Personnes intersexes : des mutilations tenues au secret

Depuis les années 1950, en France, des milliers de personnes désignées comme inter­sexes à leur naissance ont été opérées en vue de leur imposer des normes génitales « filles » ou « garçons ». Devenues adultes, ces personnes qui veulent aujourd’­hui récupérer leurs dossiers médicaux se heurtent à un corps médical récal­ci­trant. Une enquête inédite sur une pratique encore très opaque. 
Publié le 25 avril 2024
ILLUSTRATIONS Julia Wauters
ILLUSTRATIONS Julia Wauters

Gabrielle* a 34 ans. Longtemps maintenue dans le secret de son parcours médical, cette uni­ver­si­taire a mis de nom­breuses années à intégrer le fait qu’elle était née avec une variation intersexe. Sur la grande table en bois épaisse de son salon parisien, plusieurs pochettes colorées contenant ses infor­ma­tions médicales sont disposées. Gabrielle, aujourd’hui membre du Collectif intersexe activiste (CIA), a accepté de les partager avec nous. Retraçant son parcours, elle explique avoir été opérée en 1991, lorsqu’elle avait 2 ans, à l’hôpital Necker, à Paris. Puis elle a été, jusqu’à l’âge adulte, suivie dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, où elle habitait. À partir de 16 ans, elle demande à plusieurs reprises à ses soi­gnantes de lui expliquer son parcours. Celles-ci ne lui four­nissent pas son dossier médical. « À chaque fois, c’étaient les médecins qui me le lisaient. C’était un objet dont je ne disposais pas. Il était en face de moi, mais c’est elles qui me faisaient le récit de ma vie, avec leur propre sub­jec­ti­vi­té. » Les termes employés sont flous et laissent Gabrielle dubi­ta­tive : « Elles me parlaient d’“allongement” du vagin, et de retrait de mes “gonades”. »

Elle a 22 ans quand elle fouille une énième fois dans les affaires de ses parents, « pour com­prendre pourquoi tout semble si compliqué ». Elle se souvient que la violence de ce qu’elle lit à ce moment-là entraîne chez elle un phénomène de dis­so­cia­tion : son esprit n’est plus connecté à son corps.

En France comme ailleurs, difficile d’estimer le nombre de personnes concer­nées par l’intersexuation (lire l’encadré page 47). Selon la défi­ni­tion établie par les Nations unies, elle concerne « les personnes […] dont les carac­té­ris­tiques […] ne cor­res­pondent pas aux défi­ni­tions clas­siques de la mas­cu­li­ni­té et de la féminité » et repré­sente 1,7 % de la popu­la­tion, toutes varia­tions confon­dues. Les hormones, les chro­mo­somes, les organes sexuels internes et externes – présence ou absence, taille, forme –, et les carac­té­ris­tiques sexuelles secon­daires – pilosité, poitrine – des personnes inter­sexes sortent donc de la clas­si­fi­ca­tion médicale binaire des sexes. Contrairement à ce que l’ancien terme médical d’hermaphrodisme laissait faus­se­ment entendre, les personnes inter­sexes ne sont pas des êtres mi-mâles, mi-femelles. « Elles peuvent s’identifier comme femmes, hommes, ou non-binaires et peuvent être cisgenres ou trans­genres », rappelle le CIA.

 


« Les médecins s’octroient – ou la société leur octroie – le pouvoir et l’autorité de remettre dans la normalité binaire celleux qui n’y sont pas. »

Michal Raz, sociologue


 

À partir des années 1950 (1), le paradigme d’Hopkins – du nom de l’hôpital qui l’a mis en place aux États-Unis à l’époque –, prévoit une prise en charge des enfants inter­sexes le plus tôt possible, « sans qu’il soit jamais prévu de leur dire qu’iels sont né·es inter­sexes, pré­ten­du­ment pour éviter de les perturber sur le plan psy­cho­lo­gique et iden­ti­taire », retrace la socio­logue Michal Raz, autrice du livre Intersexes. Du pouvoir médical à l’autodétermination (Le Cavalier Bleu, 2023). La majorité des enfants inter­sexes dans le monde ont ainsi subi des inter­ven­tions médicales non consen­ties : réduction ou construc­tion d’un clitoris (cli­to­ri­déc­to­mie, cli­to­ro­plas­tie), construc­tion ou recons­truc­tion d’une vulve (vul­vo­plas­tie), construc­tion d’un pénis (phal­lo­plas­tie), cas­tra­tion, trai­te­ments hormonaux pour agrandir ou réduire les organes génitaux. Et lorsque ces opé­ra­tions se font à l’adolescence ou à l’âge adulte, la question du consen­te­ment se pose encore : qu’accepte-t-on en toute connais­sance de cause lorsqu’on a été saturé·e d’une parole médicale patho­lo­gi­sante au nom des normes binaires ? « Les médecins pensent qu’elles et ils sont – avec l’appui de la science – les plus légitimes pour dire la vérité sur les sexes et en déter­mi­ner les dif­fé­rences, analyse Michal Raz. À leurs yeux, l’existence des personnes inter­sexes ne remet pas en cause cette pré­sup­po­sée binarité des sexes, ce sont des anomalies qu’il faut corriger. Et les médecins s’octroient – ou la société leur octroie – le pouvoir et l’autorité de remettre dans cette normalité binaire celleux qui n’y sont pas. »

 

La loi Kouchner mal appliquée

Loin d’être anodines, ces prises en charge médicales laissent des séquelles physiques et psy­cho­lo­giques lourdes (lire l’encadré page 47). Au point que, depuis 2015, de nom­breuses ins­ti­tu­tions ou orga­ni­sa­tions fran­çaises, euro­péennes et mondiales dénoncent ces pratiques – qua­li­fiées de « trai­te­ments inhumains et dégra­dants » et de « muti­la­tions génitales ». Elles appellent à leur enca­dre­ment plus strict, en insistant sur le report des inter­ven­tions pour que la personne puisse être en âge d’y consentir plei­ne­ment. En 2019, une réso­lu­tion du Parlement européen, adoptée par la France, « condamne fermement les trai­te­ments et la chirurgie de nor­ma­li­sa­tion sexuelle, salue les lois qui inter­disent de telles inter­ven­tions chi­rur­gi­cales, comme à Malte et au Portugal », et « enjoint aux États membres de garantir la dépa­tho­lo­gi­sa­tion des personnes inter­sexuées ». Depuis, l’Allemagne, l’Islande et la Grèce ont légiféré en ce sens – même si la section euro­péenne de l’Organisation inter­na­tio­nale des personnes inter­sexes (OII Europe) dénonce de nom­breuses limites dans le contenu de ces lois (2). En France, aucune campagne massive de sen­si­bi­li­sa­tion n’a été lancée. Entrée en vigueur le 2 août 2021, la loi bioé­thique, dont l’objet est d’encadrer les pratiques de l’institution médicale sur divers enjeux liés au corps humain (pro­créa­tion médi­ca­le­ment assistée, don d’organes…), ne dépa­tho­lo­gise pas l’approche de l’intersexuation ni n’interdit for­mel­le­ment toute inter­ven­tion précoce (lire encadré en fin d’article).

