’approprier une enveloppe qui nous ressemble enfin. C’est transformer de banales injonctions en rituels de tendresse et de care, pratiqués avec celles et ceux qu’on aime, avec qui on partage cent malheurs et mille éclats de rire.
Parce que, ensuite, être trans, c’est recréer de nouvelles familles partout où l’on peut, avec une frénésie qui nous est propre, c’est remplacer des sœurs de sang par des sœurs de cœur et substituer de nouvelles maisons aux anciennes. C’est donner à l’engagement affectif un sens bien plus profond que quiconque ne vivant pas la condition trans pourrait le comprendre. Car en sachant ce que l’on a perdu, on sait d’autant mieux ce qu’on gagne à aimer.
Parce que, encore, être trans, c’est riposter face à la honte, planter son regard noir dans celui des inconnu·es qui, mu·es par la curiosité, nous observent comme au théâtre, jusqu’à les faire rougir et fixer le sol. C’est anéantir le fiel des insultes par un humour caustique qui a l’acidité des «têtes brûlées» qu’on mangeait, enfants. C’est jouer les têtes brûlées, en se montrant plus malin·es et rapides que beaucoup. C’est mentir aux médecins pour leur dire ce qu’ils veulent entendre, c’est servir la soupe aux juges et aux administrations, c’est mériter un oscar pour chaque échange avec n’importe quelle institution qui pense se moquer de nous quand c’est nous qui nous rions d’elle.
Parce que, enfin, être trans, c’est dompter le deuil en transformant chaque mort en revendication politique, chaque suicide, en rassemblement communautaire, chaque assassinat en riposte médiatique. C’est se prévaloir d’une combativité à toute épreuve et de ressources inépuisables malgré le sentiment pervers de la routine.
Lorsque j’étais petit, j’inventais des langages secrets que le monde extérieur ne comprenait pas, pour mieux m’en protéger, sans doute. De la même manière, il réside dans le fait d’être trans une grâce et une finesse incompréhensibles aux yeux des profanes. À cause de la marginalisation forcée et des violences dont nous sommes victimes autant que par les trésors de lutte qu’elles nous contraignent à déployer, nous parlons une langue inédite, pleine de rage et de colère, pleine de beauté et de résilience, et surtout pleine de tout ce que le monde nous donnera demain, de gré ou de force. •
Tal Madesta est journaliste indépendant et militant transféministe. Il est l’auteur d’un essai, Désirer à tout prix (Binge Audio Éditions, 2022). Il est également l’auteur de La Fin des monstres aux éditions La Déferlante. Cette chronique est la dernière d’une série de quatre.