Je suis une femme, noire, soninké, descendante de l’immigration postcoloniale, musulmane et banlieusarde du 93. Si on laissait les médias mainstream et les personnalités politiques qui gouvernent ce pays me définir, ma vie n’aurait pas une très grande valeur. Trop d’ailleurs, pas assez d’ici : comme d’autres qui partagent tout ou partie des caractéristiques qui font mon identité, je suis une Française en sursis au pays des Lumières qui ne font plus que s’éteindre.
Je ne vais pas utiliser l’espace qui m’est offert ici pour raconter toutes les manières dont mon identité est remise en cause, voire criminalisée, décrire en long en large et en travers tous les systèmes de domination à la croisée desquels je me situe. D’autres le font déjà très bien (1), et c’est nécessaire, important, notamment pour que celles et ceux qui vivent les mêmes injustices se sachent compris·es, pas seul·es.« Tant que les lions n’auront pas leur propre histoire, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur », dit le proverbe africain. Ainsi les lions sont devenus leurs propres historiens, mais les chasseurs n’ont rien perdu de leur gloire, ou trop peu. Quel que soit le sujet, dans les luttes féministes, antiracistes ou écologistes, si la prise de conscience consécutive à la libération de la parole ne conduit pas à des changements politiques profonds, qui se matérialisent de manière concrète, alors ce n’est que de la conversation.
Je ne veux plus que l’on me demande ce que cela fait d’être celle que je suis dans CETTE société. Être « racisée » n’est pas mon identité : c’est ce que fait de moi le racisme. Et, heureusement, je ne me définis pas par les expériences discriminatoires qui en découlent.Mon identité, dont je chéris chaque pan, lie mon destin à celui de millions de personnes dans ce pays. Parce que nous expérimentons ce que cela fait d’être qui nous sommes dans un territoire souvent hostile à nous voir exister selon nos propres termes, nous avons en commun des douleurs mais aussi des héritages qui disent la richesse de nos histoires. Et c’est ce qui nous tient, et ce qui a forgé notre dignité.
C’est, par ailleurs, en partie ce qui fonde mes engagements militants : la certitude que nos vies ont une valeur, la conviction que rien ni personne ne pourra nier nos existences, l’assurance que nous ne courberons pas l’échine, tout comme nos parents – plus exclus et marginalisés que nous – se sont refusés à le faire.À l’heure où l’on voudrait nier les richesses de nos histoires, falsifier nos mémoires, s’approprier nos héritages et effacer les traces des luttes que nos aîné·es ont menées, je veux mêler ma voix à celles qui disent nos combats mais chantent également nos victoires. Afin que, demain, nos enfants se voient si grand·es que personne ne leur fera douter de leur pouvoir de faire le monde.
J’ai eu un bébé en novembre dernier. Mon deuxième enfant. Celle qui a fait de moi une mère, ma première, ma sira comme on dit en soninké pour nommer son aînée, a maintenant 3 ans. Si je n’ai pas attendu d’être mère pour être particulièrement sensible aux trop nombreux maux des enfants de ce monde, le fait de l’être devenue a considérablement amplifié cette sensibilité. C’est la racine de nombre de mes combats, et la cause d’une profonde affliction.
Ne plus nous contenter de rêver d’un autre monde
Comme beaucoup de gens de ma génération, mon militantisme est en grande partie né de la douleur d’avoir vu périr tant de personnes partageant ma condition, sans que cela n’émeuve grand-monde à part les concerné·es. Il m’importe de toujours rappeler que ce n’est pas une passion pour l’esthétique des manifs qui a fait de moi et de beaucoup d’entre nous des activistes engagé·es pour la justice et l’égalité, mais bien la mise à mort des nôtres, et en particulier, pour ma part, celle d’enfants.
En 2005, c’était Bouna et Zyed à Clichy-sous-Bois (2), mais aussi les 52 personnes, dont 33 enfants (majoritairement originaires d’Afrique de l’Ouest), tuées dans les incendies d’immeubles vétustes à Paris en l’espace de quelques mois (3).
Aujourd’hui, c’est Nahel, tué par un policier à Nanterre ; Mayliss victime de féminicide à 18 ans ; Lily et Myriam retrouvées mortes alors qu’elles étaient confiées à l’Aide sociale à l’enfance ; Rola qui meurt à 7 ans dans le naufrage de son embarcation alors qu’elle et sa famille tentent de traverser la Manche ; ou encore Henry, Oliver et Sedan, qui sont tués lors de rixes dans nos quartiers. Et tant d’autres encore…
À cet instant, ce sont aussi les plus de trente mille victimes – dont au moins douze mille enfants – du massacre qui se déroule en Palestine, perpétré par un régime colonial israélien activement soutenu par les plus grandes puissances occidentales. S’il était déjà difficile de se savoir appartenir à une société qui ne donne pas la même valeur à toutes les vies, assister aujourd’hui au soutien « inconditionnel » d’un nettoyage ethnique, aussi documenté et médiatisé, rend l’atmosphère irrespirable.
Il ne s’agit plus aujourd’hui de se demander ce que vaut un monde qui est indifférent à la souffrance de ses propres enfants. Il s’agit, pour nous qui n’avons pas d’autre choix que la lutte, d’honorer nos mort·es ; de ne plus nous contenter de rêver d’un autre monde, mais de nous battre à notre échelle pour le faire naître. Car c’est par amour pour les nôtres, par amour pour nos enfants que nous ne cesserons jamais de dénoncer les injustices qui conduisent à tous ces drames. Et, en parallèle, nous continuerons à créer des espaces qui nous ressemblent, dans lesquels nous nous célébrons, fabriquons de la pensée, construisons des alliances et des outils d’émancipation et cultivons notre résistance. Des espaces grâce auxquels nous parvenons à matérialiser le temps de quelques heures ce monde plus juste que l’on veut pour nous-mêmes et pour nos enfants.
Jusqu’à ce que l’amour nous répare.
Cette chronique de Goundo Diawara est la première d’une série de quatre.
(1) Par exemple le documentaire d’Amandine Gay, Ouvrir la voix (2017), et l’essai de Fatima Ouassak, Pour une écologie pirate. Et nous serons libres (La Découverte, 2023).
(2) Le 27 octobre 2005, Bouna Traoré (15 ans) et Zyed Benna (17 ans) mouraient électrocutés dans un transformateur où ils s’étaient réfugiés pour échapper à la police. Leur mort fut l’élément déclencheur de vingt jours d’émeute qui secouèrent la France.
(3) En avril 2005, l’incendie de l’hôtel Paris-Opéra, tenu par des marchands de sommeil, fait 24 mort·es dont 11 enfants. En août 2005, les incendies du boulevard Vincent-Auriol et de la rue du Roi-Doré tuent respectivement 17 et 7 personnes.