En 2018, Clara*, aide-soignante, fait son coming out trans. Ses parents cherchent d’abord à comprendre ce qui leur échappe. « Ils voulaient des coupables, des responsables de ce que je vivais », se souvient la trentenaire.
Ils tentent d’en savoir plus sur le sujet par la télévision, glanent des informations sur les réseaux sociaux et s’inscrivent à des groupes de parole dans lesquels ils côtoient d’autres parents d’enfants trans, tous convaincus de devoir « les sauver ». Pour Clara, « c’était vraiment de la désinformation plus que de l’information, et surtout beaucoup de panique ». Après avoir insisté pour connaître le nom de la psychiatre de leur fille, ses parents veulent à tout prix la rencontrer. Et trouvent leur coupable. « Ils ont estimé que ma thérapeute faisait partie d’une secte, qu’elle était dangereuse, que j’étais prise dans un engrenage qui me poussait à faire une transition pour ses intérêts financiers. » D’une voix calme, Clara se remémore les disputes familiales. Puis soupire : « Mon père a même comparé ma transition à l’endoctrinement dans la Jeunesse hitlérienne. » Dans l’esprit de ses parents germe l’idée d’une vaste machination, un plan orchestré dans l’ombre, avec un unique objectif : « transifier le monde ».
Clara redoute le jour où sa transidentité sera connue dans le service hospitalier où elle travaille. Et pour cause. Depuis plusieurs mois, elle assiste, sidérée, à certaines discussions entre ses collègues. Les personnes trans sont qualifiées de « dégénérées » vouées à « perturber l’équilibre de la société » et à « anéantir la civilisation ». Aux commandes, un « lobby », entité aussi floue que menaçante. « Ces propos, avant, je les voyais uniquement sur Twitter. Aujourd’hui, toute cette haine s’est libérée dans la vraie vie… », conclut Clara, atterrée.
Depuis plusieurs années, les influenceur·euses complotistes s’attaquent avec virulence aux personnes trans. En adoptant une rhétorique simple, basée sur la peur, mais terriblement efficace, leurs idées ont infusé dans la société. Allant même jusqu’à influencer les activistes antitrans, à commencer par Dora Moutot et Marguerite Stern (lire encadré ci-dessous). Cette alliance des haines, renforcée par des polémiques médiatiques, contribue à propager de fausses informations et a des effets concrets sur la vie des personnes concernées. « La transphobie, c’est une de nos plus grosses urgences. Depuis deux ans, nous constatons que la plus forte hausse des violences LGBTphobes vise les personnes transgenres », relève Maxime Haes, porte-parole de Stop homophobie.
Deux militantes antitrans
Ancienne rédactrice en chef adjointe de Konbini, Dora Moutot est également autrice. Figure bien connue des réseaux sociaux, elle se revendique du féminisme. En 2018, elle lance le compte Instagram @tasjoui, sur lequel elle partage des informations sur la sexualité exclusivement cis-féminine et qui va faire grandir sa notoriété. C’est aussi le point de départ de son activisme antitrans : face aux critiques qu’elle reçoit, elle s’insurge de ne plus pouvoir dire le mot « femme », et s’imagine être obligée de parler de « personnes à vulve » et de « pénis de femme », ce qu’elle refuse.
Marguerite Stern, elle, est une ancienne Femen, du nom du groupe féministe d’origine ukrainienne, créé en 2008. Après avoir quitté ce collectif, elle lance le mouvement des collages contre les féminicides à Paris, en 2019, alors qu’elle vit dans un squat d’artistes. Dès que les collages ont inclus les personnes transgenres – et alors qu’elle s’était déjà éloignée du mouvement –, elle exprime son opposition au « transactivisme » par une série de posts sur Twitter (publié le 22 janvier 2020).
Après avoir choisi d’unir leurs forces, les deux militantes lancent, au début de 2023, leur mouvement : Femelliste. Comme indiqué sur leur site, une femelliste est « une femme qui reconnaît qu’elle est une femelle humaine », et le mouvement « se positionne comme force d’opposition face à l’idéologie transgenre ». Leur manifeste a été signé par 1 700 personnes, connues ou anonymes, parmi lesquelles on retrouve notamment la pédopsychiatre et psychanalyste Caroline Eliacheff, coprésidente de l’observatoire La Petite Sirène.
