Le mariage pour tous et toutes

En 2013 était pro­mul­guée la loi ouvrant le droit au mariage et à l’adoption aux couples de même sexe, après des mois d’atermoiements de la part du gou­ver­ne­ment socia­liste. Retour sur ce moment de bascule de notre histoire politique, creuset d’une pensée réac­tion­naire qui continue d’irriguer la droite et l’extrême droite françaises.
Publié le 20 octobre 2023

22 janvier 2012, Le Bourget (Seine-Saint-Denis). Le candidat à l’élection pré­si­den­tielle François Hollande lance au milieu d’un discours : « L’égalité, ce sont les mêmes droits pour tous, quels que soient son sexe et son orientation. 

C’est le droit de pouvoir se marier, d’adopter, pour les couples qui en décident ainsi. » C’est par ces mots largement acclamés que le futur président socia­liste formule l’une de ses promesses de campagne : l’ouverture aux couples homo­sexuels du droit au mariage et à l’adoption.

Le 6 mai, François Hollande est élu président de la République ; le 17 juin, le Parti socia­liste (PS) obtient la majorité absolue à l’Assemblée nationale – la gauche l’avait au Sénat depuis 2011. Le nouveau président ayant le Parlement de son côté, l’adoption du mariage pour tous et toutes aurait dû être, en toute logique, une simple formalité, d’autant que les Français·es y étaient favo­rables. Pourtant, c’est l’inverse qui va se passer. Présenté en conseil des ministres le 7 novembre 2012, le projet de loi sera discuté pour la première fois à l’Assemblée le 29 janvier 2013 après une série d’auditions en com­mis­sion des lois, puis débattu dans la plus grande violence pendant près de trois mois, tant par les poli­tiques que par un mouvement d’opposition – La Manif pour tous – que personne n’avait vu venir.

Au PS, « ça les met mal à l’aise »

 

« Ça n’a pas été un grand chemin de roses sans épines », se souvient la ministre de la Famille de l’époque, Dominique Bertinotti, cosi­gna­taire du texte de loi avec la garde des Sceaux Christiane Taubira. Historiquement, le sujet est loin de faire consensus au sein du Parti socia­liste. Le pacte civil de soli­da­ri­té (pacs) a été arraché à la gauche en 1999, à la suite d’une mobi­li­sa­tion sans précédent de la com­mu­nau­té gay décimée par l’épidémie du sida : « [Le pacs] n’avait jamais été conçu comme un point de départ vers l’égalité totale, mais comme le seul compromis possible pour mettre fin aux dis­cri­mi­na­tions », écrivait en 2015 Daniel Borrillo, ancien res­pon­sable de la section juridique de l’association de lutte contre le VIH et les hépatites virales Aides (1). « Le pacs est radi­ca­le­ment différent du mariage parce qu’il n’est pas question, ni aujourd’hui ni demain, que deux personnes physiques du même sexe, quel que soit leur sexe, puissent se marier », assénait d’ailleurs en 1998 la ministre de la Justice socia­liste Élisabeth Guigou, devant l’Assemblée nationale.

En réalité, en 2012, cela fait près de dix ans que les acti­vistes œuvrent pour imposer cette reven­di­ca­tion à l’agenda des partis de gauche. Dès mars 2004, Le Monde publie un « Manifeste pour l’égalité des droits », dans lequel plus de 120 signa­taires (artistes, intellectuel·les, chercheur·euses…) appellent les maires de France à marier des personnes de même sexe. Trois mois plus tard, le 5 juin, l’écologiste Noël Mamère unit – sym­bo­li­que­ment, car c’est illégal – deux hommes dans sa mairie de Bègles, poussant les autres partis à prendre position.

En parallèle, une campagne de lobbying auprès du PS s’organise au sein de l’association de lutte contre le sida Act Up-Paris. Les débuts sont peu encou­ra­geants : les socia­listes « jouent la montre, noient le poisson, ce n’est pas leur priorité et ça les met mal à l’aise », résume Pauline Londeix, qui coor­don­nait le pôle de l’association sur l’égalité des droits. En septembre 2005, dans une motion interne à son parti, François Hollande, alors secré­taire général, s’engage fina­le­ment pour l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Mais les désac­cords entre socia­listes per­sistent, et plus encore sur la question de l’adoption.


