Nous sommes des millions

Dans cette chronique, la militante anti­ra­ciste Goundo Diawara rappelle le pouvoir de l’action col­lec­tive. À rebours du fatalisme ambiant, elle constate une réelle envie de chan­ge­ment, notamment chez les jeunes des quartiers populaires.
Publié le 27 janvier 2025
Nous sommes des millions par Goundo Diawara

Je ne suis pas de nature hyper optimiste. On me dit plutôt que je suis trop réaliste, lucide et prag­ma­tique. Le fait de militer pour l’égalité et la justice depuis l’entrée dans l’âge adulte m’a empêchée de cultiver un regard un peu plus rêveur vis-à-vis du monde humain qui, en effet, ne me fait pas rêver. C’est la raison pour laquelle je me sens davantage à ma place dans l’engagement et l’action col­lec­tive, qui, plutôt que de rêver une réalité dif­fé­rente, pose vision et plans pour la faire advenir.
À l’heure où j’écris ces lignes, le monde est dans un tel état de déso­la­tion qu’il semble difficile d’entrevoir un avenir plus lumineux. 

Des raisons de ne plus y croire, nous en avons. Par « nous », j’entends les millions de personnes de ce pays, visées à longueur d’année par les violences et les discours de haine : les pauvres « qui profitent des aides sociales », les musulmans « radi­ca­li­sés » et les musul­manes « soumises qui ne pensent pas aux Iraniennes qui se battent pour se libérer », les exilé·es « qui ne fuient pas tant que ça la misère puisqu’elles et ils ont des smart­phones », les immigré·es « sans papiers qui volent le travail des honnêtes gens », les femmes « misandres qui accusent les hommes pour détruire leurs carrières », les personnes issues de l’immigration « ingrates qui refusent de s’intégrer », les banlieusard·es « qui ne se bougent pas assez pour mériter les mêmes droits que tous·tes », ou encore les personnes LGBT+ « qui imposent leur pro­pa­gande pour détruire la société ».
En somme, nous, dont les exis­tences sont condi­tion­nées par les systèmes d’oppression struc­tu­rant cette société, et à qui les privilégié·es – par leurs condition, identité, res­sources et rang social – demandent d’exprimer leur rage avec le sourire et des fleurs.
Nous sommes des millions.
Épuisé·es par des décennies de luttes, de cris, de révoltes et de résis­tances, observant la pente toujours plus raide qui fait glisser cette société vers le fascisme et ses consé­quences désas­treuses pour la planète et pour nos vies, nous n’en sommes pas moins des millions.

Le pouvoir de faire le monde


Nous avons vu ces derniers mois ce que notre conscience d’être autant, couplée à une volonté d’atteindre un objectif clair – ici empêcher l’extrême droite de gouverner (du moins offi­ciel­le­ment) –, pouvait donner comme résultat. Si peu habitué·es à gagner des batailles à une échelle aussi grande (même si cette victoire-là nous a été confis­quée), nous avons été les premier·es surpris·es d’arriver en tête, alors que c’était le triomphe de nos ennemi·es poli­tiques qui était annoncé. Nous sommes des millions et nous avons du pouvoir. Dire cela, ce n’est ni rêver ni être trop optimiste (ce n’est pas mon genre, vous l’aurez compris), c’est seulement conscien­ti­ser notre pouvoir de faire le monde. Je ne le répéterai jamais trop : l’espoir et la pers­pec­tive d’un monde qui change ne viendront de nulle part ailleurs que de nous-mêmes.

Comme pour toute règle, il est une exception qui me fait toutefois passer du côté des « opti­mistes » : être témoin de l’éveil politique des jeunes géné­ra­tions de France. Les jeunes de quartiers popu­laires et les jeunes fémi­nistes, anti­ra­cistes et anti­fas­cistes vont changer cette société. Nombre d’entre elles et eux sont mieux outillé·es poli­ti­que­ment que nous au même âge. Elles et ils ont une conscience du monde, un regard affûté et des stra­té­gies qui feront trembler les patron·es et les hommes et femmes poli­tiques réac­tion­naires habitué·es à régir le monde à leur guise.