Certains médias ont une part de responsabilité dans ce déferlement de haine. Comme l’a révélé l’Association des journalistes lesbiennes, gays, bi·e·s, trans et intersexes (AJL), dans une étude (1) publiée en février 2023, quatre médias en particulier – Le Figaro, Le Point, Marianne et L’Express – multiplient les articles pour « alerter l’opinion publique sur la supposée dangerosité » de la transidentité. Ces journaux conservateurs ont publié dans leurs colonnes de nombreuses tribunes et interviews visant « les dérives » d’une prétendue « idéologie transgenre ». Des psychanalystes comme Caroline Eliacheff et Céline Masson, co-présidentes de l’observatoire La Petite Sirène (2), y dénoncent fréquemment le futur « scandale sanitaire » que représenterait la transition des mineur·es. « Aujourd’hui, il y a un backlash envers les personnes trans, notamment dans les médias mainstream. On le constate par l’emploi de termes qui viennent de l’alt-right (3) américaine comme “transidentifiés”, “transactivistes” ou “lobby trans” », analyse Karine Espineira, sociologue des médias à l’université Nice-Sophia-Antipolis, spécialiste des constructions médiatiques des transidentités.
Le complotisme et les complotistes
Les chercheur·euses s’accordent généralement pour décrire le complotisme comme la tendance à attribuer abusivement l’origine d’un événement ou d’un phénomène à l’action concertée, occulte et malveillante d’un petit groupe d’individus ou d’une entité aux contours opaques. Exemple : « Les francs-maçons sont les seuls responsables du déclenchement de la Révolution française. » Ces fameuses « théories du complot » permettent de donner une explication simple, monocausale et faussement rationnelle à chaque élément défrayant l’actualité : attentats, catastrophes naturelles, pandémies, guerres ou encore phénomènes de société et autres buzz médiatiques.
Surtout, le complotisme se cristallise autour de figures de détestation et désigne des cibles : les comploteur·euses. Au fil de l’histoire, cette « minorité agissante » a pris bien des visages. Les Juifs et les Juives mais aussi la franc-maçonnerie, les communistes, les homosexuel·les ont régulièrement été accusé·es (et le sont toujours) d’œuvrer en secret dans l’objectif d’asservir le monde.
Reste à définir qui sont les complotistes. Vaste question pouvant être abordée sous l’angle de la sociologie, de la psychologie ou de l’orientation politique et à laquelle il est impossible de répondre en quelques lignes. Distinguons seulement les influenceur·euses complotistes – qui créent, diffusent et alimentent sciemment des théories conspirationnistes, notamment sur les réseaux sociaux – des « simples croyant·es ». Enfin, certaines personnalités politico-médiatiques flirtent avec le complotisme en adoptant ses codes, voire sa rhétorique. C’est notamment le cas de Dora Moutot et Marguerite Stern, mentionnées dans notre article.
Les médias conservateurs, un terreau fertile
Dans les médias d’extrême droite, les attaques sont encore plus violentes. En 2021, l’hebdomadaire Valeurs actuelles fait sa une sur « le délire transgenre ». Deux ans plus tard, L’Incorrect, média sur la ligne politique de Marion Maréchal, titre : « Trans, les enfants cobayes ». Dans Causeur, le journal fondé par la polémiste Élisabeth Lévy, on préfère s’intéresser à « l’idéologie trans » qui « s’infiltre dans nos écoles », tout en évoquant des « dérives sectaires » et un « lobby trans ». En filigrane émerge l’idée selon laquelle la société serait victime d’une « propagande transgenriste ». Déjà, en 2021, sur le plateau de Quotidien (Groupe TF1) l’historienne et psychanalyste Élisabeth Roudinesco déclarait : « Je trouve qu’il y a un peu une épidémie aujourd’hui de transgenres, il y en a beaucoup trop. » Il faut rappeler ici que la transidentité n’est pas une maladie qui serait contagieuse : la France a d’ailleurs été le premier pays au monde à la retirer de sa liste des affections psychiatriques, en 2010 – Roselyne Bachelot était alors ministre de la Santé du gouvernement Fillon, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Quant aux chiffres, d’après les sites officiels du gouvernement, en janvier 2022 on estimait entre 20 000 et 60 000 le nombre de personnes trans en France. Soit entre 0,03 % et 0,09 % de la population française.