« Le pacs est radi­ca­le­ment différent du mariage parce qu’il n’est pas question, ni aujourd’hui ni demain, que deux personnes physiques du même sexe puissent se marier. »
Élisabeth Guigou, ministre de la Justice, devant l’Assemblée nationale, en 1998


« À l’époque, nos ennemis étaient ceux de l’intérieur », accuse aujourd’hui Daniel Borrillo. Dans un ouvrage paru en 2017 (2), il expli­quait  : « Tous les arguments mobilisés par La Manif pour tous en 2013 avaient été élaborés par les experts du gou­ver­ne­ment socia­liste en 1999. » Des intellectuel·les sont chargé·es de produire des rapports sur les mutations de la famille ; elles et ils alertent sur le risque de « mariages poly­ga­miques » ou sur le fait que « la structure même de la société serait menacée par des familles trop anormales, des filia­tions trop atypiques ». On trouve les professeur·es de droit Jean Hauser et Françoise Dekeuwer-Défossez, mais aussi la socio­logue Irène Théry – revenue depuis sur ses positions –, qui, en 1998, définit la parenté comme étant « l’institution qui articule la dif­fé­rence des sexes et la dif­fé­rence des géné­ra­tions ». Des arguments qui s’inscrivent eux-mêmes dans le pro­lon­ge­ment d’une rhé­to­rique catho­lique « anti-genre », venue tout droit du Vatican, engagé depuis les années 1990 dans un « combat moral » contre l’homosexualité.

La stratégie hol­lan­diste sur le « mariage pour tous » va hériter de ces analyses et désac­cords. Le 10 septembre 2012 – quatre mois après l’arrivée de François Hollande à l’Élysée –, Christiane Taubira, ministre de la Justice, chargée du projet de loi, accorde un entretien au journal catho­lique La Croix – elle avait promis une exclu­si­vi­té au mensuel gay Têtu. Elle insiste sur les consul­ta­tions prévues avec « de nombreux acteurs de la société », y compris des personnes « hostiles au mariage pour tous, des ins­ti­tu­tions, des repré­sen­tants des cultes » et enterre dans le même temps la pos­si­bi­li­té d’une pro­créa­tion médi­ca­le­ment assistée (PMA) pour toutes. Le ton est donné, celui d’un « consensus mou », selon les termes employés alors par Dominique Bertinotti. Elle est plusieurs fois recadrée par le cabinet du Premier ministre Jean-Marc Ayrault et par le président lui-même.

Alors que le PS peine à définir sa ligne, les oppo­si­tions com­mencent à s’organiser. Le 15 août 2012, alors que les catho­liques célèbrent la montée au ciel de la vierge Marie, le cardinal André Vingt-Trois, président de la Conférence des évêques de France, lance les hos­ti­li­tés dans une « prière pour la France » reprise dans de nom­breuses paroisses. Il appelle les élu·es à pri­vi­lé­gier « le bien commun » et à ne pas céder à « des demandes par­ti­cu­lières », ajoutant que les enfants doivent pouvoir « béné­fi­cier plei­ne­ment de l’amour d’un père et d’une mère ». Trois semaines plus tard, le 5 septembre, une cin­quan­taine de personnes se retrouvent au local de l’association Pour l’unité du monde par l’Église catho­lique, à Paris. En marge des asso­cia­tions catho­liques inté­gristes Alliance Vita et Civitas, le mouvement de La Manif pour tous (LMPT) vient de se consti­tuer, et va rapi­de­ment prendre de l’ampleur. À sa tête, une figure émergente de « catho branchée », comme elle se définit elle-même : Frigide Barjot, de son vrai nom Virginie Tellenne.