Sans demander la permission


Pendant que ces costards-crevards jouent à « Qui veut voler des millions », elles et ils s’organisent pour dénoncer des massacres partout dans le monde, des violences sexistes et sexuelles, exprimer leur saine colère par tous les moyens néces­saires lorsque l’un des leurs est assassiné par la police (1), reven­di­quer leurs droits et rendre visible tout ce qui ne tourne pas rond dans ce pays, sans demander la per­mis­sion ni s’embarrasser de formules de politesse, tordant ainsi le cou à l’idée selon laquelle elles et ils n’auraient aucune conscience politique. Ce sont ces mêmes jeunes, et notamment celles et ceux des quartiers popu­laires, qui ont changé la donne par leur mobi­li­sa­tion lors des dernières légis­la­tives (2), alors même qu’elles et ils font partie des popu­la­tions les plus trahies par la gauche dans l’histoire de ce pays.
Nos cris, nos révoltes et le travail de visi­bi­li­sa­tion des oppres­sions, dont nous sommes nous-mêmes héritier·es et que nous avons tenté de pour­suivre, n’ont pas été inutiles.

Pour autant, j’ai conscience que ces jeunes engagé·es ne sont pas (encore) majo­ri­taires et qu’une partie d’entre elles et eux s’engagent même aux côtés de nos ennemi·es. Je sais aussi qu’une large partie de cette jeunesse est trop occupée à survivre aux violences de ce monde pour pouvoir s’engager poli­ti­que­ment. Mais une révo­lu­tion silen­cieuse s’opère assu­ré­ment dans les esprits de tous·tes, car, pour écouter et voir ces jeunes évoluer au quotidien en tant que conseillère prin­ci­pale d’éducation, je vois que le monde est en train de changer. Il y a aujourd’hui des choses, notamment dans les relations entre filles et garçons ou d’adulte à enfant, dans le rapport aux corps ou au monde du travail, aupa­ra­vant consi­dé­rées comme normales qui ne le sont plus du tout aujourd’hui. C’est un bon indi­ca­teur de la marche du monde même si, en face, d’autres mou­ve­ments émergent avec violence pour l’empêcher de faire sa mue.

Soyons col­lec­ti­ve­ment sourd·es aux discours pas­séistes qui radotent l’idée selon laquelle « nous étions de meilleur·es jeunes » que celles et ceux d’aujourd’hui, oubliant par ailleurs que nos aîné·es disaient déjà cela de nous-mêmes, qui étions alors « une géné­ra­tion perdue »… Nous sommes des millions et n’avons pas leur temps.
Osons faire confiance à ces jeunesses pour faire exploser les murs qui main­tiennent toujours les mêmes aux marges de la société. Avec ou sans optimisme, il nous faudra mettre la formation et le soin de nos jeunes au cœur de nos stra­té­gies poli­tiques afin qu’elles et ils prennent notre relève pour faire mieux – et qu’on leur épargne nos erreurs grâce au travail de trans­mis­sion des luttes. Si les années à venir vont être dif­fi­ciles, le fait de s’attendre au pire ne doit pas nous empêcher d’espérer et de lutter pour le meilleur.
Nous sommes des millions, nous sommes le monde d’aujourd’hui et ferons celui de demain. •

Goundo Diawara est cose­cré­taire de l’association Front de mères, coautrice de l’ouvrage Nos enfants nous-mêmes. Manuel de paren­ta­li­té féministe (Hors d’atteinte, 2024). Cette chronique est la dernière d’une série de quatre.


(1) Le 27 juin 2023, Nahel Merzouk, 17 ans, est tué par un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre. S’ensuivent deux semaines de révoltes urbaines très bru­ta­le­ment réprimées. Près de 3 500 personnes, dont la moitié mineures, sont inter­pel­lées et sont condam­nées à très lourdes peines au regard des faits.

(2) En juin 2024, à la suite du choc de la victoire du Rassemblement national aux élections euro­péennes et de la dis­so­lu­tion de l’Assemblée nationale, le collectif le Front de la jeunesse populaire est créé à Saint-Denis pour inviter les jeunes à se mobiliser lors des élections législatives.

Goundo Diawara

Co-secrétaire nationale de l’association Front de mères, militante des quartiers populaires et conseillère principale d’éducation en collège, elle est également co-autrice de l’ouvrage à paraître Nos enfants nous-mêmes (Hors d’Atteinte). Voir tous ses articles