Même modèle, nouvelle panique morale
Ces discours ne sont pas nouveaux : ils rappellent ceux tenus par les opposant·es au mariage pour tous et toutes en 2012 (4). « Un moment de bascule sans précédent », analyse Rozenn Le Carboulec, autrice de Les Humilié·es (Équateurs, 2023). Prétendue défense des enfants et du modèle de la famille nucléaire, crainte de l’effondrement de la civilisation, dénonciation d’une décadence qui menacerait les valeurs morales… « Les idées restent les mêmes, elles sont juste plaquées sur de nouvelles cibles », poursuit la journaliste. Une panique similaire avait accompagné la loi sur le pacte civil de solidarité (pacs), proposée en 1990 et adoptée neuf ans plus tard. « Aujourd’hui, les droits des homosexuel·les, le mariage pour tous et toutes et même l’homoparentalité sont mieux acceptés qu’avant dans la société. Alors que la transidentité reste un sujet complexe, auquel les gens et pas mal de médias ne connaissent pas grand-chose. Tout cela donne de la matière pour créer des paniques morales », souligne Rozenn Le Carboulec.
Certaines figures politiques se sont également emparées de la question, à commencer par le fondateur du parti d’extrême droite Reconquête !, Éric Zemmour. En 2021, sur le plateau d’Europe 1, il avait qualifié la transidentité de « mode criminelle » digne des « expériences du docteur Mengele », du nom de ce médecin nazi coupable de nombreuses exactions sur des détenu·es des camps de concentration. Un calcul politique payant, selon la sociologue Karine Espineira : « Aujourd’hui, la “question trans” a les mêmes fonctions que les débats sur l’immigration : c’est un thème qu’il faut aborder si on veut obtenir de l’audience. »
Un élément qui n’a pas échappé aux sphères complotistes en quête d’un second souffle post-crise sanitaire. Au même titre que la guerre en Ukraine, les campagnes vaccinales ou le dérèglement climatique, la transidentité est devenue une obsession des désinformateur·ices. En témoigne l’intox délirante qui, à la fin de 2021, agite les réseaux sociaux. Brigitte Macron serait née homme. Cette « affaire Jean-Michel Trogneux » – le nom de son frère, transformé en deadname (5) de la première dame – fait mouche au sein de certains milieux extrémistes, qui y voient la preuve ultime de la « dégénérescence » des « élites ». L’ancienne première dame états-unienne Michelle Obama fait également régulièrement l’objet de rumeurs de ce type.
Flairant la bonne opération, les influenceur·euses complotistes entendent bien capitaliser sur cette thématique prometteuse en la greffant à leurs récits habituels. C’est le cas du polémiste franco-suisse Alain Soral. En décembre 2022, le sexagénaire diffuse un épisode de son émission « modestement » intitulée SAPTR, pour Soral a presque toujours raison. Connu pour son antisémitisme et ses multiples condamnations pour contestation de crimes contre l’humanité ou incitation à la haine (6), il s’éloigne de ses marottes habituelles en s’attaquant à « la dérive LGBTQ+ ». Dans son viseur, les « travestis et les femmes à barbe ». Comprendre : les personnes trans. « Sans doute le sujet le plus important actuellement, insiste-t-il. Ils ne deviendront pas des garçons et des filles au sens réel du terme qui est la possibilité d’enfanter pour les uns, et de féconder pour les autres. […] On est là dans le projet mondialiste de la dénatalité (7). » Et de poursuivre : « Qui derrière a intérêt de tout ça et qui tire les ficelles ? […] Big Pharma [lire l’infographie ci-contre], marché de l’hormone, marché de la transition. »
Alain Soral ne fait ici que greffer la transidentité à des récits complotistes préexistants. Il actualise la thématique de la « dépopulation », terme régulièrement utilisé par les conspirationnistes en référence à de supposés plans secrets mis en œuvre par une minorité agissante et visant à réduire la démographie mondiale.
