Les meilleures blagues sont féministes

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Depuis quelques années, une géné­ra­tion d’humoristes emporte l’adhésion de son public en décons­trui­sant les sté­réo­types de genre. De quoi rin­gar­di­ser pour de bon les saillies sexistes d’un Jean-Marie Bigard ? Rien n’est moins sûr : dans l’univers hyper concur­ren­tiel du stand-up, la pratique de l’humour féministe n’est pas toujours chose aisée.

Blanche Gardin s’avance, seule en scène. Dans la salle du théâtre parisien L’Européen, un public composé essen­tiel­le­ment de « bobos » venu·es assister, un soir d’automne 2018, son spectacle Bonne nuit Blanche. Je suis assise entre deux couples tren­te­naires hété­ro­sexuels et blancs et une grande actrice (qui, contrai­re­ment à la chanson, ne semble pas avoir touché le fond de la piscine). L’humoriste est alors en pleine ascension : chargée quelques mois plus tôt de présenter la cérémonie des Césars, alors que la tempête #MeToo com­men­çait tout juste à gronder, elle avait multiplié les traits d’humour sur ces actrices qui « couchent pour avoir des rôles ». À l’époque, un peu cham­bou­lée, je m’étais rangée à l’avis de la majorité : ce devait être du dixième degré.
Mais au théâtre ce soir-là, plus les minutes avancent, plus je me ratatine sur la banquette. Entre deux franches rigolades, Blanche Gardin verse dans le « je suis féministe mais », sort des gags sur le har­cè­le­ment sexuel, les tenues des victimes, sur le fait que contrai­re­ment à « pédé », « gouine » ne serait pas une insulte… Alors que ces blagues font hurler de rire la salle, je me sens trahie à un endroit très intime, mon humour. Une sortie sur les actrices de plus de 50 ans, pré­sen­tées comme des tables en teck sur les­quelles « aucun homme ne pourrait se branler », finit de me rendre malade, moi et la grande actrice cal­feu­trée derrière ses lunettes de soleil, qui partira sans mot dire. Le public se dissout dans la ville, extatique. On salue un humour déran­geant et féministe à la fois, parce qu’il ose tout. Qu’est-ce que le rire féministe ? Un outil militant ou la mani­fes­ta­tion d’une liberté chèrement acquise par les femmes ?
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Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°6, de juin 2022. La Déferlante est une revue trimestrielle indépendante consacrée aux féminismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abonnement, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

La Déferlante #6 couverture