Complotisme et transphobie : l’alliance des haines

Depuis plusieurs années, les sphères trans­phobes s’inspirent de plus en plus ouver­te­ment des théories conspi­ra­tion­nistes, montre cette enquête inédite. Les fausses infor­ma­tions véhi­cu­lées ont des consé­quences désas­treuses pour les personnes trans. 
Publié le 2 février 2024
Complotisme et transphobie : l'alliance des haines
Lucile Gautier pour La Déferlante

En 2018, Clara*, aide-soignante, fait son coming out trans. Ses parents cherchent d’abord à com­prendre ce qui leur échappe. « Ils voulaient des coupables, des res­pon­sables de ce que je vivais », se souvient la trentenaire.

Ils tentent d’en savoir plus sur le sujet par la télé­vi­sion, glanent des infor­ma­tions sur les réseaux sociaux et s’inscrivent à des groupes de parole dans lesquels ils côtoient d’autres parents d’enfants trans, tous convain­cus de devoir « les sauver ». Pour Clara, « c’était vraiment de la dés­in­for­ma­tion plus que de l’information, et surtout beaucoup de panique ». Après avoir insisté pour connaître le nom de la psy­chiatre de leur fille, ses parents veulent à tout prix la ren­con­trer. Et trouvent leur coupable. « Ils ont estimé que ma thé­ra­peute faisait partie d’une secte, qu’elle était dan­ge­reuse, que j’étais prise dans un engrenage qui me poussait à faire une tran­si­tion pour ses intérêts finan­ciers. » D’une voix calme, Clara se remémore les disputes fami­liales. Puis soupire : « Mon père a même comparé ma tran­si­tion à l’endoctrinement dans la Jeunesse hit­lé­rienne. » Dans l’esprit de ses parents germe l’idée d’une vaste machi­na­tion, un plan orchestré dans l’ombre, avec un unique objectif : « tran­si­fier le monde ».

Clara redoute le jour où sa tran­si­den­ti­té sera connue dans le service hos­pi­ta­lier où elle travaille. Et pour cause. Depuis plusieurs mois, elle assiste, sidérée, à certaines dis­cus­sions entre ses collègues. Les personnes trans sont qua­li­fiées de « dégé­né­rées » vouées à « perturber l’équilibre de la société » et à « anéantir la civi­li­sa­tion ». Aux commandes, un « lobby », entité aussi floue que menaçante. « Ces propos, avant, je les voyais uni­que­ment sur Twitter. Aujourd’hui, toute cette haine s’est libérée dans la vraie vie… », conclut Clara, atterrée.

Depuis plusieurs années, les influenceur·euses com­plo­tistes s’attaquent avec virulence aux personnes trans. En adoptant une rhé­to­rique simple, basée sur la peur, mais ter­ri­ble­ment efficace, leurs idées ont infusé dans la société. Allant même jusqu’à influen­cer les acti­vistes antitrans, à commencer par Dora Moutot et Marguerite Stern (lire encadré ci-dessous). Cette alliance des haines, renforcée par des polé­miques média­tiques, contribue à propager de fausses infor­ma­tions et a des effets concrets sur la vie des personnes concer­nées. « La trans­pho­bie, c’est une de nos plus grosses urgences. Depuis deux ans, nous consta­tons que la plus forte hausse des violences LGBTphobes vise les personnes trans­genres », relève Maxime Haes, porte-parole de Stop homophobie.

Deux militantes antitrans

Ancienne rédac­trice en chef adjointe de Konbini, Dora Moutot est également autrice. Figure bien connue des réseaux sociaux, elle se reven­dique du féminisme. En 2018, elle lance le compte Instagram @tasjoui, sur lequel elle partage des infor­ma­tions sur la sexualité exclu­si­ve­ment cis-féminine et qui va faire grandir sa notoriété. C’est aussi le point de départ de son activisme antitrans : face aux critiques qu’elle reçoit, elle s’insurge de ne plus pouvoir dire le mot « femme », et s’imagine être obligée de parler de « personnes à vulve » et de « pénis de femme », ce qu’elle refuse.

Marguerite Stern, elle, est une ancienne Femen, du nom du groupe féministe d’origine ukrai­nienne, créé en 2008. Après avoir quitté ce collectif, elle lance le mouvement des collages contre les fémi­ni­cides à Paris, en 2019, alors qu’elle vit dans un squat d’artistes. Dès que les collages ont inclus les personnes trans­genres – et alors qu’elle s’était déjà éloignée du mouvement –, elle exprime son oppo­si­tion au « tran­sac­ti­visme » par une série de posts sur Twitter (publié le 22 janvier 2020).