« L’une des caractéristiques des théories du complot repose sur l’idée qu’il y aurait une machination ourdie dans l’ombre, explique Arnaud Alessandrin, sociologue du genre, de la santé et des discriminations à l’université de Bordeaux. Concernant la transidentité, certains fantasment un projet commun entre l’Éducation nationale, les médecins et les chercheurs pour remplacer les enfants cisgenres par des enfants transgenres. » Le psychologue Morgan Noam renchérit : « D’autres partent du principe qu’on va les remplacer. Ils estiment que les personnes trans veulent imposer une manière de vivre qui viendrait effacer les frontières du genre et interdire aux gens de se définir en tant qu’homme, femme ou même hétérosexuel·le. »
Un « grand remplacement » (lire l’infographie) revisité à la sauce LGBT+, en quelque sorte. Cette théorie fumeuse, inventée et popularisée par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, est régulièrement associée à la transidentité. Ainsi, en mars 2023, dans une vidéo intitulée Avertissement : le grand remplacement, le youtubeur relayant des thèses complotistes Aldo Sterone (145 000 abonné·es) s’alarme d’un prétendu « génocide blanc » se manifestant par la promotion d’une « idéologie castratrice » à destination des « Blancs en âge de reproduction ». Et conclut : « C’est un plan qui est ourdi contre vous, mes amis. » « Après les races, les sexes », se désole quant à lui Renaud Camus, déplorant au passage la « promotion échevelée du trans ». La boucle est bouclée.
« On m’a déjà comparé à un recruteur djihadiste. Cela prouve que ces discours influencent l’opinion publique et se répercutent dans les bistrots, les repas de famille et, évidemment, sur les réseaux sociaux. »
Morgan Noam, psychologue
Du « lobby gay » au « lobby trans »
De ce gloubi-boulga informationnel, une expression émerge et fait office d’étendard : le « lobby trans ». Un terme fourre-tout inspiré d’une longue tradition conspirationniste. Après la Seconde Guerre mondiale se développe l’idée qu’il existerait un « lobby gay », une « mafia homosexuelle » agissant sournoisement pour servir ses propres intérêts (lire l’infographie). Par conséquent, « utiliser ce terme revient à stigmatiser un groupe », précise Arnaud Alessandrin. « La mécanique est similaire à la rhétorique antisémite sur le lobby juif, contextualise quant à lui Maxime Haes, porte-parole de Stop homophobie. Il s’agit de créer un faux constat qui prouverait que des personnes minoritaires, en l’occurrence les LGBT+ ou les Juifs, tirent les ficelles du pouvoir au détriment de l’intérêt général. »
« Avec cette idée de lobby, on imagine que les personnes trans pèsent sur la politique du gouvernement et la société dans son ensemble pour mettre en péril les institutions et les valeurs morales chrétiennes, influencer les enfants ou même voler l’identité des femmes, analyse Morgan Noam. Nous, les trans, serions en train de nous emparer du monde pour imposer notre idéologie. » Dans les faits, la réalité est bien différente. « L’idée selon laquelle de plus en plus de gens seraient poussés à faire leur transition est absurde, renchérit Tal Madesta, journaliste indépendant et auteur de La Fin des monstres. Récit d’une trajectoire trans (La Déferlante Éditions). Aujourd’hui, en France, transitionner c’est risquer de se couper de sa famille, ne pas trouver d’emploi ou de logement, être surexposé aux violences de toutes sortes, s’engager dans des parcours médicaux et chirurgicaux qui prennent des années et coûtent des dizaines de milliers d’euros… »
« Les femmes trans sont présentées comme des “prédateurs”. Marguerite Stern et Dora Moutot ont construit tout leur discours sur ce postulat. »
Karine Espineira, sociologue
Ces discours ne restent pas cantonnés aux sphères purement complotistes. L’idée d’un complot trans infuse chez les militant·es anti-trans, à commencer par les plus vindicatives : Dora Moutot et Marguerite Stern (lire l’encadréci-dessus). En 2020, cette dernière s’en prenait déjà au « transactivisme », qu’elle qualifiait de « nouvelle tentative masculine pour empêcher les femmes de s’exprimer ». Marguerite Stern en est persuadée : les femmes trans veulent « infiltrer » les luttes féministes, les prisons et les compétitions sportives, et elle ne cesse de s’en insurger, sur X ou dans la presse au travers de tribunes. « En plus d’être soupçonnées de vouloir remplacer les femmes [cis], les femmes trans sont présentées comme des “prédateurs”, précise la sociologue Karine Espineira. Marguerite Stern et Dora Moutot ont construit tout leur discours sur ce postulat. » Moins pris à parti par les deux influenceuses, les hommes trans incarneraient quant à eux « la figure du traître », analyse Lexie, autrice (Une histoire de genres, Marabout, 2021) et créatrice du compte Instagram @aggressively_trans : « C’est la femme qui a décidé de rejoindre le camp des privilégiés, ou la figure du faible qui s’est fait contaminer par les discours de la femme trans. » Une idée que l’on retrouve en janvier 2023 dans le manifeste qui lance le mouvement Femelliste, une profession de foi en quatorze points de Dora Moutot et Marguerite Stern. Selon ce texte, « l’idéologie transgenre » serait une thérapie de conversion qui pousserait les « lesbiennes à penser qu’elles se sentiraient mieux en tant qu’homme hétéro » et les « hommes gays très “féminins” qu’ils seraient plus heureux en tant que femme ».