Pour beaucoup de personnes inter­sexes, comme Gabrielle, la prise de conscience de leur inter­sexua­tion survient après des années d’un silence assour­dis­sant de la part des médecins ou de la famille, et est souvent liée à une rencontre avec le milieu militant intersexe. Il existe pourtant des traces écrites de ces inter­ven­tions non consen­ties qui dorment dans les archives des hôpitaux : les dossiers médicaux. En France, le CIA dénonce depuis plusieurs années combien ils sont dif­fi­ciles d’accès. Rares sont les travaux de recherche scien­ti­fique et en sciences humaines à avoir documenté cet état de fait.
Loé Petit, 39 ans, chercheur·euse en socio­lo­gie, a cofondé le CIA en 2015. Selon son esti­ma­tion, une centaine de personnes par an demandent l’aide du collectif pour obtenir leur dossier médical. « Ce chiffre augmente chaque année », explique-t-iel. Conscient des entraves, le Conseil de l’Europe a pris position, en 2015, en sou­li­gnant l’importance de l’accès au dossier médical des personnes inter­sexes. En novembre 2023, en France, la Commission consul­ta­tive des droits de l’homme a rappelé, de son côté, les obli­ga­tions de la loi Kouchner. Voté en 2002, ce texte prévoit l’accès de toute personne à son dossier médical auprès d’un·e praticien·ne exerçant en libéral ou dans un éta­blis­se­ment de santé : résultats d’examens, comptes rendus de consul­ta­tion, d’intervention, d’exploration ou d’hospitalisation, cor­res­pon­dances entre professionnel·les de santé… dans un délai de huit jours – deux mois lorsque les infor­ma­tions ont plus de cinq ans. Depuis 2006, le délai de conser­va­tion des dossiers est de vingt ans pour les hôpitaux et les cliniques, à compter de la dernière venue de la personne – vingt-huit ans pour les dossiers de pédiatrie.

Cependant, la loi Kouchner reste mal appliquée. En 2022, le Conseil national de l’ordre des médecins (Cnom) dévoilait dans une étude que, sur 930 patient·es interrogé·es, 15 % s’étaient vu refuser par un médecin l’accès à leur dossier médical. Un·e médecin n’a pourtant « aucun motif rai­son­nable de refuser cet accès », rappelle Jean-Marcel Mourgues, vice-président du bureau national du Cnom : celles et ceux qui le font se mettent « en faute sur le plan dis­ci­pli­naire, voire pénal ».

L’étude ne précise pas si les personnes inter­sexes sont par­ti­cu­liè­re­ment concer­nées par ce refus d’accès aux dossiers médicaux. Mais toutes celles que nous avons inter­ro­gées dans notre enquête témoignent de dif­fi­cul­tés ren­con­trées pour obtenir les documents, et parfois même d’un échec. Pourtant, pour que les personnes inter­sexes puissent com­prendre leur corps et la médi­ca­li­sa­tion dont ceux-ci ont été l’objet, l’accès à ces infor­ma­tions est essentiel.

 

Comprendre son corps

Mö, aujourd’hui âgé·e de 44 ans, explique par téléphone son histoire. La voix est éraillée, la colère n’est jamais loin. Iel se souvient avoir cherché ces infor­ma­tions tour à tour auprès de son médecin géné­ra­liste, de son endo­cri­no­logue et de son ancien pédo­psy­chiatre entre ses 18 et ses 20 ans, en sentant qu’il y avait « anguille sous roche ». À l’époque, son carnet de santé est vierge alors qu’iel a « des cica­trices, des souvenirs d’interventions et de dila­ta­tions vaginales [avec des “bougies”, outils lon­gi­lignes censés maintenir le vagin ouvert], de l’ostéoporose, un système immu­ni­taire hyper faible, pas de règles, des trai­te­ments très lourds pour éviter la pilosité ». « J’enchaînais les rendez-vous médicaux tous les six mois », se souvient Mö, aujourd’hui installé·e dans une petite ville de l’Ouest de la France. Mais ses médecins lui assurent qu’iel est « une fille normale », sans jamais lui confier son dossier. Iel se souvient avoir un jour « pété un plomb » devant les soignant·es d’un hôpital, en leur disant qu’elles et ils se « foutaient de sa gueule ». Mö finira par obtenir son dossier à 21 ans : l’hôpital, pensant l’adresser au médecin-conseil de la Maison dépar­te­men­tale des personnes han­di­ca­pées auprès de laquelle Mö a fait une demande de pres­ta­tion, lui envoie par erreur direc­te­ment à son domicile.

De son côté, Alex*, 33 ans, infirmier dans le Sud de la France, a cherché à récupérer son dossier à l’âge de 26 ans. Il éprouvait alors des douleurs impor­tantes et sus­pec­tait un lien avec une opération subie neuf ans plus tôt. Comme la loi le permet, il passe par son médecin géné­ra­liste, qui le demande à l’établissement où l’opération a eu lieu. Aucune réponse de la structure. Ici aussi la chance y est pour beaucoup : Alex finit par récupérer son dossier via un endo­cri­no­logue hos­pi­ta­lier qui était un ancien élève de son chi­rur­gien. Grâce à cette relation, le chi­rur­gien transfère le dossier à l’endocrinologue de ville, qui le fait passer au médecin traitant, qui le transmet à Alex.