Après avoir choisi d’unir leurs forces, les deux mili­tantes lancent, au début de 2023, leur mouvement : Femelliste. Comme indiqué sur leur site, une femel­liste est « une femme qui reconnaît qu’elle est une femelle humaine », et le mouvement « se posi­tionne comme force d’opposition face à l’idéologie trans­genre ». Leur manifeste a été signé par 1 700 personnes, connues ou anonymes, parmi les­quelles on retrouve notamment la pédo­psy­chiatre et psy­cha­na­lyste Caroline Eliacheff, copré­si­dente de l’observatoire La Petite Sirène.

Certains médias ont une part de res­pon­sa­bi­li­té dans ce défer­le­ment de haine. Comme l’a révélé l’Association des jour­na­listes les­biennes, gays, bi·e·s, trans et inter­sexes (AJL), dans une étude (1) publiée en février 2023, quatre médias en par­ti­cu­lier – Le Figaro, Le Point, Marianne et L’Express – mul­ti­plient les articles pour « alerter l’opinion publique sur la supposée dan­ge­ro­si­té » de la tran­si­den­ti­té. Ces journaux conser­va­teurs ont publié dans leurs colonnes de nom­breuses tribunes et inter­views visant « les dérives » d’une prétendue « idéologie trans­genre ». Des psy­cha­na­lystes comme Caroline Eliacheff et Céline Masson, co-présidentes de l’observatoire La Petite Sirène (2), y dénoncent fré­quem­ment le futur « scandale sanitaire » que repré­sen­te­rait la tran­si­tion des mineur·es. « Aujourd’hui, il y a un backlash envers les personnes trans, notamment dans les médias mains­tream. On le constate par l’emploi de termes qui viennent de l’alt-right (3) amé­ri­caine comme “tran­si­den­ti­fiés”, “tran­sac­ti­vistes” ou “lobby trans” », analyse Karine Espineira, socio­logue des médias à l’université Nice-Sophia-Antipolis, spé­cia­liste des construc­tions média­tiques des transidentités.

Le complotisme et les complotistes

Les chercheur·euses s’accordent géné­ra­le­ment pour décrire le com­plo­tisme comme la tendance à attribuer abu­si­ve­ment l’origine d’un événement ou d’un phénomène à l’action concertée, occulte et mal­veillante d’un petit groupe d’individus ou d’une entité aux contours opaques. Exemple : « Les francs-maçons sont les seuls res­pon­sables du déclen­che­ment de la Révolution française. » Ces fameuses « théories du complot » per­mettent de donner une expli­ca­tion simple, mono­cau­sale et faus­se­ment ration­nelle à chaque élément défrayant l’actualité : attentats, catas­trophes natu­relles, pandémies, guerres ou encore phé­no­mènes de société et autres buzz médiatiques.

Surtout, le com­plo­tisme se cris­tal­lise autour de figures de détes­ta­tion et désigne des cibles : les comploteur·euses. Au fil de l’histoire, cette « minorité agissante » a pris bien des visages. Les Juifs et les Juives mais aussi la franc-maçonnerie, les com­mu­nistes, les homosexuel·les ont régu­liè­re­ment été accusé·es (et le sont toujours) d’œuvrer en secret dans l’objectif d’asservir le monde.

Reste à définir qui sont les com­plo­tistes. Vaste question pouvant être abordée sous l’angle de la socio­lo­gie, de la psy­cho­lo­gie ou de l’orientation politique et à laquelle il est impos­sible de répondre en quelques lignes. Distinguons seulement les influenceur·euses com­plo­tistes – qui créent, diffusent et ali­mentent sciemment des théories conspi­ra­tion­nistes, notamment sur les réseaux sociaux – des « simples croyant·es ». Enfin, certaines per­son­na­li­tés politico-médiatiques flirtent avec le com­plo­tisme en adoptant ses codes, voire sa rhé­to­rique. C’est notamment le cas de Dora Moutot et Marguerite Stern, men­tion­nées dans notre article.