Les vannes de l’homophobie ouvertes en grand

 

Autour d’elle se fédèrent de nom­breuses asso­cia­tions fami­liales catho­liques et des groupes tra­di­tio­na­listes plus ou moins radicaux qui disposent de res­sources orga­ni­sa­tion­nelles impor­tantes. Le 17 novembre, dix jours après que le projet de loi est passé en conseil des ministres, LMPT organise ses premiers ras­sem­ble­ments à Paris et dans plusieurs villes de France, qui réunissent plus de 100 000 personnes selon les chiffres officiels. Cette mobi­li­sa­tion conforte le gou­ver­ne­ment dans sa frilosité. Le 20 novembre, lors du 95e congrès des maires de France, François Hollande assure que les édiles pourront invoquer leur « liberté de conscience » pour refuser de célébrer les mariages entre personnes de même sexe – décla­ra­tion qu’il réfutera dès le lendemain. Mais le mouvement est lancé, et les mani­fes­ta­tions s’enchaînent. « On vivait au rythme des “manifs pour tous”, et ce qui est dra­ma­tique, c’est que le PS, d’une certaine façon, a renforcé ce mouvement », déplore aujourd’hui Dominique Bertinotti.

Les opposant·es catho­liques se sont entre-temps fait des allié·es en nombre. Des per­son­na­li­tés de droite par­ti­cipent aux mani­fes­ta­tions : Jean-François Copé, alors secré­taire général de l’Union pour un mouvement populaire (UMP, ancêtre des Républicains), Michèle Alliot-Marie, Xavier Bertrand, Laurent Wauquiez, mais aussi l’actuel ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui s’engage à ne pas célébrer de mariage entre personnes de même sexe s’il est élu maire de Tourcoing (Nord). À l’extrême droite, Marion Maréchal, Gilbert Collard, Nicolas Dupont-Aignan et Robert Ménard battent également le pavé. À l’hiver 2012–2013, La Manif pour tous apparaît, au-delà de la seule sphère catho­lique, comme un opportun mouvement d’opposition à une gauche qui n’avait plus été au pouvoir depuis vingt ans.

Contrairement à l’image qu’il en reste, et comme l’explique le socio­logue du catho­li­cisme Yann Raison du Cleuziou, « la “manif pour tous” n’est pas le sur­gis­se­ment spontané d’une partie de la popu­la­tion dans la rue en oppo­si­tion à un projet de loi (3) ». Elle est portée par des finan­ce­ments impor­tants, la vente de produits dérivés, et des communicant·es hors pair, qui font de ce mouvement une marque à part entière. « Comme nous le confie Émile Duport, l’un des maîtres d’œuvre de la com­mu­ni­ca­tion du mouvement, “c’est une manif de pubards” », écrit le chercheur. LMPT redouble d’ingéniosité pour tenter de masquer la réelle identité des manifestant·es. Des consignes ves­ti­men­taires sont données sur Internet par Frigide Barjot : « Pour madame, cheveux lâchés négli­gem­ment chif­fon­nés, soutien-gorge pigeon­nant, carré Hermès et serre-tête prohibés. Pour monsieur, barbe naissante obli­ga­toire, raie sur le côté et pochette Sulka oubliées ». Le dress code ? « Décontracté ++++, bleu-blanc-rose, avec sweats vendus à cet effet. »

S’inspirant d’événements comme la Techno Parade ou même la Marche des fiertés, LMPT ne cesse de détourner et de s’approprier codes et logos des mou­ve­ments sociaux. Les slogans des ras­sem­ble­ments de gauche et anti­ra­cistes sont repris et détournés : « Taubira, t’es foutue, les Français sont dans la rue », « Première, deuxième, troisième géné­ra­tion, nous sommes tous des enfants d’hétéros » ou « Pas touche à nos sté­réo­types de genre ». Ceux de la com­mu­nau­té LGBT+ également, alors qu’on peut aussi aper­ce­voir des manifestant·es de LMTP se dandiner sur les tubes du groupe Abba, icône gay. C’est ce que le socio­logue Éric Fassin nomme, non sans ironie, « l’homophobie travestie ». Les Hommen, grou­pus­cule mas­cu­li­niste né dans le giron de LMPT en 2012 et qui parodie les Femen, « illus­trent par­fai­te­ment ce côté tra­ves­tis­se­ment », ajoute-t-il. Le mouvement va jusqu’à créer le néo­lo­gisme « fami­li­pho­bie » pour contrer les accu­sa­tions d’homophobie.