En mai 2014, quatre ans après avoir lu son compte rendu d’intervention, Gabrielle contacte son endo­cri­no­logue : « J’ai souvent l’impression d’éprouver un manque d’explications alors je me dis que j’aimerais récupérer d’une façon ou d’une autre mon dossier médical et me poser au calme avec. Mais je ne sais pas dans quelle mesure c’est possible. » En juillet, après plusieurs relances, la pra­ti­cienne lui répond dans un mail : « Je ne sais pas ce que vous recher­chez, mais vous ne le trouverez pas sur des obser­va­tions qui sont pauvres et ne disent rien. Je vous en ai lu les moindres aspects. La réponse à vos questions est en vous, chacun ayant son propre secret et son propre mystère de vie. » Gabrielle nous répète la dernière phrase à voix haute, au ralenti, comme pour montrer l’absurdité d’une telle réponse. Mais à l’époque, elle ne « connaît pas ses droits » et n’ose pas insister : « J’avais peur de me fâcher avec elle ; elle était ma seule source d’information concer­nant mon dossier, et en plus, j’en dépendais encore pour la pres­crip­tion de mes hormones. »
En janvier 2015, Gabrielle fait une nouvelle demande d’accès à ses infor­ma­tions médicales, cette fois-ci auprès de l’hôpital Necker. Elle relance l’établissement à trois reprises, avant que la structure ne lui propose en juillet 2015 non pas un envoi à domicile, mais une remise en mains propres. « Je pense qu’à l’époque ils et elles ont peur que je décom­pense », juge aujourd’hui l’universitaire.

 


« Le dossier est un lieu d’expertise et quand tu le demandes, tu reprends en main une histoire qui désormais leur échappe. Il y a une forme de résis­tance du pouvoir médical vis-à-vis de nous. »

Gabrielle, 34 ans


 

Contactée sur ses délais de réponse dans le dossier de Gabrielle, l’Assistance publique- Hôpitaux de Paris (AP-HP) invoque le secret médical, mais nous assure que le délai moyen d’accès en 2022 est de 33,3 jours pour les dossiers de plus de cinq ans. Quid de l’entretien proposé à Gabrielle ? « La finalité de cette consul­ta­tion est de favoriser l’accès direct et la com­pré­hen­sion des infor­ma­tions la concer­nant. » Mais pour la première concernée, cette pro­po­si­tion de rendez-vous à Paris a constitué un « nouveau frein » : « Tout le monde n’a pas la force de se rendre sur place, et beaucoup d’entre nous sont en rupture avec le milieu médical. » Elle confie avoir appré­hen­dé ce moment et réfléchi lon­gue­ment avant d’accepter. Jean-Marcel Mourgues, du Cnom, confirme qu’un médecin peut proposer cet accom­pa­gne­ment « s’il a des raisons per­ti­nentes », mais insiste : ces situa­tions sont « tout à fait excep­tion­nelles ». Comment expliquer les dif­fi­cul­tés pour accéder à ses données médicales ? « Récupérer ton dossier n’est pas une démarche neutre aux yeux des médecins, analyse Gabrielle. Le dossier est un lieu d’expertise et quand tu le demandes, tu reprends en main une histoire qui désormais leur échappe. Il y a une forme de résis­tance du pouvoir médical vis-à-vis de nous. »

D’autant que, à la lecture des dossiers, la question de la médecine basée sur les faits – evidence based medicine, une pratique qui se fonde sur des preuves scien­ti­fiques, ligne direc­trice de la pratique médicale actuelle – se pose. Selon les arguments de l’époque, c’est pour leur éviter tout risque de cancer que Mö et Gabrielle ont subi une ablation de leurs gonades (tes­ti­cules et ovaires) lorsqu’iels étaient mineur·es, ce qui les a empêché·es de produire des hormones natu­rel­le­ment. Or, aucune étude ne prouvait alors que ce type de cas­tra­tion pré­sen­tait un intérêt supérieur à la simple sur­veillance d’un éventuel cancer. D’ailleurs, depuis quelques années, les médecins préfèrent un suivi régulier à une inter­ven­tion chirurgicale.

 

Des « sujets d’expérimentation »

Récupérer un dossier, c’est aussi être confronté·e à l’appréhension patho­lo­gique des corps inter­sexués par l’institution médicale. À la lecture du sien, Alex, pointant les termes déshu­ma­ni­sants qui y figurent, dit avoir eu « l’impression d’avoir été un sujet d’expérimentation : ils ont disséqué un animal légen­daire ». Un constat qui fait écho au terme de « pseudo-hermaphrodisme » que Mathieu Le Mentec, né en 1979, a découvert sous la plume des médecins qui l’ont traité. Quant à Mischa, militant au sein du CIA à Tours (Indre-et-Loire), il souligne les effets de réi­fi­ca­tion dont les personnes inter­sexes sont victimes : sans ques­tion­ner les enjeux de santé mentale liés à ce type d’opération, « les médecins parlent par exemple de “résultat réussi”, comme on com­men­te­rait une sculpture ». Mischa se remémore aussi les multiples aus­cul­ta­tions invasives qui par­ti­cipent de la déshu­ma­ni­sa­tion – en plus de consti­tuer de poten­tiels abus. « Quand tu es nu, à 8 ans, devant une assemblée de médecins qui viennent t’ausculter, te tripoter, sans te regarder… tu es un objet. J’ai dissocié mon esprit de mon corps pour survivre à cette mal­trai­tan­cee. »

Au-delà d’une patho­lo­gi­sa­tion qui trans­forme les corps inter­sexes en mons­truo­si­té, les mots des médecins contenus dans ces dossiers rendent évident leur besoin de conformer ces corps tant dans l’apparence que dans leur fonc­tion­na­li­té. Ainsi, alors que Mathieu Le Mentec est en parfaite santé, des médecins le sou­mettent, à ses 5 ans, à un essai thé­ra­peu­tique « pour tenter d’améliorer la taille de la verge », comme l’indique un courrier daté de 1984 que nous avons consulté. Quelques mois plus tard, après que des inter­ven­tions sur son pénis ont donné lieu à des com­pli­ca­tions post­opé­ra­toires, le chi­rur­gien écrit : « Étant donné les dif­fi­cul­tés chi­rur­gi­cales ren­con­trées […], il me paraît plus prudent de s’en tenir là, car on a une verge d’aspect esthé­tique satis­fai­sant. » Aujourd’hui infirmier dans l’Ouest de la France, Mathieu juge que : « Les dossiers médicaux de cette époque étaient imbu­vables et un concentré d’hétéro­patriarcat pur .» Il ne décolère pas : « On m’a dépossédé de ma pos­si­bi­li­té de choisir pour moi-même, à cause d’une prétendue fonc­tion­na­li­té sexuelle hété­ro­nor­mée que les médecins ont projetée sur un enfant ! »