Au même titre que les complotistes, Dora Moutot et Marguerite Stern font de la transidentité une menace civilisationnelle.
En guerre contre une « idéologie »
« Méfiez-vous, l’idéologie trans est plus qu’une mode, c’est un projet politique mondial », écrit, par exemple, Marguerite Stern sur X le 9 septembre 2023. De son côté, dans ses stories Instagram, Dora Moutot dénonce un « lobby trans », une « coalition » d’associations : celles qui ont dénoncé les propos qu’elle a tenus dans l’émission « Quelle époque ! » sur France 2 en octobre 2022. Elle avait, à l’occasion d’une interview par Léa Salamé, qualifié la mairesse trans Marie Cau d’« homme transféminin ».
Elle relie ce prétendu lobby à une autre antienne complotiste : l’industrie pharmaceutique : « Le lobby trans et l’industrie pharma ont tout intérêt à ce que des gosses transitionnent tôt dans la vie… Pourquoi ? Parce que tu prends des bloqueurs de puberté, ensuite tu prends des hormones et tu es client à vie. » Une « source de revenus » assurée sur les « quatre-vingts prochaines années », « un business plan royal ! » s’exclame-t-elle dans une story en juillet 2023, réactualisant un argumentaire cher aux complotistes (lire l’infographie). Non seulement Stern et Moutot imaginent que « certains polluants et perturbateurs endocriniens seraient […] en lien avec le nombre croissant de dysphories de genre », mais elles appellent aussi les journalistes à enquêter sur « les liens entre l’industrie pharmaceutique, les fonds d’investissement et les associations qui promeuvent cette idéologie ». Parmi les personnes prises pour cibles, un nom revient à plusieurs reprises chez Dora Moutot : George Soros, fondateur de l’Open Society Foundations. Ce milliardaire et philanthrope juif est régulièrement accusé de financer tout type de lobbys : les conspirationnistes en ont fait un de leurs boucs émissaires favoris. Une des sources de Dora Moutot ? La journaliste Jennifer Bilek, dont elle a partagé un article sur X en août 2022. Problème : l’Américaine est connue pour ses prises de position antisémites et complotistes (8).
Pour faire connaître leurs théories, les femellistes ont profité de la notoriété de médias comme Marianne, Le Figaro, L’Express, Le Point, Sud radio, mais aussi Valeurs actuelles, L’Incorrect, Causeur, ou encore la chaîne YouTube Livre noir, qui les invitent régulièrement. Les quatre derniers, moins connus du grand public, se situent à l’extrême droite. Une exposition médiatique qui n’empêche pas Dora Moutot, ex-rédactrice en chef adjointe de Konbini, de pester contre « la notion grandissante de délit d’opinion » dans les médias mainstream. Un autre point commun avec les sphères complotistes, toujours promptes à dénoncer la censure dont elles seraient les victimes.
Main dans la main avec l’extrême droite
Discours similaires, rhétorique identique : Dora Moutot et Marguerite Stern ont d’autres points communs avec les conspirationnistes. « Elles sont main dans la main avec l’extrême droite et les mouvements anti-droits. Ça donne l’impression qu’elles sont prêtes à sacrifier leurs prétendues valeurs féministes pour se faire entendre », décrypte Pauline Ferrari, journaliste indépendante spécialisée dans les questions de genre et les nouvelles technologies, qui a participé à l’étude de l’AJL sur les transidentités. Elles n’hésitent d’ailleurs pas à citer des figures conservatrices sur leurs réseaux : Joe Rogan, podcasteur états-unien qui invite dans son émission les conspirationnistes les plus connus du pays ; Ben Shapiro, cofondateur du média conservateur The Daily Wire ; Jordan Peterson, psychologue et polémiste américain proche de l’alt-right et qui n’a jamais caché son positionnement antitrans ; Matt Walsh, activiste conservateur américain transphobe partisan de la restriction du droit à l’avortement… Un pêle-mêle de complotistes notoires et de masculinistes (9). Certains de ces derniers sont d’ailleurs dans les petits papiers des femellistes, à commencer par Thierry Casasnovas, promoteur du crudivorisme et maintes fois épinglé par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) (10), auprès de qui Dora Moutot est allée chercher conseil pour soulager une maladie chronique de l’intestin grêle.
