La mode ne m’intéresse pas. Je m’habille surtout en noir depuis ma période gothique au collège, même si je me suis depuis émancipée de cette étiquette. J’aime voir des jolis looks, mais je déteste y consacrer du temps et de l’argent.
Quand on fait du 48–50, ce n’est pas simple de trouver des vêtements convenables. À Rennes (Ille-et-Vilaine) où je vis, je les achète dans deux enseignes qui proposent des tailles et coupes adaptées à ma morphologie – et à mes finances. Du prêt-à-porter, neuf, fabriqué en grande quantité dans des conditions abominables, je sais.
Le 14 mars 2024, les député·es ont voté à l’unanimité une proposition de loi visant à taxer les marques de fast-fashion, pour « réduire l’impact environnemental de l’industrie textile ». Une initiative lucide face aux dégâts écologiques, sanitaires et humains (1) générés par ce secteur d’activité mais qui risque de pénaliser les personnes grosses, car cette mesure se répercutera sur le prix final des pièces. Souvent plus précaires, selon les données de l’Observatoire des inégalités, les personnes grosses seront contraintes de payer plus cher les seuls vêtements qui leur conviennent.
En juillet 2023, Virginie Grossat, influenceuse taille 56, déclarait dans une vidéo sur TikTok diffusée auprès de ses 578 000 abonné·es, qu’elle se fait constamment « détruire » dès qu’elle publie un de ses looks en Shein, la marque de fast-fashion la plus décriée au monde pour ses pratiques non éthiques. « Shein propose de la mode accessible, inclusive, pas chère, jusqu’à la taille 68. Qui peut se targuer d’en faire autant aujourd’hui ? »
Les marques craignent pour leur image
D’après les dernières données de l’Institut français du textile et de l’habillement, en France, les tailles les plus communes chez les femmes sont le 40 et le 42, qui concernent environ 37 % de la population féminine. Dès qu’on taille plus grand que du 42, « les choses se compliquent », notent Daria Marx et Eva Perez-Bello, fondatrices du collectif Gras politique, dans leur livre « Gros » n’est pas un gros mot (Flammarion, 2018). À Rennes, par exemple, la seule enseigne où je peux acheter des pantalons convenables est à l’extérieur de la ville, ce qui m’impose une heure de transports en commun juste pour m’y rendre. Reste l’offre en ligne, comme Shein ou Asos. « En France, analysent Daria Marx et Eva Perez-Bello, les marques […] craignent pour leur image, mais ne se privent pas de l’argent des gros consommateurs en proposant des vêtements en ligne. »
Du côté des créateur·ices, un nom reste associé à la discrimination emblématique des personnes grosses dans la mode : celui du couturier allemand Karl Lagerfeld, qui dirigea la maison Chanel pendant trente-cinq ans avant de créer sa propre marque. Habitué des saillies grossophobes, il a notamment écrit, au sujet des polémiques sur la maigreur des mannequins : « Personne ne veut voir de femmes rondes sur les podiums […] Ce sont les grosses bonnes femmes assises avec leur paquet de chips devant la télévision qui disent que les mannequins minces sont hideux (2). »
À sa mort, en 2019, la journaliste Anne Plaignaud écrivait dans Manifesto XXI : « Dois-je me sentir en colère contre un homme qui, au-delà de contribuer activement à la banalisation de mon humiliation et à un monde ouvertement hostile à la forme même de mon corps et de mon existence, m’a pendant vingt ans laissé penser que je ne pourrais jamais mériter le beau et le bon et le fier ? »
Styliste chez Lacoste, Sophia Lang explique au magazine Trois Couleurs qu’elle essaie « de faire [son] petit cheval de Troie […] pour y intégrer des personnes grosses », comme elle. « Il y a deux ou trois saisons, on a vu une recrudescence des mannequins grande taille » telle la DJ Barbara Butch, égérie de Jean-Paul Gaultier en 2021. « Maintenant […] Bella Hadid, qui incarne l’extrême minceur, est l’égérie de l’époque. » Les personnes grosses sont à nouveau remisées au placard. « Mais si ça n’avance pas dans la société, je ne vois pas pourquoi ça avancerait dans la mode », résume-t-elle.
Porter chaque pièce jusqu’à l’usure
D’autant que pour les gros·ses, la mode doit fournir un réel effort. « L’extension de taille, c’est une véritable technicité à avoir et à connaître ; c’est compliqué, certes, mais on ne peut pas se cacher constamment dans la facilité […] Il faut enseigner les autres morphologies dans les écoles de mode ! », s’agace Gaëlle Prudencio, influenceuse et créatrice de la marque Ibilola, dans les pages du magazine Au féminin, en juillet 2020. De son côté, Béatrice Tachet, enseignante à l’École internationale de marketing de luxe, explique dans une interview au Parisien Étudiant : « Produire des grandes tailles demande une expertise spécifique, avec des mannequins en plus pour faire les essayages dans les ateliers. […] Ajoutez à cela le prix de revient de chaque pièce, et l’obligation d’avoir des stocks qui tournent rapidement au sein de magasins parfois exigus, et vous vous retrouvez avec des choix stratégiques en défaveur de ces grandes tailles. »
Les personnes grosses n’ont pas à porter la culpabilité de la fast-fashion. Nous galérons déjà à avoir une garde-robe complète qui nous plaît à peu près. Je porte chaque pièce jusqu’à l’usure – chaussettes comprises. D’autres s’organisent : Virginie Grossat a monté un vide-dressing rassemblant « presque 600 personnes ». « On se retrouve, on a des cabines pour nous, on se ressemble toutes : ça fait un bien fou », explique-t-elle au Parisien Étudiant. Des initiatives similaires essaiment, comme à Rennes avec Gros Amours ou à Paris avec Gras Politique et La Grosse Asso, qui organisent des événements ainsi que des espaces de parole et de rencontre entre personnes grosses. « Les femmes qui s’habillent en grandes tailles ont été les premières à créer, customiser, upcycler. Elles sont pleines de ressources et se sont toujours réapproprié la mode », souligne Béatrice Tachet. Preuve qu’elles peuvent, avec les moyens qu’on leur donne, être à l’avant-garde d’une consommation écologique et responsable. •
Lucie Inland est journaliste indépendante et autrice. Elle s’intéresse à des sujets tels que les discriminations, la prison, les animaux de compagnie ou encore la mort. Cette chronique, troisième d’une série de quatre, a été éditée par Diane Milelli.
(1) Lire le rapport « La mode sens dessus-dessous » de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) de 2018 et celui d’Oxfam de 2020, « L’impact de la mode : drame social, sanitaire et environnemental ».
(2) Le Monde selon Karl, Flammarion, 2013.