Lorsqu’elle réussit enfin à accéder à son dossier, à l’âge de 26 ans, en 2015, Gabrielle tombe sur le compte rendu de l’intervention qu’elle a subie vingt ans plus tôt et y découvre les termes tech­niques des médecins : « Castration par voie périnéale, vulvo-vaginoplastie et minime cli­to­ri­do­plas­tie. » Autrement dit : ses tes­ti­cules internes ont été retirés, la taille de son clitoris réduite et son canal vaginal modifié. On peut également lire : « Bons résultats, le vagin est bien séparé de l’urètre, il admet aisément la partie large du ther­mo­mètre. » Gabrielle traduit : « Cela veut dire qu’elles et ils ont mis un ther­mo­mètre dans mon vagin. Quand même !  »
Aux yeux des médecins, « le risque de viri­li­sa­tion et la nécessité de pouvoir être pénétrée » ont justifié les opé­ra­tions. Elle ajoute : « Jusqu’ici, face à moi, étaient utilisés des termes “neutres” comme “gonades”. Mais dans les comptes rendus d’époque, elles et ils ne cachent pas leur jargon et nomment les choses telles qu’elles sont, l’euphémisme s’arrête. J’ai enfin les mots dont j’ai besoin pour commencer à me penser. » Gabrielle perçoit également la peur des médecins d’employer le mot « tes­ti­cules » et de l’effet qu’il pourrait avoir sur elle. « Mais ce sont leurs propres doutes, pas les miens. »
À la suite des pressions du mouvement de défense des personne inter­sexes aux États-Unis – formé dans les années 1990 – une conven­tion entre médecins, à Chicago, en 2005, décide de ne plus maintenir les enfants dans l’ignorance à propos de ces inter­ven­tions. Ce consensus impose un voca­bu­laire euphémisé aux médecins pour parler des pratiques ou des organes à leurs patient·es (utiliser plutôt « gonades » que « tes­ti­cules » par exemple).

 

Des données chiffrées dans le flou

En France, les données sur le nombre d’interventions médicales sur les enfants inter­sexes devraient faire l’objet d’un rapport du ministère du Travail, de la Santé et des Solidarités présenté au Parlement au printemps 2024, confor­mé­ment à la loi bioé­thique du 2 août 2021 (lire encadré en fin d’article). En attendant, il existe très peu de données chiffrées, en voici quelques-unes, éclairantes.

En 2020, l’Agence de l’Union euro­péenne pour les droits fon­da­men­taux (FRA) a publié sa deuxième étude sur les personnes LGBT+. Parmi les quelque 140 000 personnes de plus de 15 ans qui y ont répondu, 877 étaient des personnes inter­sexes. 36,18 % d’entre elleux déclarent avoir subi une inter­ven­tion hormonale ou chi­rur­gi­cale – dont 47,8 % avant leurs 18 ans.

Concernant les consé­quences des parcours médicaux imposées dès l’enfance, cette même étude de la FRA indique que 55 % des personnes qui s’identifient comme inter­sexes en Europe déclarent vivre avec une maladie chronique (soit 21 points de plus que tous·tes les répondant·es). Une étude amé­ri­caine sur la santé physique et mentale des adultes inter­sexes aux États-Unis dévoilée la même année révèle que, parmi les 198 personnes inter­ro­gées, 43 % estiment que leur santé physique est « médiocre » et 53 % que leur santé mentale l’est tout autant.

 

Une chirurgie de la norme

Dans un compte rendu de consul­ta­tion de 1994 qui aborde les résultats ana­to­miques de la première opération qui a eu lieu trois ans plus tôt, la chi­rur­gienne de Gabrielle à l’hôpital Necker écrit : « Je conseille de préférer une réin­ter­ven­tion minime aux questions que peut se poser Gabrielle à propos de son anatomie. » En 2006, alors que le vagin de Gabrielle, 17 ans à l’époque, est jugé trop « étroit », la même chi­rur­gienne lui recom­mande des séances de dila­ta­tion vaginale à la « bougie », chez elle, en autonomie. « Je pense qu’elle pourrait avoir des rapports sexuels sans aucune chirurgie com­plé­men­taire », écrit la pra­ti­cienne. « La pos­si­bi­li­té que je puisse essayer d’apprendre à vivre avec mon corps tel qu’il était ne s’est jamais présentée », regrette Gabrielle.

« La chirurgie infantile est souvent une chirurgie de la norme », confirme Claire Bouvattier, endocrinologue-pédiatre à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne). « Il y a une posture socia­le­ment partagée selon laquelle, pour protéger d’éventuelles dis­cri­mi­na­tions ulté­rieures des enfants inter­sexes et éviter que la société ne leur demande de rentrer dans les normes plus tard, il faut, en amont, faire violence à ces corps », ajoute Janik Bastien-Charlebois, chercheur·euse en socio­lo­gie et professeur·e à l’Université du Québec à Montréal, iel-même concerné·e.