Marguerite Stern, de son côté, n’hésite pas à chanter sur X les louanges de Julien Rochedy, ancien directeur du Front national de la jeunesse, qui a créé l’école Major en 2018, en pleine ère #MeToo, pour les hommes qui veulent « l’être et le rester » et ne pas devenir « une femme comme les autres ». En octobre 2023, la militante dénonçait sur X la condamnation de Paul Carton, ex-leadeur, à Rennes, du mouvement royaliste d’extrême droite Action française, à quatre mois d’emprisonnement. Il avait reconnu avoir manifesté sans autorisation contre une lecture de drag queen à des enfants, en scandant notamment : « Moins de trans, plus de France ». « Le projet trans est un projet politique. Il avance très bien. Les punitions tombent. Il faut se réveiller, messieurs dames », concluait Marguerite Stern.
Les deux activistes dénoncent régulièrement la censure et la répression dont elles seraient victimes, pourtant elles bénéficient d’appuis politiques. À la suite de la polémique autour de l’affiche du Planning familial (11), elles sont toutes deux reçues par Aurore Bergé, alors députée et présidente du groupe Renaissance à l’Assemblée nationale, devenue en janvier 2024 ministre de l’Égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi par la députée Caroline Yadan (Renaissance). Une institutionnalisation des discours transphobes « particulièrement alarmante », estime Rozenn Le Carboulec.
Sur Internet, une violence de plus en plus brutale
Ces propos ne sont pas sans conséquences. Pour Arnaud Alessandrin, les théories du complot gravitant autour de la thématique de la transidentité sont « des éléments argumentatifs qui viennent, a posteriori, légitimer les actions et les représentations transphobes, les durcir, les sédimenter, les cristalliser », notamment au sein de l’entourage proche des concerné·es.
Les discours haineux propulsés par les cercles de désinformation et les militant·es antitrans contribuent à légitimer la transphobie. « On m’a déjà comparé à un recruteur djihadiste, raconte Morgan Noam. Cela prouve que ces discours influencent l’opinion publique et se répercutent dans les bistrots, les repas de famille et, évidemment, sur les réseaux sociaux. » Sans surprise, Internet est devenu, au fil des années, le lieu où s’exprime cette violence de la manière la plus brutale. Maxime Haes en a fait les frais. À la suite d’une polémique qui a défrayé l’actualité en septembre 2023, le porte-parole de Stop homophobie est invité sur le plateau de BFMTV pour discuter de la prise en charge des personnes trans par les instances médicales, en particulier les gynécologues. Dans les jours qui suivent, il reçoit sur les réseaux sociaux pas moins de 25 000 messages mêlant transphobie, insultes et menaces. Pourtant habitué au cyberharcèlement, il reste particulièrement marqué par cet épisode. « Je me suis rendu compte de ce que vivaient les personnes trans au quotidien. J’ai perdu quatre kilos. Un gamin qui vit ça, il se flingue. Un ado qui vit ça, il se flingue. Un adulte qui n’a jamais vécu de harcèlement et qui vit ça, il se flingue. »
« Quand on se retrouve, allongée au sol, à se prendre des coups de pied dans la mâchoire, on se dit que, oui, ces discours en ligne ne peuvent qu’avoir des conséquences dans la vie réelle. »
Lexie
« Sur mon compte @aggressively_trans, on m’a déjà envoyé des pavés pour me décrire les mutilations qu’on voulait me faire subir, raconte Lexie. Tous ces discours ont pourri ma santé mentale. Lire tous les jours que je serais “un pédophile”, et savoir que certains pensent immédiatement cela en me voyant, a un impact très concret sur mon estime de moi. » Aujourd’hui, elle craint de sortir de chez elle. « J’ai quand même été agressée dans la rue par des personnes qui m’ont reconnue. Et quand on se retrouve, allongée au sol, à se prendre des coups de pied dans la mâchoire, on se dit que, oui, ces discours en ligne ne peuvent qu’avoir des conséquences dans la vie réelle. » Une crainte partagée par l’ensemble des personnes interrogées pour cette enquête, toutes convaincues que les avancées sociales et juridiques en faveur de l’autodétermination des personnes trans – difficilement acquises – sont de plus en plus menacées en France, et déjà réduites ou supprimées ailleurs. Ainsi aux États-Unis, où plusieurs États ont déjà restreint leurs droits ; en Russie, où à l’été 2023 les député·es ont adopté une loi interdisant les transitions. Quant à Javier Milei, président d’extrême droite élu en novembre 2023 en Argentine – premier pays au monde à avoir adopté, en 2012, la loi d’identité de genre et donc le changement d’état civil –, il promet de combattre le « lobby LGBT » et d’interdire le quota permettant aux personnes trans d’accéder à des emplois publics. •
Making of
Cette enquête est née d’un constat, en août 2022, établi à la suite de la polémique sur l’affiche du Planning familial. À l’époque, des connexions s’opèrent entre certaines sphères extrémistes – notamment complotistes – et des militant·es antitrans. Après dix mois de veille, nous avons terminé son écriture en décembre 2023.