 

Les médias conservateurs, un terreau fertile

Dans les médias d’extrême droite, les attaques sont encore plus violentes. En 2021, l’hebdomadaire Valeurs actuelles fait sa une sur « le délire trans­genre ». Deux ans plus tard, L’Incorrect, média sur la ligne politique de Marion Maréchal, titre : « Trans, les enfants cobayes ». Dans Causeur, le journal fondé par la polémiste Élisabeth Lévy, on préfère s’intéresser à « l’idéologie trans » qui « s’infiltre dans nos écoles », tout en évoquant des « dérives sectaires » et un « lobby trans ». En filigrane émerge l’idée selon laquelle la société serait victime d’une « pro­pa­gande trans­gen­riste ». Déjà, en 2021, sur le plateau de Quotidien (Groupe TF1) l’historienne et psy­cha­na­lyste Élisabeth Roudinesco déclarait : « Je trouve qu’il y a un peu une épidémie aujourd’hui de trans­genres, il y en a beaucoup trop. » Il faut rappeler ici que la tran­si­den­ti­té n’est pas une maladie qui serait conta­gieuse : la France a d’ailleurs été le premier pays au monde à la retirer de sa liste des affec­tions psy­chia­triques, en 2010 – Roselyne Bachelot était alors ministre de la Santé du gou­ver­ne­ment Fillon, sous la pré­si­dence de Nicolas Sarkozy. Quant aux chiffres, d’après les sites officiels du gou­ver­ne­ment, en janvier 2022 on estimait entre 20 000 et 60 000 le nombre de personnes trans en France. Soit entre 0,03 % et 0,09 % de la popu­la­tion française.

Même modèle, nouvelle panique morale

Ces discours ne sont pas nouveaux : ils rap­pellent ceux tenus par les opposant·es au mariage pour tous et toutes en 2012 (4). « Un moment de bascule sans précédent », analyse Rozenn Le Carboulec, autrice de Les Humilié·es (Équateurs, 2023). Prétendue défense des enfants et du modèle de la famille nucléaire, crainte de l’effondrement de la civi­li­sa­tion, dénon­cia­tion d’une décadence qui mena­ce­rait les valeurs morales… « Les idées restent les mêmes, elles sont juste plaquées sur de nouvelles cibles », poursuit la jour­na­liste. Une panique similaire avait accom­pa­gné la loi sur le pacte civil de soli­da­ri­té (pacs), proposée en 1990 et adoptée neuf ans plus tard. « Aujourd’hui, les droits des homosexuel·les, le mariage pour tous et toutes et même l’homoparentalité sont mieux acceptés qu’avant dans la société. Alors que la tran­si­den­ti­té reste un sujet complexe, auquel les gens et pas mal de médias ne connaissent pas grand-chose. Tout cela donne de la matière pour créer des paniques morales », souligne Rozenn Le Carboulec.
Certaines figures poli­tiques se sont également emparées de la question, à commencer par le fondateur du parti d’extrême droite Reconquête !, Éric Zemmour. En 2021, sur le plateau d’Europe 1, il avait qualifié la tran­si­den­ti­té de « mode cri­mi­nelle » digne des « expé­riences du docteur Mengele », du nom de ce médecin nazi coupable de nom­breuses exactions sur des détenu·es des camps de concen­tra­tion. Un calcul politique payant, selon la socio­logue Karine Espineira : « Aujourd’hui, la “question trans” a les mêmes fonctions que les débats sur l’immigration : c’est un thème qu’il faut aborder si on veut obtenir de l’audience. »

Un élément qui n’a pas échappé aux sphères com­plo­tistes en quête d’un second souffle post-crise sanitaire. Au même titre que la guerre en Ukraine, les campagnes vac­ci­nales ou le dérè­gle­ment cli­ma­tique, la tran­si­den­ti­té est devenue une obsession des désinformateur·ices. En témoigne l’intox délirante qui, à la fin de 2021, agite les réseaux sociaux. Brigitte Macron serait née homme. Cette « affaire Jean-Michel Trogneux » – le nom de son frère, trans­for­mé en deadname (5) de la première dame – fait mouche au sein de certains milieux extré­mistes, qui y voient la preuve ultime de la « dégé­né­res­cence » des « élites ». L’ancienne première dame états-unienne Michelle Obama fait également régu­liè­re­ment l’objet de rumeurs de ce type.