La mani­fes­ta­tion d’opposition du 13 janvier 2013 rassemble, selon la police, 340 000 personnes (un million selon les organisateur·ices) ; les vannes de l’homophobie s’ouvrent en grand, dans la rue comme au Parlement, où les débats se dur­cissent. Des per­son­na­li­tés poli­tiques – pour la plupart issues de l’UMP – mettent en garde contre « l’arrêt de la famille », la « décadence », « un danger énorme pour l’ensemble de la nation » (Serge Dassault, sénateur de l’Essonne), « le déni de la dif­fé­rence des sexes » (Nicolas Dhuicq, député de l’Aube) ou encore le risque d’ouvrir la voie au « mariage avec des objets » (Colette Giudicelli, sénatrice des Alpes-Maritimes) et à la création d’« enfants Playmobil » (Jacques-Alain Bénisti, député du Val-de-Marne)… Le tout avec la com­pli­ci­té passive des médias qui déroulent un tapis rose et bleu à LMPT et aux représentant·es de l’Église catholique.

La Manif pour tous occupe l’antenne

 

Dans une interview donnée le 13 septembre 2012 à la radio chré­tienne RCF, le cardinal Philippe Barbarin, arche­vêque de Lyon – qui sera quelques années plus tard accusé d’avoir caché les agis­se­ments pédo­cri­mi­nels du prêtre Preynat – lâche : « Après, ils vont vouloir faire des couples à trois ou à quatre. Après, un jour peut-être, qui sait, l’interdiction de l’inceste tombera. » Dans une dépêche, l’Agence France-Presse transmet ses propos tels quels, violents et outran­ciers. De grands quo­ti­diens, comme Le Monde ou Libération, la reprennent sans distance, ainsi qu’un reportage du « 20 heures » de France 2 deux jours plus tard. Publiée en 2021, une étude (4) sur le trai­te­ment de l’homosexualité dans les médias affirme que, pendant cette période, « les médias traitent et diffusent majo­ri­tai­re­ment les images et témoi­gnages des anti-mariage pour tous, notamment lors des mani­fes­ta­tions ». Sur les chaînes d’information en continu, les asso­cia­tions LGBT+ et les défenseur·euses du mariage pour tous et toutes sont très rarement invité·es. En revanche, Frigide Barjot et ses acolytes occupent l’antenne : le dimanche 13 janvier 2013, BFM-TV et I‑Télé, aujourd’hui CNews, diffusent en direct et pendant des heures le défilé de LMPT, allant jusqu’à utiliser les images offi­cielles des organisateur·ices et à reprendre dans le bandeau au bas de l’écran le logo officiel du mouvement.

Au terme de plus de 170 heures de dis­cus­sions par­le­men­taires – l’un des dix textes les plus lon­gue­ment débattus de la Ve République – la loi léga­li­sant le mariage et l’adoption pour les couples de même sexe est fina­le­ment adoptée le 23 avril 2013, par 331 voix contre 225. Malgré ce vote his­to­rique, et le discours puissant de Christiane Taubira (lire l’encadré ci-dessous), la pilule est amère : la question de la PMA pour toutes est purement et sim­ple­ment enterrée. Dominique Bertinotti sera remerciée moins d’un an plus tard par François Hollande, faisant, selon elle, les frais de son posi­tion­ne­ment en faveur de la PMA pour toutes (5).

Discours de Christiane Taubira le 23 avril 2013 à l’Assemblée nationale (extrait)

« Nous voulons dire en par­ti­cu­lier aux ado­les­centes, aux ado­les­cents de ce pays qui ont été blessé·es, qui ont été désemparé·es ces derniers jours, qui ont été dans un désarroi profond, immense, qui ont découvert une société où une subli­ma­tion des égoïsmes per­met­tait à certains de protester bruyam­ment contre les droits des autres, nous voulons leur dire sim­ple­ment qu’ils ont leur place dans la société […]. Si vous êtes pris de déses­pé­rance, balayez tout cela. Ce sont des paroles qui vont s’envoler. Restez avec nous. Et gardez la tête haute, vous n’avez rien à vous reprocher. Nous le disons haut et clair, à voix puissante, parce que, comme disait Nietzsche, “les vérités tuent. Celles que l’on tait deviennent véné­neuses.
Merci à vous tous. »