Mischa, très actif sur les réseaux sociaux au sujet de l’intersexuation, attire l’attention sur le fait que « les dossiers médicaux montrent aussi à quel point les médecins nous per­çoivent comme chiant·es et veulent nous soumettre ». La lecture du sien en 2022, alors qu’il doit subir une nouvelle opération en urgence à cause de com­pli­ca­tions dues à de pré­cé­dentes inter­ven­tions, l’a « terrassé ». « J’ai compris que j’avais vécu le double d’opérations que ce que j’avais en mémoire, confie-t-il. Mais j’ai surtout pris conscience, en voyant les mots écrits, qu’il s’agissait bien de moi, que je n’avais rien inventé ni exagéré, et que j’avais un vécu intersexe très violent. Le plus dur a été de me voir décrit par les médecins comme un objet et un problème, sans aucune humanité ni sen­si­bi­li­té. » Il redé­couvre ainsi que, en amont des inter­ven­tions ou des examens médicaux, il mani­fes­tait son anxiété – « j’avais des spasmes hyper impres­sion­nants » – et se débattait. Les soignant·es recom­man­daient alors de lui admi­nis­trer des calmants et de le conten­tion­ner à l’aide des draps de lit, sou­li­gnant qu’il ne com­pre­nait pas « l’importance de la dif­fé­ren­cia­tion sexuée ». « Les adultes ont répondu à ma détresse par davantage de violence et de silen­cia­tion, souffle Mischa. C’était en train de me détruire psy­chi­que­ment et personne ne s’est dit “on va se calmer”. Comme beaucoup de personnes inter­sexes, je ne me suis pas récon­ci­lié avec mon corps et encore moins avec l’enfant que j’étais, que je considère coupable des violences subies. » Il n’a pas eu la force de lire son dossier en entier ; il a eu envie de le déchirer. Mais, après deux heures d’entretien et quelques ciga­rettes, il assure que lire ces passages a fina­le­ment suscité « de la com­pas­sion et de l’empathie pour cet enfant ». Et un énorme sentiment d’injustice et de colère. « L’intersexuation est d’abord un vécu social, une expé­rience d’invalidation et de répres­sion des corps », analyse-t-il.

Illustrations : Julia Wauters

Illustrations : Julia Wauters

« Des trous dans nos récits »

De nom­breuses personnes inter­sexes n’ont pas eu accès à la totalité de leur dossier, à l’instar de Gabrielle, d’Alex et de Mischa. « On a cette idée que le dossier médical serait un récit cohérent, avec un ordre d’événements précis, relève Loé Petit. Mais ce n’est pas du tout ça. Certaines pièces du puzzle manquent et les souvenirs ne sont pas raccord. » Beaucoup ont été suivi·es dans plusieurs struc­tures, sans trans­mis­sion des données de santé d’un lieu à l’autre. La recons­ti­tu­tion de leurs dif­fé­rentes opé­ra­tions peut virer au parcours du com­bat­tant et les individus demeurent confron­tés à des trous dans leur récit auto­bio­gra­phique. « J’aimerais bien cesser de me demander ce qu’on m’a fait », confie Alex.

Certaines personnes inter­sexes souffrant de nombreux trau­ma­tismes liés à leur prise en charge sont en rupture avec le milieu médical, et donc dans l’incapacité de faire une demande d’accès à leur dossier. D’autres, enfin, n’y auront jamais accès, en raison du délai de conser­va­tion dépassé. Lilie, 70 ans, est née à domicile dans un petit village de la Beauce. Elle a longtemps eu un doute sur le fait d’être intersexe. On peut lire sur son acte de naissance que « fille de » a été rayé puis corrigé à la marge en « fils de ». Lilie n’a jamais réussi à obtenir son carnet de santé auprès de sa mère. « Elle a toujours louvoyé », commente Lilie, sans amertume. Quant à la sage-femme qui l’a fait naître, elle était à la retraite lorsque Lilie a cherché à la contacter, en 2010. « Si j’avais eu accès [à tous ces éléments], cela aurait clos défi­ni­ti­ve­ment le chapitre : je me serais dit que j’avais raison, ou que j’étais en plein délire », estime-t-elle.

Parmi les dif­fi­cul­tés d’accès aux dossiers, outre les délais de conser­va­tion dépassés, « certains hôpitaux les ont détruits sans les auto­ri­sa­tions néces­saires des archives dépar­te­men­tales par mécon­nais­sance des textes régle­men­taires », confie une archi­viste d’un centre hos­pi­ta­lier, qui souhaite conserver son anonymat. Et ce alors que le délai courait encore. De plus, le décret de 2006 éta­blis­sant le principe du dossier patient unique demeure3 « dif­fi­ci­le­ment appli­cable dans les hôpitaux », poursuit-elle. Elle s’explique : « Certains documents sont ori­gi­nel­le­ment numé­riques, d’autres demeurent sur papier et n’ont pas encore été numérisés, faute de moyens ou de temps. » Il existe aussi des dossiers hybrides papier-numérique.
Mischa met en garde : « Ne pas avoir son dossier médical peut empêcher de confirmer ou d’infirmer une sensation, des souvenirs, mais les données médicales ne sont pas les seules garantes du vécu intersexe et de notre vérité. »

 

Se nommer, ensemble

Au-delà des tra­jec­toires indi­vi­duelles, le problème de l’accès au dossier médical est une des nom­breuses facettes de la dif­fi­cul­té, pour les personnes inter­sexes, à docu­men­ter leurs vécus et à faire com­mu­nau­té. Le·a chercheur·euse Janik Bastien-Charlebois rappelle les autres facteurs : « Comme tout groupe social, tous·tes ses membres n’ont pas les dis­po­si­tions pour entrer en militance, mais cette sous-représentation de la com­mu­nau­té intersexe est avant tout le résultat de contraintes, basée sur la mar­gi­na­li­sa­tion her­mé­neu­tique : des personnes mar­gi­na­li­sées à qui on bloque la pos­si­bi­li­té de déve­lop­per une com­pré­hen­sion propre de leur situation. »