Lucile Gautier pour La Déferlante

Lucile Gautier pour La Déferlante

Flairant la bonne opération, les influenceur·euses com­plo­tistes entendent bien capi­ta­li­ser sur cette thé­ma­tique pro­met­teuse en la greffant à leurs récits habituels. C’est le cas du polémiste franco-suisse Alain Soral. En décembre 2022, le sexa­gé­naire diffuse un épisode de son émission « modes­te­ment » intitulée SAPTR, pour Soral a presque toujours raison. Connu pour son anti­sé­mi­tisme et ses multiples condam­na­tions pour contes­ta­tion de crimes contre l’humanité ou inci­ta­tion à la haine (6), il s’éloigne de ses marottes habi­tuelles en s’attaquant à « la dérive LGBTQ+ ». Dans son viseur, les « travestis et les femmes à barbe ». Comprendre : les personnes trans. « Sans doute le sujet le plus important actuel­le­ment, insiste-t-il. Ils ne devien­dront pas des garçons et des filles au sens réel du terme qui est la pos­si­bi­li­té d’enfanter pour les uns, et de féconder pour les autres. […] On est là dans le projet mon­dia­liste de la déna­ta­li­té (7). » Et de pour­suivre : « Qui derrière a intérêt de tout ça et qui tire les ficelles ? […] Big Pharma [lire l’infographie ci-contre], marché de l’hormone, marché de la transition. »

Alain Soral ne fait ici que greffer la tran­si­den­ti­té à des récits com­plo­tistes pré­exis­tants. Il actualise la thé­ma­tique de la « dépo­pu­la­tion », terme régu­liè­re­ment utilisé par les conspi­ra­tion­nistes en référence à de supposés plans secrets mis en œuvre par une minorité agissante et visant à réduire la démo­gra­phie mondiale.

« L’une des carac­té­ris­tiques des théories du complot repose sur l’idée qu’il y aurait une machi­na­tion ourdie dans l’ombre, explique Arnaud Alessandrin, socio­logue du genre, de la santé et des dis­cri­mi­na­tions à l’université de Bordeaux. Concernant la tran­si­den­ti­té, certains fan­tasment un projet commun entre l’Éducation nationale, les médecins et les cher­cheurs pour remplacer les enfants cisgenres par des enfants trans­genres. » Le psy­cho­logue Morgan Noam renchérit : « D’autres partent du principe qu’on va les remplacer. Ils estiment que les personnes trans veulent imposer une manière de vivre qui viendrait effacer les fron­tières du genre et interdire aux gens de se définir en tant qu’homme, femme ou même hétérosexuel·le. »

Le psychologue Morgan Noam décrypte régulièrement les offensives antitrans dans les médias conservateurs. Ici, dans une vidéo postée sur Instagram en juin 2023 sur le dossier de l’hebdomadaire Marianne « Transgenres, l’offensive identitaire ». Morgan Noam

Le psy­cho­logue Morgan Noam décrypte régu­liè­re­ment les offen­sives antitrans dans les médias conser­va­teurs. Ici, dans une vidéo postée sur Instagram en juin 2023 sur le dossier de l’hebdomadaire Marianne « Transgenres, l’offensive iden­ti­taire ». Morgan Noam

Un « grand rem­pla­ce­ment » (lire l’infographie) revisité à la sauce LGBT+, en quelque sorte. Cette théorie fumeuse, inventée et popu­la­ri­sée par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, est régu­liè­re­ment associée à la tran­si­den­ti­té. Ainsi, en mars 2023, dans une vidéo intitulée Avertissement : le grand rem­pla­ce­ment, le youtubeur relayant des thèses com­plo­tistes Aldo Sterone (145 000 abonné·es) s’alarme d’un prétendu « génocide blanc » se mani­fes­tant par la promotion d’une « idéologie cas­tra­trice » à des­ti­na­tion des « Blancs en âge de repro­duc­tion ». Et conclut : « C’est un plan qui est ourdi contre vous, mes amis. » « Après les races, les sexes », se désole quant à lui Renaud Camus, déplorant au passage la « promotion échevelée du trans ». La boucle est bouclée.


« On m’a déjà comparé à un recruteur dji­ha­diste. Cela prouve que ces discours influencent l’opinion publique et se réper­cutent dans les bistrots, les repas de famille et, évi­dem­ment, sur les réseaux sociaux. »

Morgan Noam, psychologue


Du « lobby gay » au « lobby trans »

De ce gloubi-boulga infor­ma­tion­nel, une expres­sion émerge et fait office d’étendard : le « lobby trans ». Un terme fourre-tout inspiré d’une longue tradition conspi­ra­tion­niste. Après la Seconde Guerre mondiale se développe l’idée qu’il exis­te­rait un « lobby gay », une « mafia homo­sexuelle » agissant sour­noi­se­ment pour servir ses propres intérêts (lire l’infographie). Par consé­quent, « utiliser ce terme revient à stig­ma­ti­ser un groupe », précise Arnaud Alessandrin. « La mécanique est similaire à la rhé­to­rique anti­sé­mite sur le lobby juif, contex­tua­lise quant à lui Maxime Haes, porte-parole de Stop homo­pho­bie. Il s’agit de créer un faux constat qui prou­ve­rait que des personnes mino­ri­taires, en l’occurrence les LGBT+ ou les Juifs, tirent les ficelles du pouvoir au détriment de l’intérêt général. »