 

Le collectif Oui oui oui remonte au créneau. Créé en 2012 dans le sillage du mouvement pour le mariage des personnes de même sexe, le groupe défend l’accès à la PMA pour tous et toutes et combat l’invisibilisation des les­biennes dans les médias. À l’issue du vote, il multiplie les actions et les mani­fes­ta­tions pour rappeler François Hollande à ses enga­ge­ments de 2012. « Mais ce qu’on n’avait pas prévu, précise le socia­liste Erwann Binet, rap­por­teur du projet de loi, qui sou­hai­tait, lui aussi, y inclure la PMA, c’est qu’il y aurait un chan­ge­ment de gou­ver­ne­ment, que Bertinotti ne serait plus là et qu’il n’y aurait pas de loi famille. On s’est fait enfler là-dessus. » Car après l’adoption de la loi, le président socia­liste « ne voulait plus entendre parler de la moindre question dite de société. Et il est clair qu’il ne voulait pas de la PMA », raconte Dominique Bertinotti. Un renon­ce­ment qui fera perdre huit ans aux les­biennes et aux femmes céli­ba­taires sou­hai­tant y recourir, la « PMA pour toutes » n’ayant été rendue possible en France qu’en août 2021, au prix de nouveaux débats houleux et de l’exclusion des personnes trans de l’accès à ce droit.

Les personnes trans dans le viseur

 

Du fait des ater­moie­ments socia­listes, la période 2012–2013 constitue un moment de bascule politique dont les forces conser­va­trices sortent – et demeurent encore aujourd’hui – grandes gagnantes. Alors que la France célèbre, en 2023, les 10 ans du Mariage pour tous et toutes, 68 % des personnes LGBT+ gardent de cette période des souvenirs « plutôt désa­gréables (6) ». Et pour cause : en 2013, l’association SOS homo­pho­bie enre­gis­trait une aug­men­ta­tion inédite de 78 % des violences LGBTphobes (7), sans que cette explosion de violence ne constitue, à l’époque, une pré­oc­cu­pa­tion politique ou média­tique de premier plan.

C’est à ce même moment, puis durant tout le mandat de François Hollande (2012–2017), que s’épanouissent, dans le paysage politique, la droite conser­va­trice et l’extrême droite. Au premier tour de l’élection pré­si­den­tielle de 2017, Marine Le Pen (Front national, devenu en 2018 Rassemblement national) arrive tout juste derrière Emmanuel Macron, avec 21,30 % des suffrages exprimés, tandis que François Fillon (Les Républicains), soutenu par l’association Sens commun, direc­te­ment issue de La Manif pour tous, arrive troisième avec 20 %. En 2020, Sens commun devient Le Mouvement conser­va­teur et apporte son soutien à Éric Zemmour. « Les mou­ve­ments “anti-genre” se sont rendu compte que la droite tra­di­tion­nelle n’était pas suf­fi­sam­ment ambi­tieuse, qu’elle était d’accord pour bloquer certaines inno­va­tions, mais n’était pas source d’initiatives, tandis qu’ils ont trouvé de nouveaux par­te­naires dans l’extrême droite », explique Neil Datta, directeur exécutif du Forum par­le­men­taire européen pour les droits sexuels et repro­duc­tifs (EPF) (8).

Ces dix dernières années, les idées d’extrême droite ont également gagné du terrain dans les médias. En 2014, l’homme d’affaires conser­va­teur Vincent Bolloré prend le contrôle du groupe Vivendi, pro­prié­taire de Canal+. Trois ans plus tard, malgré un mouvement de grève des jour­na­listes sans précédent, il trans­forme la chaîne d’info I‑télé en CNews, qui devient rapi­de­ment la caisse de résonance des idées les plus réac­tion­naires. La chaîne renforce l’éditorialiste et futur candidat d’extrême droite à la pré­si­den­tielle Éric Zemmour et offre une émission au jour­na­liste catho­lique d’extrême droite Aymeric Pourbaix. Depuis dix ans, ce fervent soutien de La Manif pour tous propage à l’antenne les thèses des catho­liques conservateur·ices et invite régu­liè­re­ment des représentant·es de la Fondation Jérôme-Lejeune, qui combat le droit à l’avortement et finance les prin­ci­pales asso­cia­tions « anti-genre » en Europe  (9).

