C’est un coup de fil du centre antipoison qui, en juin dernier, sonne l’alerte dans un collège près de Lille (Nord) : une élève vient de faire un malaise devant l’établissement. « Quand je suis intervenue, ses copines m’ont raconté qu’elle avait avalé une grosse dizaine de cachets dans les toilettes », explique Sidonie (le prénom a été modifié), la professeure qui l’a accompagnée aux urgences.
Si la jeune fille a pu rentrer chez elle après un lavage d’estomac, l’enseignante, très marquée par cet accident, se montre encore préoccupée : « Les ados vont mal ».
Ce sentiment, très partagé parmi les enseignant∙es et les parents depuis l’épidémie de Covid et les confinements successifs, est aujourd’hui confirmé par des enquêtes officielles. Le 5 février dernier, la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (la Drees est un service statistique public dans les domaines de la santé et du social) publiait un rapport sur les hospitalisations pour gestes auto-infligés chez les jeunes filles. L’étude révélait, entre les cinq années précédant la crise du Covid et 2022, une augmentation de 63 % des hospitalisations des adolescentes âgées de 10 à 14 ans pour tentatives de suicide ou faits d’automutilation, et de 43 % pour les jeunes filles entre 15 et 19 ans.
Une jeune fille sur six commence sa vie sexuelle par un rapport non consenti
Ces données alarmantes n’étonnent guère Sophie Lise Brygo, pédopsychiatre à Rennes (Ille-et-Vilaine) et ancienne médecin en centre de protection maternelle et infantile (PMI). Pour cette soignante, les causes de la souffrance psychique des jeunes filles sont à chercher dans les violences sexuelles qu’elles subissent massivement. Selon un sondage publié en 2017, 63 % des jeunes femmes disent avoir déjà vécu du harcèlement ou des comportements sexistes. Le collectif #NousToutes a par ailleurs établi qu’une jeune femme sur six commençait sa vie sexuelle par un rapport non consenti. « Dans nos services, explique-t-elle, on sait depuis longtemps déjà que ces types de violence sont source de souffrances psychiques graves et à long terme. » Elle mentionne pour exemple une étude (pas encore publiée) réalisée par son confrère le professeur Jacques Dayan : « Entre 2022 et 2023, à l’hôpital de Rennes, 50 % des femmes venant en consultation à l’unité de psychiatrie périnatale ont été victimes d’abus sexuels. » La plupart du temps ces violences ont eu lieu pendant leur enfance ou leur adolescence.
Le son de cloche est le même chez les expertes de terrain que nous avons interrogées. Bernadette Gruson, artiste, et Aurore Krol, fondatrice de l’association Prev’actes, mènent depuis 2018 des ateliers de prévention dans des établissements scolaires du Nord de la France et de Bretagne. « Récemment, lors d’un atelier, raconte Aurore Krol, plusieurs jeunes filles ont laissé entendre qu’elles pratiquaient des actes d’automutilation. En les questionnant, on s’est rendu compte que toutes étaient victimes de violences sexuelles dans le cadre familial. »
« Entre 2022 et 2023 à l’hôpital de Rennes, 50% des femmes en consultation de psychiatrie périnatale ont été victimes d’abus sexuels »
Miroir de l’époque, les violences sexistes se déploient notamment sur Internet. Selon une enquête réalisée par l’association e‑Enfance, 20 % des adolescent∙es, dont un peu plus d’une moitié de filles, affirment avoir été victimes de cyberharcèlement à caractère sexuel. Très exposées aux images de corps féminins sexualisés, beaucoup d’adolescentes cherchent à se mettre en scène sur les réseaux. « C’est une manière de s’approprier une image de leur féminité », explique Sophie Lise Brygo. Sauf qu’elles ne sont pas du tout préparées à ce que ces images puissent circuler et être utilisées contre elles. « On ne peut pas prendre la mesure des conséquences sur la psyché d’avoir un groupe de camarades qui vous harcèle, analyse la psychiatre, c’était vrai de tout temps, mais ça l’est encore plus aujourd’hui avec le phénomène d’amplification lié aux réseaux sociaux. »
Des moyens d’expression genrés
Mais alors que les violences sexuelles sont un phénomène structurel, comment expliquer l’explosion récente des actes auto-infligés et des tentatives de suicide ces dernières années ? « Il y a toujours eu un moyen d’expression de la souffrance prédominant, répond Sophie Lise Brygo. Il y a vingt ans, coexistaient d’autres modes d’expression de la douleur psychique avec souvent présence d’anorexie mentale, parfois d’addictions. La société évolue. Ce sont aujourd’hui les gestes de scarification qui prédominent. Ils deviennent un geste de référence, une pratique presque culturelle de la souffrance. »
D’après Déborah Guy, sociologue en études de genre, les chiffres de la Drees viennent surtout rappeler que filles et garçons n’expriment pas leur malaise de la même manière. Quand ils sont en état de souffrance psychique, « les hommes vont avoir plus de conduites à risque : alcoolisme, usage de la vitesse en voiture ou agissements violents ». La chercheuse appuie son propos sur une étude de référence, menée en 2008 et intitulée « Le mal être a‑t-il un genre ? » qui établit que les hommes se suicident davantage, au sens où leurs tentatives aboutissent plus souvent que celles des femmes. « Mais les femmes présentent en réalité plus de risques suicidaires », rappelle-t-elle. Le rapport de la Drees ne fait que confirmer cette tendance globale. En 2022, tous âges confondus, les femmes représentaient 64 % des personnes hospitalisées pour tentative de suicide ou automutilation.
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