« Avec cette idée de lobby, on imagine que les personnes trans pèsent sur la politique du gou­ver­ne­ment et la société dans son ensemble pour mettre en péril les ins­ti­tu­tions et les valeurs morales chré­tiennes, influen­cer les enfants ou même voler l’identité des femmes, analyse Morgan Noam. Nous, les trans, serions en train de nous emparer du monde pour imposer notre idéologie. » Dans les faits, la réalité est bien dif­fé­rente. « L’idée selon laquelle de plus en plus de gens seraient poussés à faire leur tran­si­tion est absurde, renchérit Tal Madesta, jour­na­liste indé­pen­dant et auteur de La Fin des monstres. Récit d’une tra­jec­toire trans (La Déferlante Éditions). Aujourd’hui, en France, tran­si­tion­ner c’est risquer de se couper de sa famille, ne pas trouver d’emploi ou de logement, être surexposé aux violences de toutes sortes, s’engager dans des parcours médicaux et chi­rur­gi­caux qui prennent des années et coûtent des dizaines de milliers d’euros… »


« Les femmes trans sont pré­sen­tées comme des “pré­da­teurs”. Marguerite Stern et Dora Moutot ont construit tout leur discours sur ce postulat. »

Karine Espineira, sociologue


Ces discours ne restent pas cantonnés aux sphères purement com­plo­tistes. L’idée d’un complot trans infuse chez les militant·es anti-trans, à commencer par les plus vin­di­ca­tives : Dora Moutot et Marguerite Stern (lire l’encadréci-dessus). En 2020, cette dernière s’en prenait déjà au « tran­sac­ti­visme », qu’elle qua­li­fiait de « nouvelle tentative masculine pour empêcher les femmes de s’exprimer ». Marguerite Stern en est persuadée : les femmes trans veulent « infiltrer » les luttes fémi­nistes, les prisons et les com­pé­ti­tions sportives, et elle ne cesse de s’en insurger, sur X ou dans la presse au travers de tribunes. « En plus d’être soup­çon­nées de vouloir remplacer les femmes [cis], les femmes trans sont pré­sen­tées comme des “pré­da­teurs”, précise la socio­logue Karine Espineira. Marguerite Stern et Dora Moutot ont construit tout leur discours sur ce postulat. » Moins pris à parti par les deux influen­ceuses, les hommes trans incar­ne­raient quant à eux « la figure du traître », analyse Lexie, autrice (Une histoire de genres, Marabout, 2021) et créatrice du compte Instagram @aggressively_trans : « C’est la femme qui a décidé de rejoindre le camp des pri­vi­lé­giés, ou la figure du faible qui s’est fait conta­mi­ner par les discours de la femme trans. » Une idée que l’on retrouve en janvier 2023 dans le manifeste qui lance le mouvement Femelliste, une pro­fes­sion de foi en quatorze points de Dora Moutot et Marguerite Stern. Selon ce texte, « l’idéologie trans­genre » serait une thérapie de conver­sion qui pous­se­rait les « les­biennes à penser qu’elles se sen­ti­raient mieux en tant qu’homme hétéro » et les « hommes gays très “féminins” qu’ils seraient plus heureux en tant que femme ».

Au même titre que les com­plo­tistes, Dora Moutot et Marguerite Stern font de la tran­si­den­ti­té une menace civilisationnelle.

En guerre contre une « idéologie »

« Méfiez-vous, l’idéologie trans est plus qu’une mode, c’est un projet politique mondial », écrit, par exemple, Marguerite Stern sur X le 9 septembre 2023. De son côté, dans ses stories Instagram, Dora Moutot dénonce un « lobby trans », une « coalition » d’associations : celles qui ont dénoncé les propos qu’elle a tenus dans l’émission « Quelle époque ! » sur France 2 en octobre 2022. Elle avait, à l’occasion d’une interview par Léa Salamé, qualifié la mairesse trans Marie Cau d’« homme transféminin ».

