Toute petite déjà, je disais : « C’est moi que je trairai les vaches quand j’srai grande ! » Et le 1er décembre 2008, à 7 heures, au rythme des pulsateurs de la machine à traire, je deviens cheffe, et il n’y a pas d’homme dans ma ferme ! Pourtant, étant donné que j’avais choisi un métier d’homme, je pensais normal de me coltiner les hommes, normal encore de faire mes preuves, et normal toujours d’être la seule femme dans un univers masculin quand il s’agit de parler d’achat collectif de moissonneuse-batteuse, tracteur, semoir…
J’avais en tête le bon vieux modèle paysan. Toute ma vie, j’avais vu ma grand-mère et ma mère travailler à la ferme. La question d’un éventuel statut pour ces femmes n’avait pas encore germé et, de génération en génération, les seules femmes qui devenaient cheffes d’exploitation (je déteste ces deux mots !) étaient celles dont le mari était mort ou à la retraite. Les autres faisaient carrière sous le statut de « femme de ». Elles n’avaient aucun statut, pas de revenus, et donc on disait d’elles qu’elles ne travaillaient pas ! Aujourd’hui encore, même avec un statut, cette invisibilité est prégnante.
Février 2009, première réunion de la Cuma, la coopérative qui nous permet d’acheter du matériel agricole à plusieurs. J’arrive 10 minutes en retard, histoire de ne pas avoir à claquer une bise, voire quatre, à tous les agris de la salle. Je prends ma respiration et je rentre en me disant que je n’ai pas le droit à l’erreur pour ne pas être cataloguée comme incompétente. Déjà que j’avais osé m’installer sur les 60 hectares qui attiraient toutes les convoitises. Bah oui : « 60 hectares pour quoi faire ? », « Une femme, ça ne conduit pas les tracteurs ! », « Elle ne va jamais y arriver… ».
Mais quand je me suis installée, savoir conduire un tracteur ou pas était le cadet de mes soucis. Et pourtant, c’est le sujet le plus clivant. Si tu es un homme, tu dois savoir conduire un tracteur… ça doit être inscrit dans le code génétique masculin ! Par contre si tu es une femme, tu es forcément une petite chose fragile et conduire un gros machin comme ça, au mieux tu ne vas pas y arriver, au pire tu vas le casser !
Dans les fermes, les maîtres de stage sont pratiquement toujours des hommes qui n’enseignent pas la conduite du tracteur aux femmes. Les clichés sont bien ancrés et les filles sont reléguées à la traite et aux soins des veaux, tandis que les garçons ont accès à la conduite et aux cultures. Les apports fondamentaux devraient se faire en centre de formation, et qui plus est en non-mixité pour permettre à chacune de dépasser ses limites sans crainte d’être jugée.
L’association des Elles réunit des paysannes, éleveuses de vaches, de chèvres ou de moutons qui veulent s’initier ou approfondir différentes techniques (pâturage, travail du métal, travail du bois, plomberie, électricité…), mais aussi pour faire collectif, se dire « comment ça va ? » sincèrement, partager nos vécus et nous apercevoir que ce que l’on croyait être notre expérience isolée est aussi le vécu des copines, des sœurs !
Sans les Elles, je ne sais pas si je serais toujours paysanne
Ce groupe de femmes a vu le jour en 2017 à la demande du conseil d’administration du Civam Adage 35* qui voulait proposer un lieu de partage aux paysannes, mais aussi aux femmes de paysans (qui ne travaillent pas sur la ferme). J’étais la seule femme dans ce CA et j’étais farouchement opposée à la création de ce groupe, je ne comprenais pas comment, en nous rencontrant seulement entre femmes, nous allions défendre notre cause.
J’ai changé d’avis depuis. Je n’imaginais pas la force d’un groupe en non-mixité, je n’avais pas conscience de la liberté de parole que cela permet. Et alors, tout est revenu en boomerang. J’ai pris conscience de l’invisibilité des femmes, du sexisme criant et du sexisme ordinaire, autant de petits coups quotidiens sous forme de blagounettes à 2 balles qui s’accumulent dans la besace, et ça finit par être lourd à porter :
« – Bonjour, je voudrais parler à la personne qui s’occupe des cultures.
– C’est moi…
– Non, en fait je voudrais parler au responsable… »
« Tu es paysanne ? Ah, tu travailles avec ton mari ! »
« On est en chantier d’ensilage aujourd’hui… T’as qu’à faire le repas pour dix ! Et ce serait bien d’amener à boire aux gars quand ils arriveront au silo avec leur remorque ! »
Pour en revenir aux Elles, ce groupe est arrivé à un moment de ma vie professionnelle où j’en avais le plus besoin. Je m’étais entre-temps associée avec deux hommes (un père et son fils) et cette association battait de l’aile. Ils avaient décidé, au bout de quatre ans, que la valeur de mon travail n’était pas équivalente à la leur, qu’il fallait que je leur laisse ma ferme. Si Les Elles n’avaient pas été là, si je n’avais pas eu cet espace de liberté pour dire, pour pleurer, pour raconter à d’autres paysannes et entendre que, non, ce n’était pas normal, que je n’étais pas folle, je ne sais pas si je serais toujours paysanne aujourd’hui. Repartir de ces journées de rencontres boostée à 5 000 volts, avec la force de déplacer des montagnes et dire : « NON ! C’est ma ferme et j’y reste. » Dire que je suis capable et que je n’ai rien à prouver, juste faire, juste vivre, juste y croire.
Juste, juste, juste… pas si simple que ça. Une chose dont je suis sûre, c’est que ma ferme est et restera à taille humaine. Mais il me faudra quand même retrouver quelqu’un pour travailler avec moi.
1er août 2018, 7 heures, au rythme des pulsateurs de la machine à traire, l’aventure recommence. Je suis de nouveau cheffe toute seule sur ma ferme. Je respire. Je me sens légère. Même si la charge de boulot est importante, une soupape s’est ouverte et je sens la pression diminuer. Libérée de cette impression que tous mes faits et gestes sont surveillés. Libérée de devoir rendre des comptes, plus besoin de me justifier.
Et me dire que finalement, être paysanne, c’est riche. Riche de la multiplicité des activités, de prise de décisions, de responsabilité.
Et aussi riche de galères, de questions, de doutes. Et même si pas si riche que ça dans le porte-monnaie, je suis heureuse et fière d’être là ! •
Cette chronique rédigée par Marie-Edith Macé est la première d’une série de quatre écrites par le collectif de paysannes en non-mixité Les Elles de l’Adage.
*Les Civam (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) sont des groupements agricoles et ruraux qui travaillent de manière collective à la transition agro-écologique. L’Adage 35 est une association d’éleveurs et éleveuses qui échangent dans une perspective d’éducation populaire autour des systèmes de pâturage en Ille-et-Vilaine.