Dans un rapport publié au printemps 2023, l’association des jour­na­listes gay, les­biennes, bi·es et trans (AJL), créée au lendemain des débats sur le mariage pour tous et toutes, affirme que les « paniques morales » actuel­le­ment propagées par les journaux et chaînes d’extrême droite trouvent leurs sources dans les pratiques média­tiques de 2013 : « fake news, “débats” en l’absence des concerné·es et micros tendus aux militant·es homo­phobes ». Selon l’association, « les mêmes méca­nismes média­tiques sont toujours en place, désormais dirigés contre les personnes trans ». Car dix ans après le vote de la loi et alors que le mariage homo­sexuel est aujourd’hui largement accepté par l’opinion, les héritiers et héri­tières de LMPT se sont choisi une nouvelle cible : les personnes trans. « La suite de leur stratégie – parce que, fina­le­ment, ils n’ont jamais disparu –, conclut la socio­logue Karine Espineira, c’est de dire : “Si la bataille contre le mariage n’a pas marché, c’est pas grave, il nous reste à combattre le genre.” » Alors que dix ans plus tard res­sur­gissent les soupçons portant sur une prétendue « théorie du genre », la boucle semble bouclée.

Rozenn Le CarboulecRozenn Le Carboulec
Journaliste indé­pen­dante. Créatrice du podcast Quouïr pour Nouvelles Écoutes, elle travaille aujourd’hui prin­ci­pa­le­ment avec Mediapart. Elle est l’autrice de Les Humilié·es. Dix ans après le mariage pour tous : l’heure du bilan (Équateurs, 2023).

 


(1) Daniel Borrillo, « Mariage pour tous et filiation pour certains : les résis­tances à l’égalité des droits pour les couples de même sexe », Droit et Cultures, 2015.
(2) Daniel Borrillo, « Mariage pour tous et homo­pa­ren­ta­li­té. Les péri­pé­ties du conser­va­tisme de gauche », dans Bruno Perreau et Joan W. Scott (dir.), Les Défis de la République, Presses de Sciences po, 2017.
(3) Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catho­lique. Aux origines de La Manif pour tous, Seuil, 2019.
(4) Camille Claverie, Mouna El Bouhali, Capucine Milcent, Marie-Sarah Pouyau, Emma Prunel, Alexandra Renard, « Les repré­sen­ta­tions du corps à la télé­vi­sion : le trai­te­ment de l’homosexualité dans les pro­grammes d’actualité (1964–2019) », INAthèque, 4 août 2021.
(5) À l’époque, la reven­di­ca­tion « pour toutes » concerne les femmes céli­ba­taires et les les­biennes. Dans la décennie qui suit, elle s’élargit aux hommes trans.
(6) Arnaud Alessandrin, Flora Bolter, Denis Quinqueton, Mariage pour tous. La violence d’une conquête, Le Bord de l’eau – Fondation Jean-Jaurès, 2023.
(7) Les témoi­gnages reçus par SOS homo­pho­bie se concentrent prin­ci­pa­le­ment sur le premier semestre 2013 (61 % des témoi­gnages de l’année).
(8) Réseau de par­le­men­taires à travers l’Europe engagé·es dans la pro­tec­tion des droits sexuels et repro­duc­tifs dans le monde.
(9) La partie émergée de l’iceberg. Des finan­ce­ments issus de l’extrémisme religieux visent à faire reculer les droits humains en matière de santé sexuelle et repro­duc­tive en Europe, 2009–2018, EPF, juin 2021.

Rêver : la révolte des imaginaires

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°12 Rêver, paru en novembre 2023. Consultez le sommaire.

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