Elle relie ce prétendu lobby à une autre antienne com­plo­tiste : l’industrie phar­ma­ceu­tique : « Le lobby trans et l’industrie pharma ont tout intérêt à ce que des gosses tran­si­tionnent tôt dans la vie… Pourquoi ? Parce que tu prends des bloqueurs de puberté, ensuite tu prends des hormones et tu es client à vie. » Une « source de revenus » assurée sur les « quatre-vingts pro­chaines années », « un business plan royal ! » s’exclame-t-elle dans une story en juillet 2023, réac­tua­li­sant un argu­men­taire cher aux com­plo­tistes (lire l’infographie). Non seulement Stern et Moutot imaginent que « certains polluants et per­tur­ba­teurs endo­cri­niens seraient […] en lien avec le nombre croissant de dys­pho­ries de genre », mais elles appellent aussi les jour­na­listes à enquêter sur « les liens entre l’industrie phar­ma­ceu­tique, les fonds d’investissement et les asso­cia­tions qui pro­meuvent cette idéologie ». Parmi les personnes prises pour cibles, un nom revient à plusieurs reprises chez Dora Moutot : George Soros, fondateur de l’Open Society Foundations. Ce mil­liar­daire et phi­lan­thrope juif est régu­liè­re­ment accusé de financer tout type de lobbys : les conspi­ra­tion­nistes en ont fait un de leurs boucs émis­saires favoris. Une des sources de Dora Moutot ? La jour­na­liste Jennifer Bilek, dont elle a partagé un article sur X en août 2022. Problème : l’Américaine est connue pour ses prises de position anti­sé­mites et com­plo­tistes (8).

Pour faire connaître leurs théories, les femel­listes ont profité de la notoriété de médias comme Marianne, Le Figaro, L’Express, Le Point, Sud radio, mais aussi Valeurs actuelles, L’Incorrect, Causeur, ou encore la chaîne YouTube Livre noir, qui les invitent régu­liè­re­ment. Les quatre derniers, moins connus du grand public, se situent à l’extrême droite. Une expo­si­tion média­tique qui n’empêche pas Dora Moutot, ex-rédactrice en chef adjointe de Konbini, de pester contre « la notion gran­dis­sante de délit d’opinion » dans les médias mains­tream. Un autre point commun avec les sphères com­plo­tistes, toujours promptes à dénoncer la censure dont elles seraient les victimes.

Main dans la main avec l’extrême droite

Discours simi­laires, rhé­to­rique identique : Dora Moutot et Marguerite Stern ont d’autres points communs avec les conspi­ra­tion­nistes. « Elles sont main dans la main avec l’extrême droite et les mou­ve­ments anti-droits. Ça donne l’impression qu’elles sont prêtes à sacrifier leurs pré­ten­dues valeurs fémi­nistes pour se faire entendre », décrypte Pauline Ferrari, jour­na­liste indé­pen­dante spé­cia­li­sée dans les questions de genre et les nouvelles tech­no­lo­gies, qui a participé à l’étude de l’AJL sur les tran­si­den­ti­tés. Elles n’hésitent d’ailleurs pas à citer des figures conser­va­trices sur leurs réseaux : Joe Rogan, pod­cas­teur états-unien qui invite dans son émission les conspi­ra­tion­nistes les plus connus du pays ; Ben Shapiro, cofon­da­teur du média conser­va­teur The Daily Wire ; Jordan Peterson, psy­cho­logue et polémiste américain proche de l’alt-right et qui n’a jamais caché son posi­tion­ne­ment antitrans ; Matt Walsh, activiste conser­va­teur américain trans­phobe partisan de la res­tric­tion du droit à l’avortement… Un pêle-mêle de com­plo­tistes notoires et de mas­cu­li­nistes (9). Certains de ces derniers sont d’ailleurs dans les petits papiers des femel­listes, à commencer par Thierry Casasnovas, promoteur du cru­di­vo­risme et maintes fois épinglé par la Mission inter­mi­nis­té­rielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) (10), auprès de qui Dora Moutot est allée chercher conseil pour soulager une maladie chronique de l’intestin grêle.

Marguerite Stern, de son côté, n’hésite pas à chanter sur X les louanges de Julien Rochedy, ancien directeur du Front national de la jeunesse, qui a créé l’école Major en 2018, en pleine ère #MeToo, pour les hommes qui veulent « l’être et le rester » et ne pas devenir « une femme comme les autres ». En octobre 2023, la militante dénonçait sur X la condam­na­tion de Paul Carton, ex-leadeur, à Rennes, du mouvement royaliste d’extrême droite Action française, à quatre mois d’emprisonnement. Il avait reconnu avoir manifesté sans auto­ri­sa­tion contre une lecture de drag queen à des enfants, en scandant notamment : « Moins de trans, plus de France ». « Le projet trans est un projet politique. Il avance très bien. Les punitions tombent. Il faut se réveiller, messieurs dames », concluait Marguerite Stern.