La mainmise de la médecine sur leurs corps et leur histoire a contribué à l’invisibilisation des personnes inter­sexes, même à leurs propres yeux. Le terme « intersexe » n’a d’ailleurs jamais été prononcé par les médecins de Mathieu, Alex, Mischa, Gabrielle ou Mö. Après son opération à 17 ans, Alex a lon­gue­ment insisté auprès de son médecin pour avoir des expli­ca­tions concer­nant cette inter­ven­tion. « Le diag­nos­tic médical est tombé à ce moment-là : le chi­rur­gien m’a donné le nom de ma variation. Ça ne voulait rien dire pour moi, mais, au moins, j’avais un nom. » Le soignant lui a interdit d’aller regarder sur Internet. « C’est une identité qui est venue bien plus tard, en lisant du contenu juridique ou des sciences sociales, et en ren­con­trant fina­le­ment des personnes inter­sexes », détaille quant à elle Gabrielle. « À l’origine, on ne se dit pas forcément que les médecins nous cachent des choses, explique Janik Bastien-Charlebois. Il y a une culture de confiance absolue envers le corps médical, et cela peut prendre du temps de ques­tion­ner leurs pratiques. »
Avec le consensus de Chicago de 2005, on passe du paradigme du secret à un discours médical d’une hyper­so­phis­ti­ca­tion. « Les médecins se mettent à désavouer le déno­mi­na­teur commun “intersexe” qu’ils et elles uti­li­saient parfois (4) : la com­mu­nau­té se l’était approprié, et cela per­met­tait la construc­tion d’un meilleur rapport de force », raconte Janik Bastien-Charlebois. Cette nouvelle approche « au cas par cas » donne une fausse impres­sion de respect de l’autonomie de chacun·e. Certaines varia­tions entraînent un risque réel pour la santé – un trai­te­ment hormonal est alors néces­saire – tout en pro­vo­quant des carac­té­ris­tiques physiques jugées atypiques par les médecins. « Mais les soignant·es associent ces traits atypiques non sou­hai­tables à de prétendus risques pour la santé, et réduisent leur démarche de confor­ma­tion aux normes à quelque chose de secon­daire, poursuit la cher­cheuse. Comme s’il s’agissait d’une petite affaire à corriger qui ne devrait pas être prise en compte dans la construc­tion de la personne. » Et les médecins s’abstiennent soi­gneu­se­ment de mettre les personnes concer­nées en contact avec les asso­cia­tions de pro­tec­tion des droits humains. « Quand tu grandis avec un discours médical patho­lo­gi­sant, c’est difficile de sortir de cette boîte et de te recon­naître dans autre chose, dans un groupe com­mu­nau­taire par exemple. »

De nombreux témoi­gnages reçus par La Déferlante font part d’un sentiment de honte qui a empêché l’émergence de récits pendant des années. Enfant, Mischa pensait qu’il était très malade : « On m’avait dit que j’avais une mal­for­ma­tion extrê­me­ment rare, mais que ce n’était pas grave, car on allait me réparer. Et que cela néces­si­tait que je sois courageux et sérieux. » Les médecins et ses parents lui recom­mandent de n’en parler à personne. « J’ai menti toute ma vie à mes potes quand j’avais des rendez-vous médicaux qui me faisaient m’absenter de l’école. Cela créait de la méfiance, mes camarades pensaient que je mentais pour faire mon inté­res­sant. J’avais du mal à suivre en classe, j’étais épuisé. Cette charge mentale du mensonge et du tabou m’a isolé et m’a empêché de me sentir comme les autres. » « C’est dur de se mobiliser poli­ti­que­ment sur la base de la honte, souligne Janik Bastien-Charlebois. C’est pourtant le collectif qui permet de repenser cette honte », comme le montre la tra­jec­toire d’Eva*, artiste céramiste de 40 ans ren­con­trée à Tours en présence de Mischa.

Eva a découvert son inter­sexua­tion à la lecture d’un article de La Déferlante (n°1, mars 2021) et s’est tournée vers le CIA : « Je ne vivais pas super bien la patho­lo­gi­sa­tion de ma variation, décou­verte à mes 17 ans, mais je manquais de mots pour le dire. Les médecins m’ont fait me sentir dif­fé­rente, pas à ma place dans cette société. Puis j’ai compris que ce n’était pas une maladie, que je n’étais pas la seule, et qu’on pouvait voir les choses autrement. Je me rends compte aujourd’hui que cet espace com­mu­nau­taire m’a manqué pendant toutes ces années. » Son dossier sur la table de la véranda, Eva explique avoir pour autant mis du temps à se sentir légitime au sein du collectif : « En étant confron­tée aux récits des copaines, j’avais le syndrome de l’impostrice, car je n’avais pas été mutilée. Mais on en a beaucoup parlé, et, en épluchant mon dossier à nouveau, le poids du patriar­cat, des normes hété­ro­sexuelles et cisgenres, m’a explosé à la figure. »

 

Une « méconnaissance » de la part des magistrat·es

Mathieu Le Mentec, qui a réussi à obtenir son dossier en 2002, ne découvre le terme « intersexe » qu’en 2005. En 2015, il rencontre Vincent Sarita Guillot, militant·e intersexe de longue date, fondateur·ice de la section française de l’Organisation inter­na­tio­nale intersexe, et entre en militance. « C’est par ce biais que j’ai pu construire une analyse critique de mon dossier. Jusque-là, je n’en avais pas la pos­si­bi­li­té. J’étais en souf­france et je pensais juste que la médecine avait fait de la merde. Mais ce qui a révo­lu­tion­né ma vie, c’est penser que les médecins auraient pu ne rien faire. » En 2016, à 36 ans, il porte plainte contre X pour « violences volon­taires ayant entraîné une muti­la­tion ou une inca­pa­ci­té per­ma­nente sur mineurs de 15 ans ». Des faits passibles de quinze ans de prison et de 150 000 euros d’amende, prescrits vingt ans après la majorité.

La plainte de Mathieu Le Mantec, longue d’une soixan­taine de pages, retrace les sept opé­ra­tions et les trai­te­ments hormonaux infligés avant ses 12 ans. On peut y lire les séquelles avec les­quelles il vit désormais : ostéo­po­rose précoce, perte de sen­si­bi­li­té, cica­trices dou­lou­reuses, modi­fi­ca­tion de sa mor­pho­lo­gie due aux injec­tions de tes­to­sté­rone, détresse psy­cho­lo­gique. La plainte est accom­pa­gnée de 13 documents de 1979 à 2016 issus de son dossier médical.