Contactée par mail, Dora Moutot n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. Le 15 novembre 2023, elle expliquait sur X en avoir « marre de participer au bruit ambiant » et avoir « besoin de silence ». Marguerite Stern a quant à elle éludé nos questions, puis a publié sur son compte Instagram les captures d’écran de nos échanges. S’adressant aux « journalistes de gauche qui fliquent [leurs] moindres faits et gestes avec Dora », elle explique que, pour obtenir une réponse, « il ne faut pas [l]’accuser à l’avance d’être complotiste, d’extrême droite blabla. Sinon ça ne [lui] donne pas envie de répondre. »
Perrine Bontemps et Victor Mottin
(1) L’étude « Transidentités : de l’invisibilisation à l’obsession médiatique », analyse les parutions en ligne de 21 médias entre août et novembre 2022.
(2) Cette association est jugée transphobe par de nombreuses organisations LGBT+, qui dénoncent son lobbying pour empêcher, sous couvert de « protection de l’enfance », des transitions de mineur·es.
(3) L’alternative right (« droite alternative ») est une mouvance de l’extrême droite états-unienne qui défend le suprémacisme blanc.
(4) Lire notre article dans La Déferlante, no 12, novembre 2023.
(5) Le deadname est le prénom donné à la naissance mais abandonné par la personne pour choisir un nouveau prénom qui correspond mieux à son identité de genre.
(6) Dernière en date à l’heure où nous écrivons cet article : en octobre 2023, le tribunal cantonal vaudois a condamné en appel Alain Soral à soixante jours de prison ferme pour avoir traité de « grosse lesbienne » une journaliste suisse.
(7) Depuis 2016, les personnes trans n’ont plus à justifier du « caractère irréversible » de leur transition pour obtenir leur changement d’état civil. Autrement dit, une personne trans n’est pas obligatoirement stérile. Il est à noter ici que de nombreux obstacles juridiques empêchent les personnes trans de faire famille : elles n’ont, encore aujourd’hui, pas le droit de bénéficier de la PMA, et rencontrent d’importants problèmes d’établissement de leur filiation à l’état civil. Lire à ce sujet l’enquête de Rozenn Le Carboulec et Tal Madesta dans Mediapart : PMA pour les personnes trans : le grand flou, 5 novembre 2023.
(8) Lire à ce sujet l’article en ligne de l’ONG Anti-Defamation League (ADL), « Antisemitism & Anti-LGBTQ+ Hate Converge in Extremist and Conspiratorial Beliefs », 24 janvier 2023.
(9) L’idéologie masculiniste, qui combat le féminisme, est à l’origine de plusieurs attentats, dont celui de l’École polytechnique de Montréal en 1989 qui causa la mort de quatorze femmes – lire La Déferlante no 4.
(10) Samuel Laurent, « Thierry Casasnovas, le déclin de l’empire du gourou du crudivorisme », Le Monde, 7 avril 2023.
(11) À l’été 2022, à la suite de la diffusion d’une affiche montrant un homme trans enceint (voir page 38), un déluge de haine transphobe s’abat sur le Planning familial, relayée notamment par les élu·es de droite et d’extrême droite.