Les deux acti­vistes dénoncent régu­liè­re­ment la censure et la répres­sion dont elles seraient victimes, pourtant elles béné­fi­cient d’appuis poli­tiques. À la suite de la polémique autour de l’affiche du Planning familial (11), elles sont toutes deux reçues par Aurore Bergé, alors députée et pré­si­dente du groupe Renaissance à l’Assemblée nationale, devenue en janvier 2024 ministre de l’Égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi par la députée Caroline Yadan (Renaissance). Une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion des discours trans­phobes « par­ti­cu­liè­re­ment alarmante », estime Rozenn Le Carboulec.

Affiche de sensibilisation du Planning familial représentant un homme enceint, réalisée en 2022 par Laurier The Fox.LAURIER THE FOX / PLANNING FAMILIAL

Affiche de sen­si­bi­li­sa­tion du Planning familial repré­sen­tant un homme enceint, réalisée en 2022 par Laurier The Fox. LAURIER THE FOX / PLANNING FAMILIAL

Sur Internet, une violence de plus en plus brutale

Ces propos ne sont pas sans consé­quences. Pour Arnaud Alessandrin, les théories du complot gravitant autour de la thé­ma­tique de la tran­si­den­ti­té sont « des éléments argu­men­ta­tifs qui viennent, a pos­te­rio­ri, légitimer les actions et les repré­sen­ta­tions trans­phobes, les durcir, les sédi­men­ter, les cris­tal­li­ser », notamment au sein de l’entourage proche des concerné·es.

Sur son compte Instagram @aggressively_trans, l’autrice Lexie démystifie les parcours des personnes trans.LEXIE / AGGRESSIVELY_TRANS

Sur son compte Instagram @aggressively_trans, l’autrice Lexie démys­ti­fie les parcours des personnes trans. LEXIE / AGGRESSIVELY_TRANS

Les discours haineux propulsés par les cercles de dés­in­for­ma­tion et les militant·es antitrans contri­buent à légitimer la trans­pho­bie. « On m’a déjà comparé à un recruteur dji­ha­diste, raconte Morgan Noam. Cela prouve que ces discours influencent l’opinion publique et se réper­cutent dans les bistrots, les repas de famille et, évi­dem­ment, sur les réseaux sociaux. » Sans surprise, Internet est devenu, au fil des années, le lieu où s’exprime cette violence de la manière la plus brutale. Maxime Haes en a fait les frais. À la suite d’une polémique qui a défrayé l’actualité en septembre 2023, le porte-parole de Stop homo­pho­bie est invité sur le plateau de BFMTV pour discuter de la prise en charge des personnes trans par les instances médicales, en par­ti­cu­lier les gyné­co­logues. Dans les jours qui suivent, il reçoit sur les réseaux sociaux pas moins de 25 000 messages mêlant trans­pho­bie, insultes et menaces. Pourtant habitué au cybe­rhar­cè­le­ment, il reste par­ti­cu­liè­re­ment marqué par cet épisode. « Je me suis rendu compte de ce que vivaient les personnes trans au quotidien. J’ai perdu quatre kilos. Un gamin qui vit ça, il se flingue. Un ado qui vit ça, il se flingue. Un adulte qui n’a jamais vécu de har­cè­le­ment et qui vit ça, il se flingue. »


« Quand on se retrouve, allongée au sol, à se prendre des coups de pied dans la mâchoire, on se dit que, oui, ces discours en ligne ne peuvent qu’avoir des consé­quences dans la vie réelle. »

Lexie


« Sur mon compte @aggressively_trans, on m’a déjà envoyé des pavés pour me décrire les muti­la­tions qu’on voulait me faire subir, raconte Lexie. Tous ces discours ont pourri ma santé mentale. Lire tous les jours que je serais “un pédophile”, et savoir que certains pensent immé­dia­te­ment cela en me voyant, a un impact très concret sur mon estime de moi. » Aujourd’hui, elle craint de sortir de chez elle. « J’ai quand même été agressée dans la rue par des personnes qui m’ont reconnue. Et quand on se retrouve, allongée au sol, à se prendre des coups de pied dans la mâchoire, on se dit que, oui, ces discours en ligne ne peuvent qu’avoir des consé­quences dans la vie réelle. » Une crainte partagée par l’ensemble des personnes inter­ro­gées pour cette enquête, toutes convain­cues que les avancées sociales et juri­diques en faveur de l’autodétermination des personnes trans – dif­fi­ci­le­ment acquises – sont de plus en plus menacées en France, et déjà réduites ou sup­pri­mées ailleurs. Ainsi aux États-Unis, où plusieurs États ont déjà restreint leurs droits  ; en Russie, où à l’été 2023 les député·es ont adopté une loi inter­di­sant les tran­si­tions. Quant à Javier Milei, président d’extrême droite élu en novembre 2023 en Argentine – premier pays au monde à avoir adopté, en 2012, la loi d’identité de genre et donc le chan­ge­ment d’état civil –, il promet de combattre le « lobby LGBT » et d’interdire le quota per­met­tant aux personnes trans d’accéder à des emplois publics. •