Pour Mila Petkova, avocate de Mathieu Le Mentec, « les données acquises de la science ne peuvent pas violer les droits humains. Le corps humain est protégé depuis le Code de Nuremberg de 1947, et ce n’est pas parce que les médecins pra­tiquent ces inter­ven­tions que ce n’est pas illégal. »

 


« Il y avait cette idée qu’il fallait dénoncer, et en même temps, c’est ton intimité, et puis dénoncer un corps tout pété avec des cica­trices, c’est dur. »

Mö, aujourd’hui âgé·e de 44 ans


 

À ce jour, sept ans après le dépôt de plainte, l’instruction n’est toujours pas close. « Je suis convaincu que le ministère public joue la montre, en attendant que les pro­ta­go­nistes décèdent », dénonce Mathieu Le Mentec. Il souhaite pourtant « que cette mise en accu­sa­tion de la médecine crée une nouvelle juris­pru­dence » pour les droits des personnes inter­sexes. Contacté, le parquet de Clermont-Ferrand res­pon­sable de l’enquête assure que « le dossier est toujours entre les mains du magistrat chargé de l’instruction », et insiste : cette durée par­ti­cu­liè­re­ment longue « ne veut pas dire que le dossier n’est pas suivi ».
De son côté, Mö a porté plainte contre l’État pour « violences volon­taires » en 2015. Iel s’est enfin décidé·e après une résidence de dix jours en Bretagne (5) avec de nom­breuses personnes inter­sexes venues du monde entier. « Il y avait cette idée qu’il fallait dénoncer, et en même temps, c’est ton intimité, et puis dénoncer un corps tout pété avec des cica­trices, c’est dur. » Sans oublier que cela implique une procédure par­ti­cu­liè­re­ment lourde, dont la vali­da­tion par un·e expert médical·e des dommages causés et une esti­ma­tion finan­cière du préjudice. Grâce à l’aide juri­dic­tion­nelle, Mö n’a pas eu à payer les frais d’avocat·es.

« Je me suis mis la pression en me disant que j’allais porter ma voix et celle des autres, poursuit Mö. J’avais tellement une vie chaotique – on m’a retiré le droit de procréer, d’avoir une bonne santé, d’avoir du plaisir – que j’ai pris ça comme un défi à relever. » Sa plainte est jugée irre­ce­vable en raison du délai de pres­crip­tion. Devant la Cour de cassation, ses avocat·es plaident l’obstacle insur­mon­table, qui permet d’instruire une plainte pour des faits en théorie prescrits. « On a expliqué qu’on lui avait caché sa situation pendant des années », explique Mila Petkova, son avocate. Mais la Cour balaie cet argument. « Il y a une mécon­nais­sance profonde de la réalité intersexe de la part des magistrat·es », regrette-t-elle.

Dans un arrêt de 2002, la Cour euro­péenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que la plainte de Mö contre l’État français pour lui avoir refusé l’accès à un procès était irre­ce­vable, estimant que Mö et son conseil n’avaient pas épuisé tous les recours juri­diques dis­po­nibles en France. La CEDH a tout de même rappelé que, pour inter­ve­nir dans un cadre thé­ra­peu­tique, la nécessité médicale doit être « démontrée de façon convain­cante ». Elle affirme aussi que l’intention de nuire de la part des médecins n’a pas néces­sai­re­ment besoin d’être prouvée en cas de plainte contre des trai­te­ments inhumains et dégra­dants. La CEDH ajoute que « la sté­ri­li­sa­tion pratiquée sans finalité thé­ra­peu­tique et sans son consen­te­ment éclairé est […] incom­pa­tible avec le respect de la liberté et de la dignité de l’homme », et que ce principe s’applique aux personnes intersexes.

Mila Petkova juge cet arrêt « his­to­rique ». De son côté, après sept ans et demi de procédure, Mö ne regrette rien : « Cela m’a permis de reprendre mon parcours médical, que mes parents réalisent également leur histoire, que ma famille arrête de me consi­dé­rer comme marginal·e, que mes potes com­prennent. Surtout, j’ai eu beaucoup de retours positifs de personnes inter­sexes qui se sont senties représentées.
La com­mu­nau­té s’est élargie. »

Après ce coup d’arrêt à ses démarches juri­diques, Mö a d’abord traversé un contre­coup énorme. « J’ai peut-être fait un truc bien pour la com­mu­nau­té et moi, mais, au final, je n’ai pas obtenu répa­ra­tion. Et si j’avais gagné ? » s’interroge cell·ui qui vit aujourd’hui avec l’allocation aux adultes handicapé·es. Ma vie serait plus simple : je verrais de meilleur·es spé­cia­listes pour mes séquelles, je pourrais me racheter une paire de baskets, je mangerais mieux, je verrais un·e psy. Quand je fais le bilan, c’est quand même dégueu­lasse. » •

 

Une législation balbutiante et encore insuffisante

Depuis 2021, la loi relative à la bioé­thique encadre les inter­ven­tions médicales sur les personnes inter­sexes, notamment avec la mise en place de réunions de concer­ta­tion plu­ri­dis­ci­pli­naire. Mais son arrêté de bonnes pratiques est largement détourné.

Depuis la nouvelle loi relative à la bioé­thique pro­mul­guée le 2 août 2021, la prise en charge des enfants inter­sexes – nommé·es « enfants pré­sen­tant une variation du déve­lop­pe­ment génital » (VDG) – se fait obli­ga­toi­re­ment au sein de centres de référence maladies rares (CRMR). Après avoir posé un diag­nos­tic, les expert·es (soignant·es, juristes, éthicien·nes) défi­nissent dans le cadre d’une réunion de concer­ta­tion plu­ri­dis­ci­pli­naire (RCP) le suivi thé­ra­peu­tique de l’enfant, qui peut inclure l’abstention thé­ra­peu­tique (ne pas entamer de trai­te­ment ou d’intervention). L’article de loi insiste sur la nécessité d’un accom­pa­gne­ment psy­cho­so­cial de la famille.

C’est la première fois que l’existence des enfants inter­sexes est men­tion­née dans le droit français.
Le Collectif intersexe activiste (CIA) juge la loi « patho­lo­gi­sante » – elle ins­ti­tu­tion­na­lise l’intersexuation comme une « maladie rare » – et « insuf­fi­sam­ment pro­tec­trice » à l’égard des personnes concer­nées : le CIA réclame une inter­dic­tion totale d’intervention sans le consen­te­ment de l’enfant. De son côté, le Défenseur des droits, dans un rapport de 2022, regrette que « le principe de pré­cau­tion ne soit pas envisagé comme guide des équipes médicales plu­ri­dis­ci­pli­naires des centres de référence […]. L’affirmation d’un tel principe per­met­trait d’envisager plus sys­té­ma­ti­que­ment de retarder les opé­ra­tions, dans l’attente de pouvoir recevoir le consen­te­ment éclairé de l’enfant lui-même, sauf en cas d’urgence vitale. »

Des muti­la­tions jus­ti­fiées par la « fonc­tion­na­li­té »

Publié le 15 novembre 2022 par le ministère de la Santé et de la Prévention, un arrêté de bonnes pratiques apporte des pré­ci­sions à la loi et les modalités des RCP. On y découvre que seul·es les enfants pré­sen­tant une variation « marquée » du déve­lop­pe­ment génital sont concerné·es par les RCP – la loi prévoyait que toutes les personnes nées avec une VDG y soient prises en charge. Ainsi, certaines varia­tions, notamment celles qui ne se mani­festent qu’au moment de la puberté, ne seront pas soumises au contrôle d’une RCP. Le texte précise que « la seule finalité de confor­ma­tion des organes génitaux atypiques de l’enfant aux repré­sen­ta­tions du féminin et du masculin ne constitue pas une nécessité médicale ». Mais « aucun praticien ne présente la confor­ma­tion comme seul motif d’intervention », dénonce le CIA, qui rappelle que les muti­la­tions commises sur les personnes inter­sexes sont aujourd’hui jus­ti­fiées par des arguments relevant, entre autres, de la fonc­tion­na­li­té. « Les médecins font et disent le droit » au mépris des droits humains, estime le CIA. D’après nos infor­ma­tions, depuis la parution de l’arrêté, entre 300 et 400 enfants auraient été présenté·es en RCP natio­nales, réalisées en visio­con­fé­rence. S’il semble que le nombre de certaines inter­ven­tions chi­rur­gi­cales – réduc­tions cli­to­ri­diennes, vagi­no­plas­ties… – ait chuté, des médecins dis­cu­te­raient en revanche l’obligation de passer des dossiers en RCP, arguant que la variation de l’enfant ne ren­tre­rait pas dans le cadre de l’arrêté. D’autres invoquent la nécessité fonc­tion­nelle pour inter­ve­nir – un enfant dit garçon doit pouvoir uriner debout, par exemple –, contour­nant l’interdiction de confor­ma­tion sexuée inscrite dans l’arrêté. On nous raconte aussi le cas d’une enfant de 6 ans se plaignant de la taille de son clitoris : « Les médecins ont estimé que c’était une forme de consen­te­ment et ont voté pour la chirurgie, commente une membre de ces groupes. En réalité, on aurait pu la revoir plus tard, lui expliquer les choses. »

Preuve de plus que les pratiques ont du mal à changer, un reportage diffusé en octobre 2023 sur la chaîne France 2 dans l’émission « La Maison des Maternelles » et tourné à l’hôpital Necker (Paris), montre des soi­gnantes au discours sté­réo­ty­pé et patho­lo­gi­sant parler d’une petite fille née intersexe quelques heures aupa­ra­vant. Une sage-femme assure qu’elle n’a pas « un aspect de vulve habituel » et qu’il existe « des trai­te­ments qui fémi­nisent ou mas­cu­li­nisent les organes génitaux ». Une endo­cri­no­logue pédia­trique assure qu’un « petit geste chi­rur­gi­cal » est à prévoir, faisant fi de l’obligation d’une RCP pour statuer sur la prise en charge. Contactée, la rédaction de France 2 nous a confirmé avoir reçu deux appels de l’AP-HP et de la Direction générale de la santé pour retirer ce reportage (6).
Le député Raphaël Gérard (Renaissance), qui a codéposé l’article de loi concer­nant les enfants avec une VDG, se dit « satisfait » d’un arrêté qu’il juge « contrai­gnant », tout en lui recon­nais­sant des fai­blesses. « Les médecins le contournent, dans un esprit de “tout-opération” », commente celui qui assure réfléchir à une solution légis­la­tive à ce sujet. Une infrac­tion ne concer­nant que les muti­la­tions des personnes inter­sexes serait aussi en réflexion. « Le droit positif interdit déjà les inter­ven­tions, et les sanctions existent en théorie dans le Code pénal, mais les juges ne veulent pas le voir », déplore le député.

Au printemps 2024, un rapport rédigé par le ministère du Travail, de la Santé et des Solidarités devrait être remis au Parlement sur les pro­to­coles appliqués dans les centres de référence maladies rares (CRMR). D’après nos infor­ma­tions, son volet quan­ti­ta­tif, supposé recenser les actes médicaux des médecins, compile des données de 2015 à 2020 – en amont de l’arrêté, donc. Les défenseur·euses des personnes inter­sexes sauront s’assurer que des fonds soient débloqués par le ministère pour docu­men­ter les années qui suivent, alors qu’il existe « un angle mort magistral sur les données de santé des personnes inter­sexes en France », rappelle Gabrielle, du CIA. •

 

Enquête réalisée par Lilas Pepy. Journaliste indépendant·e, iel travaille sur les dis­cri­mi­na­tions dans l’accès aux soins des personnes LGBT+ ou incarcérées, ainsi que sur la santé mentale.


* Le prénom a été modifié

(1) À ce sujet, lire l’entretien de Lilas Pepy avec la cher­cheuse Michal Raz paru dans Le Monde : « Enfants inter­sexes : “À partir du xxe siècle, la médecine est devenue la police du genre” », 7 janvier 2023.

(2) L’OII Europe établit chaque année une carte des bonnes pratiques des pays de l’Union euro­péenne, relevant les fai­blesses des lois censées encadrer les inter­ven­tions. Publiée en 2023, la liste d’indicateurs socio­ju­ri­diques garan­tis­sant une réelle pro­tec­tion des personnes inter­sexes est dis­po­nible sur le site de l’organisation (www.oiieurope.org).

(3) Dans le dossier patient unique sont regrou­pées toutes les infor­ma­tions médicales d’un·e patient·e, issues des dif­fé­rentes consul­ta­tions dans dif­fé­rents services au sein d’un même établissement.

(4) Le terme « intersexe » est proposé par le bio­lo­giste d’origine allemande Richard Goldsmith en 1917. Dans leurs écrits, les médecins ont longtemps alterné entre les termes « pseudo-hermaphrodisme », « her­ma­phro­disme », « inter­sexuel » et « intersexe ».

(5) Cette résidence a fait l’objet d’un docu­men­taire, Entre deux sexes, réalisé par Régine Abadia en 2017.

(6) Lire l’enquête de Lilas Pepy à ce sujet paru en avril dernier sur arretsurimages.net.

DESSINER : ESQUISSES D’UNE ÉMANCIPATION

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°14 Dessiner, paru en mai 2024. Consultez le sommaire.

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