Making of

Cette enquête est née d’un constat, en août 2022, établi à la suite de la polémique sur l’affiche du Planning familial. À l’époque, des connexions s’opèrent entre certaines sphères extré­mistes – notamment com­plo­tistes – et des militant·es antitrans. Après dix mois de veille, nous avons terminé son écriture en décembre 2023.

Contactée par mail, Dora Moutot n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. Le 15 novembre 2023, elle expli­quait sur X en avoir « marre de par­ti­ci­per au bruit ambiant » et avoir « besoin de silence ». Marguerite Stern a quant à elle éludé nos questions, puis a publié sur son compte Instagram les captures d’écran de nos échanges. S’adressant aux « jour­na­listes de gauche qui fliquent [leurs] moindres faits et gestes avec Dora », elle explique que, pour obtenir une réponse, « il ne faut pas [l]’accuser à l’avance d’être com­plo­tiste, d’extrême droite blabla. Sinon ça ne [lui] donne pas envie de répondre. »

Perrine Bontemps et Victor Mottin

 


(1) L’étude « Transidentités : de l’invisibilisation à l’obsession média­tique », analyse les parutions en ligne de 21 médias entre août et novembre 2022.

(2) Cette asso­cia­tion est jugée trans­phobe par de nom­breuses orga­ni­sa­tions LGBT+, qui dénoncent son lobbying pour empêcher, sous couvert de « pro­tec­tion de l’enfance », des tran­si­tions de mineur·es.

(3) L’alternative right (« droite alter­na­tive ») est une mouvance de l’extrême droite états-unienne qui défend le supré­ma­cisme blanc.

(4) Lire notre article dans La Déferlante, no 12, novembre 2023.

(5) Le deadname est le prénom donné à la naissance mais abandonné par la personne pour choisir un nouveau prénom qui cor­res­pond mieux à son identité de genre.

(6) Dernière en date à l’heure où nous écrivons cet article : en octobre 2023, le tribunal cantonal vaudois a condamné en appel Alain Soral à soixante jours de prison ferme pour avoir traité de « grosse lesbienne » une jour­na­liste suisse.

(7) Depuis 2016, les personnes trans n’ont plus à justifier du « caractère irré­ver­sible » de leur tran­si­tion pour obtenir leur chan­ge­ment d’état civil. Autrement dit, une personne trans n’est pas obli­ga­toi­re­ment stérile. Il est à noter ici que de nombreux obstacles juri­diques empêchent les personnes trans de faire famille : elles n’ont, encore aujourd’hui, pas le droit de béné­fi­cier de la PMA, et ren­contrent d’importants problèmes d’établissement de leur filiation à l’état civil. Lire à ce sujet l’enquête de Rozenn Le Carboulec et Tal Madesta dans Mediapart : PMA pour les personnes trans : le grand flou, 5 novembre 2023.

(8) Lire à ce sujet l’article en ligne de l’ONG Anti-Defamation League (ADL), « Antisemitism & Anti-LGBTQ+ Hate Converge in Extremist and Conspiratorial Beliefs », 24 janvier 2023.

(9) L’idéologie mas­cu­li­niste, qui combat le féminisme, est à l’origine de plusieurs attentats, dont celui de l’École poly­tech­nique de Montréal en 1989 qui causa la mort de quatorze femmes – lire La Déferlante no 4.

(10) Samuel Laurent, « Thierry Casasnovas, le déclin de l’empire du gourou du cru­di­vo­risme », Le Monde, 7 avril 2023.

(11) À l’été 2022, à la suite de la diffusion d’une affiche montrant un homme trans enceint (voir page 38), un déluge de haine trans­phobe s’abat sur le Planning familial, relayée notamment par les élu·es de droite et d’extrême droite.

Avorter : Une lutte sans fin

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Consultez le sommaire.

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